Dimanche 12 avril 2020. 8 h 30 du matin. Sur ce coup, j’ai l’ai encore échappé belle : j’ai tout juste eu le temps de me barrer avant que les flics chargent l’usine dans laquelle avait lieu la teuf cette nuit. D’autres n’ont pas eu ma chance. Je pense surtout aux orgas, qui ont dû passer par la case garde à vue prolongée avec confiscation du matériel. Quant à ceux qui se sont fait choper avec des produits, avec la nouvelle politique tolérance zéro, c’est comparution immédiate avec une belle amende de plusieurs milliers de francs.
Pour l’instant, je reste planqué à 300 mètres de là, dans un sous-sol gluant. J’attends que la bleusaille arrête de faire ses rondes, ils ramassent ce qu’ils peuvent ramasser, ce serait ballot de se faire serrer maintenant. Mais comment ont-ils fait pour nous débusquer ? On s’est encore fait balancer ? Avec cet état d’urgence poussé au maximum, on est limite traités comme des terroristes… Partir en garde à vue pour avoir dansé sur de la musique électronique, qui aurait imaginé ça, il y a quelques années ? Mais bon, les Français l’ont voulu, ils l’ont eu.
Il faut dire qu’en 2017, on n’a rien venu venir. Marine Le Pen présidente de la République française, c’était une blague, un conte pour effrayer les mioches, un épouvantail pour que les indécis se sortent les doigts et aillent voter. Sauf que, quand Le Pen est arrivée au second tour face à Benoît Hamon, le « front républicain » s’est complètement délité. Entre le report massif des électeurs de droite, séduits par son programme sécuritaire, celui des souverainistes de gauche pro-Frexit, plus les macronistes perdus après la glissade de leur champion, un conglomérat indigeste prit forme et c’est ainsi que le 7 mai au soir, la mine déconfite de David Pujadas annonçait le résultat final de l’élection : 51,1 % pour Marine Le Pen, 48,9 % pour Benoît Hamon. Depuis Pétain en 1940 et sa Révolution nationale, la France allait connaître pour la deuxième fois de son histoire un gouvernement d’extrême droite.
« Les teufs sauvages et le clubbing déviant n’ont pas résisté longtemps à la pression du FN »
Les jours suivants avaient des allures d’immense gueule de bois. Alors que les « bons Français » célébraient leur victoire, le reste du pays était encore trop amorphe pour organiser la révolte. Pendant ce temps-là, méthodiquement, la présidente mettait en place son gouvernement. Le ministère de la Culture revint à Sébastien Chenu, le « Monsieur Arty » du parti, ancien fondateur de Gaylib (association LGBT libérale et humaniste) qui présida durant toute la campagne le Clic (Collectif création culture et libertés). Ce quarantenaire jusqu’à présent quasi inconnu avait dès lors entre ses mains la destinée culturelle du pays.
Un immense Puy du Fou
Je me souviens avoir discuté un peu avant cette maudite élection avec Cécile Alduy, professeur de littérature et de civilisation française à l’université de Stanford (USA), chercheuse associée au Cevipof (le Centre de recherches politiques de Sciences Po) et spécialiste du discours du Front National. Sur le ton de la rigolade, je lui avais demandé quelles seraient les premières mesures phares prises dans le domaine de la culture par un gouvernement FN. Le plus sérieusement du monde, elle m’avait répondu : « Dans le programme du FN, l’un des engagements est de “défendre l’identité française” et d’inscrire dans la Constitution “la défense et la promotion de notre patrimoine historique et culturel”. » (cf les 144 engagements présidentiels de Marine Le Pen, proposition 91). Comme annoncé dans le manifeste du Clic, Sébastien Chenu a lancé un plan culturel visant à « libérer les créateurs de la tyrannie idéologique de la gauche » et « libérer le public [de] la prison du tout contemporain ».
Au programme donc, du classique, au sens historique du terme, donc tout ce qui ancre le pays dans son passé spécifiquement français. Les réformes sur l’école vont aussi dans ce sens : apprentissage du « roman français », fin de la « repentance », suppression de « l’enseignement des langues et cultures d’origine » (proposition 97 : renforcer l’unité de la nation), il s’agit de fabriquer des petits patriotes fiers de l’histoire de France.
