Son Leica M6 se mue au gré de ses pas le long de la place de la Bataille Stalingrad. Cha Gonzalez vient rendre visite à Trax dans la Rotonde, quelques jours après la publication de ses photos sur le compte Instagram du magazine. Sur la table où l’on s’assied, elle pose une limonade et son appareil photo, qui ne sera jamais loin du bout de ses doigts. Entre son travail sur l’actualité pour la presse (Libération, Néon, Wall Street Journal) et sa vie familiale, la trentenaire porte un regard sans préjugé sur ce qui l’entoure. De ses rêves de couvrir un conflit armé, jusqu’aux nuits à Marseille, Paris ou Kiev, Cha Gonzalez sait ce qu’elle cherche quand elle appuie sur l’obturateur : « Photographiquement, j’ai plus une démarche de psychologue ».
Tu as voulu devenir photographe de guerre… Comment en es-tu venue à prendre des photos en soirée ?
J’ai commencé à prendre des photos de nuit à Beyrouth. Avant je ne prenais jamais de photos après le coucher du soleil parce que j’avais peur du flou. Je faisais de la photo de rue essentiellement, et de nuit — surtout à Paris — les lumières dans la rue sont rouges, ça ne m’inspire pas. Quand je suis allée au Liban, j’étais en cinquième année aux arts décoratifs, où l’on a un an pour réaliser un projet. Ayant grandi dans ce pays, je voulais retourner à l’endroit où j’ai pris mon premier appareil photo quand j’avais quatorze ans en parlant de la guerre civile libanaise [qui a duré de 1975 à 1990, ndlr]. Je voulais raconter la vie de mes amis de là-bas qui sont nés pendant la guerre, je voulais parler de ces jeunes autrement qu’en montrant le conflit. Pendant la guerre de 2006 [avec Israël, ndlr], je me suis souvenu que beaucoup dans mon collège allaient faire des fêtes pendant que Beyrouth était bombardé. Le rapport des Libanais à la fête, c’est là que ça a commencé.
Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas besoin d’être dans un pays en guerre pour que les gens soient fous dans le côté exutoire, destruction, au niveau du contact humain…
C’est hallucinant l’état dans lequel les gens peuvent se mettre en soirée. Bien sûr, moi aussi je me mets dans ces états, mais sans drogue, ni alcool. À la base, j’allais en club au Rex, toute seule pour danser, pour la musique. Je suis une fan de techno avant tout. Je n’y allais pas pour prendre des photos. Et avec le Liban, j’avais commencé à chercher une esthétique : je commençais à aller seule en club avec mon appareil. D’une certaine manière, je me projetais en prenant des photos surtout de femmes, individuellement. Par la suite, je me suis placée davantage comme témoin de ce qu’il s’y passe. Je trouve ça tellement évident de montrer qu’une fête peut être crade et absurde… Je voulais autre chose.

Est-ce que la fête est un champ de bataille d’une certaine manière ?
Je ne pense pas que l’on puisse comparer quand même, un champ de bataille c’est plus mortel. C’est Roger Caillois qui a fait un rapport entre fête et guerre dans L’homme et le Sacré (1939). À la fête comme à la guerre, « on viole les lois les plus saintes, celles sur qui parait fondée la vie sociale elle-même […] Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération. Elle espère une vigueur neuve de l’explosion et de l’épuisement ». Et puis il y a des prises de conscience sur soi-même dans ce genre de moments.

Le PériPate fait partie intégrante de ton travail. Qu’as-tu découvert dans ces soirées qui t’ont autant marquées ?
C’est Jacob Khrist [l’un des photographes parisiens de la nuit les plus prolifiques, ndlr] qui m’a fait venir au PériPate pour la première fois. Quand il m’a dit de le rejoindre, c’était un matin où j’étais en train de donner le biberon à mon fils. J’y suis allée comme ça, après le petit déjeuner quoi. Ça faisait des années que je photographiais des fêtes mais de manière plus chamarrée, du genre OTTO10 ou Alter Paname, des soirées où les gens se déguisent plus, avec de la techno mais de la décoration et beaucoup de paillettes.
Ce jour-là j’ai découvert la sobriété, le côté très pure du PériPate. Je me suis dis que les images que je cherchais depuis longtemps, elles étaient là. À partir du moment où je m’étais montrée à moi-même que je pouvais faire ces images, je me suis mise à la recherche ces lieux à esthétique si présente. Par exemple, une fois j’ai emmené un ami au PériPate, qui m’a dit avoir l’impression d’être dans mes photos. À ce moment-là, j’ai aussi été embarquée par l’équipe de La Klepto pour faire les photos de leurs soirées. J’ai retrouvé le même genre de personnes qui s’y rendent, la même population un peu LGBT+ ; avec ceci en plus que La Klepto ramène des gens du coin. Ils font des fêtes au Chinois à Montreuil et là il y a un mélange qui marche hyper bien. Le fait de me retrouver dans des endroits plus confidentiels a été déterminant : le rapport à l’image y est moins simple, j’allais forcément vers les gens pour leur demander leur autorisation pour les prendre en photo. Je demande toujours, sinon je prends anonymement.

