C’était un dimanche. Le 18 octobre 2020. Après avoir passé six mois à ne rien faire à cause de la pandémie du Covid-19, José Padilla, l’un des DJs les plus cultes d’Ibiza, décédait des suites d’un cancer. À croire qu’après trente ans de bons et loyaux services derrière les platines du Café del Mar, l’Espagnol ne voyait pas l’intérêt de continuer à vivre dans un monde sans fête, lui qui avait passé sa vie à danser sur la plage. Ce sentiment, le photographe anglais Dave Swindells en a beaucoup entendu parler. De 1986 à 2009, il a photographié la nuit londonienne pour le magazine Time Out, accumulant des montagnes d’images où se mélangent sur le dancefloor l’ivresse, la musique, l’amour et la danse. Depuis le début de la crise sanitaire, ce fêtard transi poste régulièrement sur ses réseaux sociaux certaines photos piochées dans ses archives. Souvent, les réponses à ses publications sont les mêmes : « Quelle torture de voir ça alors que nous sommes enfermés chez nous. »

Les clichés de Dave Swindells qui suscitent le plus de réactions contradictoires ont tous été pris à Ibiza en 1989, alors qu’il était envoyé en reportage pour le magazine 20/20 avec le journaliste Alix Sharkey, afin de saisir ce qui faisait alors l’essence de cette petite île méditerranéenne, dont tous les clubbeurs anglais commençaient à parler. On y voit des soleils couchants, des t-shirts XXL, des palmiers et des visages extasiés. On y entendrait presque aussi le rythme du balearic beat et le roulis des vagues.


Un décor édénique où se mêlent des gens venus de tous les horizons. Il se souvient encore de son arrivée sur place avec son ami journaliste. « L’Ibiza que nous avons découvert faisait coexister des réalités différentes, mais très typiques de l’île : le touriste all inclusive, le hippies largué venant chercher des existences alternatives, l’ultra-riche dans son ultra-yacht au milieu de la marina, les club kids ayant loupé leur avion de retour et qui, du coup, était devenus des travailleurs saisonniers, les locaux qui tentaient de joindre les deux bouts, loupaient des heures de sommeil et faisaient pourtant en sorte que la fête continue, les expatriés allemands ou italiens, avec des villas sur les collines, qui ne s’aventuraient que rarement dans le centre-ville et beaucoup d’autres », énumère le photographe. Peu importe les différences d’âge, d’orientation sexuelle, de nationalité, de couleur de peau ou de milieu social, tout ce monde se retrouve en effet le soir dans les clubs de la ville, à une époque où les carrés VIP et les tickets d’entrée hors de prix n’existent pas encore.
Il était facile de croire qu’à cette époque-là, presque tout était possible sur l’île.
Dave Swindells

Cette année 1989 témoigne aussi d’une époque où des lieux comme l’Amnesia ou le Ku (qui deviendra le Privilege) n’ont pas encore été forcés par les autorités à installer des toits au-dessus de leurs dancefloors. Du soir jusqu’au petit matin, il est donc possible de danser en plein air et de communier avec le ciel d’Ibiza, ses teintes changeantes et son énergie méditerranéenne. « Il était facile de croire qu’à cette époque-là, presque tout était possible sur l’île. Je suppose que c’est quelque chose qu’ont ressenti plus tard ceux qui sont allés faire la fête sur les plages d’Inde ou de Thaïlande dans les années 90 », explique Dave Swindells.

Aidés sans doute par la poudre de MDMA que les barmans des clubs d’Ibiza distillent alors discrètement dans les cocktails qu’ils préparent, les fêtards se laissent aller à un sentiment de communion généralisée. Surtout les Anglais, parfois plus habitués à regarder vers les États-Unis que vers le reste de l’Europe. « On laissé nos influences américaines de côté. Nous avions envie de découvrir l’Europe. Il y avait le new beat en Belgique, l’italo disco et ce nouveau son des Baléares. Nous célébrions une culture continentale pour la première fois depuis longtemps. C’est pour ça que je dis parfois que ce livre est un peu anti-Brexit », reprend le photographe. En tout cas, Ibiza ’89 est surtout un manifeste anti-confinement. Publié initialement en 2020 par les éditions IDEA, le livre a été réédité en 2021, mais est déjà sold out. Preuve que même si elles datent d’il y a plus de trente ans, les images de Dave Swindells portent en elles quelque chose de notre besoin de s’enfuir et de nos angoisses de ne jamais revoir ce monde d’avant, aux couleurs pastel et au goût de cocktails étrangement amers.