Trois ans après, je rigole beaucoup moins. Le FN a tenu parole : la France ressemble désormais à un immense Puy du Fou, le parc d’attractions tradi-révisionniste créé en Vendée à l’initiative de Philippe de Villiers. Avec sons et lumières. Le paquet a été en effet mis sur les reconstitutions historiques, les fêtes traditionnelles et folkloriques (fête du citron de Menton, fêtes johanniques de Reims, etc.), l’illumination des cathédrales et des châteaux forts. Dans cet océan aigre de bleu/blanc/rouge (proposition 93 : pavoiser en permanence tous les bâtiments publics du drapeau français), l’oxygène a été coupé à toutes les initiatives de promotion de cultures et musiques du monde. Logique identitaire oblige, l’Institut du monde arabe ou le Musée des arts asiatiques sont devenus de grands rafiots rouillés.
L’identi-cool, ce nouveau hipster
Au niveau des cultures « jeunes et actuelles », l’évolution a été plus complexe. Habile, Marine Le Pen ne toucha pas directement à l’industrie du divertissement et au secteur de la musique dite « populaire ». Après la période de K.O. post-élection, les vagues de protestations, les émeutes, les pétitions sur les réseaux sociaux et les coups de gueule d’artistes en vue, la présidente de la République fit le dos rond et plaça calmement ses pions. Jouant des jalousies et des ego de « l’intelligentsia parisienne », maniant intelligemment les budgets, elle parvint à se mettre dans la poche les influenceurs les plus versatiles.
« Toute une économie parallèle s’est mise en place pour contourner les droits de douane sur les vinyles étrangers »
On assista alors à ce que les médias ont appelé « l’ère de l’identi-cool ». Sur ce coup, le professeur Alduy avait vu juste : « La musique électronique n’est plus perçue comme “dégénérée”, parce que le FN actuel a connu un afflux de recrues assez jeunes. Jean-Marie Le Pen a émis des critiques acerbes contre la musique électronique et le rap. Mais une nouvelle génération est arrivée au pouvoir. Si Marine Le Pen elle-même est surtout une fan de variété française, sa nièce est portée sur des musiques plus modernes, tout comme son socle électoral, constitué de 25 % des 18-24 ans. »
Depuis 2017, il y a en donc eu pour tous les (mauvais) goûts. Comme si tous les fêtards du FN (David Rachline en tête, fan d’électro et maire de Fréjus, où se sont produits Kungs et Antoine Clamaran) s’étaient donné le mot et s’occupaient de la D.A du pays. Fut favorisée durant le début de cette nouvelle ère une musique électronique proprette, écervelée, qui ne fait de mal à personne, sans autre message que de celui de consommer, bref, une pure EDM d’entertainment. Idem pour les clubs. Ceux qui se sont limités à leur fonction d’exutoire du samedi soir ne furent pas inquiétés. Ce fut en revanche plus difficile pour les programmateurs « transgressifs »… Ainsi devint la France : Puy du Fou le jour, discothèque tropézienne la nuit. « Désolé Monsieur, mais vu vos dispositions mentales, ça ne va pas être possible. »
L’underground emmerde le Front National
Identi-cool mon cul. Derrière la façade en carton-pâte se cachait en réalité un pouvoir qui pilonne tout ce qui échappe à son contrôle. Un schisme profond s’opéra dans la grande famille dysfonctionnelle de la musique électronique. D’un côté, ceux qui retournèrent plus ou moins leur veste, « parce qu’après tout, il faut bien bouffer », considérant que la musique électronique est avant tout apolitique, festive et hédoniste. De l’autre, les enragés, les marginaux, les idéalistes, constituant une très large majorité de l’underground, pour qui la techno véhicule un message subversif. Et ce sont évidemment eux qui se sont retrouvés entre l’enclume et le marteau.
Qu’elle paraît loin aujourd’hui cette période dorée de la nuit parisienne. Entre 2011 et 2017, la floraison des squats, des clubs interlopes, le dynamisme et la créativité des collectifs, la reconquête des zones abandonnées en banlieue avaient insufflé un gros courant d’air frais sur la nuque de la teuf française. Mais tout ça, c’est fini. À la poubelle. Réduit en miettes à grands coups de schlague dans les tempes. Bien trop bordélique, toujours à la limite de l’illégalité, contestant les normes sexuelles, économiques et identitaires, ce mouvement s’est vite retrouvé dans le viseur du gouvernement.« Remettre la France en ordre en cinq ans, c’est l’engagement que je prends », avait-elle annoncé (proposition 13 : réarmer massivement les forces de l’ordre, recrutement de 15 000 policiers et gendarmes. Proposition 15 : mettre en place un plan de désarmement des banlieues concernées et de reprise en main par l’État des zones de non-droit. Proposition 16 : rétablir des services de renseignement de terrain…).