Après Paris, tu t’es également rendue en Ukraine pour alimenter cette série, Abandon…
C’est une amie journaliste qui m’a proposé d’aller là-bas pour un sujet sur les mères porteuses, et évidemment sur le conflit [entre Ukrainiens pro-Russes et pro-Européens, ndlr]. Je voulais en profiter pour aller faire la fête : on arrivait un samedi, et je voulais filer directement en soirée une fois descendue de l’avion [rires]. J’ai eu l’occasion d’en faire trois dans mon séjour : deux à Kiev, une à Odessa. C’était trop peu pour se mettre dans le bain, et puis les fêtes là-bas sont très proches de celles de Berlin — où les photos sont interdites. J’en ai quand même pris un peu, mais c’était pas la même chose.
C’est toujours ce rapport à la guerre qui m’a poussée à aller en Ukraine. Mais à chaque fois que j’ai posé la question aux gens qui allaient en soirée là-bas, beaucoup estimaient que la guerre n’avait rien à voir. Pourtant beaucoup d’entre-eux avaient pris part au conflit et se détruisaient désormais la gueule à coup de drogues et d’alcool. Les fêtes là-bas ont commencé à peine six mois avant la guerre, mais c’était très confidentiel. Quand la guerre a éclaté, le phénomène a pris une ampleur énorme. C’est lié, m’a ditun psychologue à Odessa.
Est-ce que tu te sens parfois en décallage avec les gens qui t’entourent, qui s’abandonnent complètement ?
Quand je suis dans une fête je suis une vraie éponge, et même si je ne prends aucun produit, je me sens bourrée et défoncée juste avec l’environnement. Je ne pourrais pas dire que je suis dans le contrôle : parfois mon copain doit me porter, comme tout le monde ! C’est vraiment l’espace qui m’entoure qui fait ça parce qu’à chaque fois que je sors de la soirée, je redeviens comme si de rien n’était.
À l’intérieur, j’essaie d’être ouverte sur ce qu’il y a autour de moi, d’être à 360 degrés. À certains moments, je danse, je danse, je danse, et puis d’un coup je vais prendre mon appareil et faire quelques clichés. Même aux fêtes où je suis payée pour faire des photos, je danse… Aujourd’hui je ne peux plus sortir dans des lieux où je ne vais pas aimer la musique : si je m’emmerde dans un coin, je produis de la merde. Il faut que je sois au milieu des gens et qu’il y ait un truc qui se passe. Dans Abandon, il y a un tiers de PériPate, mais plein d’autres endroits aussi où j’ai pu trouver ça.

Entre une exposition d’Abandon et une photo en une du New York Times, tu choisirais quoi ?
Je ne sais pas… C’est vrai qu’il y a une question de prestige avec le New York Times… J’ai vraiment le cul entre deux chaises avec ces deux mondes-là. À la base je suis partie du photojournalisme, et c’est vraiment le passage aux Arts décoratifs qui m’a fait me poser plus de questions. Je ne pense pas qu’il y ait un projet qui puisse prendre le pas sur l’autre, parce que j’ai très peu de commandes pour la presse le samedi soir [rires]. Travailler sur un conflit ouvert, c’est un peu comme la drogue, j’aurais peur d’avoir du mal à m’en sortir une fois avoir mis le pied dedans.
J’ai envie de faire des choses plus nuancées ; bien que j’aille dans les endroits parmi les plus extrêmes ici. Pour aller dans un pays en guerre, il faut une vraie démarche journalistique — ce que je n’ai pas je pense, même dans le sujets que je fais pour la presse. Photographiquement, j’ai plus une démarche de psychologue. Je veux parler de tous les sujets qui sont proches de la guerre comme la violence, le sexe, la drogue et les sentiments qui rapprochent les gens… Avec le filtre de l’appareil je suis capable de voir et de capturer toutes ces choses, ce dont je serais incapable sans. Dans ces situations extrêmes, je dois avoir un rôle. Si je n’ai plus de batterie, je rentre chez moi.
3 photographes qui t’inspirent sur la fête ?
Luc Bertrand — Jacob Khrist — Marie Rouge
3 musiciens électroniques ou DJ’s qui te font danser ?
Nicol — AZF — Jennifer Cardini
Pour retrouver le reste du travail de Cha Gonzalez, rendez-vous sur son site internet et sur sa page Instagram. À ses heures perdues, Cha se met aux platines, et l’on peut écouter son dernier mix « Charpente » au PériPate sur MixCloud.