Catalogués comme troubles à l’ordre public, outrages aux bonnes mœurs et zones de non-droit, les teufs sauvages et le clubbing déviant n’ont pas résisté longtemps à la pression de l’état d’urgence permanent. S’en est suivi le démantèlement des squats, la fermeture des clubs qui ne rentraient pas dans le rang, des arrestations massives lors de rassemblements interdits, de lourdes condamnations « pour l’exemple » des artistes et collectifs les plus engagés.
De plus en plus de pointures de la dance music refusèrent de venir jouer en France dans de telles conditions, par boycott idéologique ou par simple pétoche, ce qui appauvrit la qualité des plateaux des festivals et des clubs encore en vie.
« Bon nombre de collectifs, sites spécialisés, artistes et labels ont décidé de se barrer à l’étranger »
Enfin, une inflation sans précédent due au Frexit l’an dernier (proposition 1 du programme : retrouver notre liberté et la maîtrise de notre destin en restituant au peuple français sa souveraineté, qu’elle soit monétaire, législative, territoriale et économique) et au retour du franc saccagea le pouvoir d’achat, paupérisant les classes moyennes. Ce coup de grâce, voté par référendum, a mis en sursis toute une économie fragile ainsi que ses ramifications (presse spécialisée, radio, labels, etc.). Assez rapidement donc, les courants culturels alternatifs s’asséchèrent. La techno underground ressembla à un grand désert. Mais pas pour longtemps : la nature a horreur du vide.
Résister ou partir ?
On ne bute pas une musique. On bute encore moins les idées qui vont avec. Face à la dureté de la répression, notre milieu s’endurcit, se conscientisa, se radicalisa. Une nouvelle génération de raveurs redécouvrit les racines de leur musique, racines qui se nourrissent d’idéaux libertaires, d’émancipation et de contestation sociale. On se remit à écouter plus attentivement les anciens de Detroit, les sound-systems anglais des 90’s. D’ailleurs, le Forward the Revolution des Spiral Tribe, joué quasiment à la fin de chaque teuf, est devenu un hymne de ralliement. La techno produite en 2020 commence à suivre ce phénomène de radicalisation. On ne fait plus dans la licorne arc-en-ciel. Le son est plus brut, plus organique, plus punk, il transpire la révolte. Niveau sape, les styles « tempête du désert » et « pirate de l’espace » sont revenus à la mode.Danser sur de la techno est désormais un acte de guérilla.
Et le danger est bien réel : certains d’entre nous sont partis en taule pour un bout d’ecstasy (proposition 17 : appliquer la tolérance zéro et en finir avec le laxisme judiciaire), d’autres se sont carrément fait interner en HP. Mais on ne se pose plus vraiment de questions, on essaye de créer toujours plus de lignes de fuite.Pour échapper à la délation, la quasi-totalité de nos infolines sont sur le dark Net ou des forums cryptés, nous n’utilisons les réseaux sociaux « mainstream » que pour fabriquer des leurres.Les lieux de teuf restent les sous-sols désaffectés, les caves isolées, les usines à l’abandon, les mines oubliées. Seulement aujourd’hui, tout va plus vite par souci de furtivité : on frappe vite, on frappe fort, et on se casse.
Toute une économie parallèle s’est également mise en place. La contrebande de produits culturels étrangers (et surtout de vinyles) organisée pour esquiver les lourds droits de douane (proposition 35 : mise en place d’un protectionnisme « intelligent ») en forme la colonne vertébrale. Fatigués de s’en prendre plein les gencives, un bon nombre de collectifs, de sites spécialisés, d’artistes et de labels ont décidé de se barrer à l’étranger. À Londres, à Barcelone et surtout à Berlin. Ce que le milieu avait appelé « la grande fuite des cerveaux ». On s’en fout, on ne prend pas ça pour une désertion, ils ont décidé de mener la lutte de l’extérieur. L’important est de faire rayonner nos utopies et montrer au monde entier que l’on n’est pas morts. Et dans deux ans, on verra peut-être enfin le bout de ce tunnel merdique. Putain, deux ans.
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