Cette interview est parue en février 2020 dans le numéro 228 de Trax Magazine, toujours disponible sur notre store en ligne.
Les yeux exorbités et l’air absent, l’avatar en 3D de Perez pose sur la pochette de Surex, son troisième album studio, écrit à quatre mains avec le producteur Strip Steve. Le modèle virtuel du chanteur semble assister, impuissant, au déroulé d’une époque secouée de tensions sociales, sur fond de crise climatique. Le vrai Perez, en revanche, n’est pas aussi amorphe. Ses yeux sont cernés, mais un sourire enfantin pointe quand il évoque les thèmes de son dernier opus : l’étude des rêves, la modernité anxiogène et la foi en l’humanité. Rencontre au sommet d’une tour du Nord-Est parisien.

Sur votre pochette d’album, vous semblez exténué, mais incapable de fermer les yeux…
Jusqu’à l’âge de 10 ans, j’ai souffert de terreur nocturne. La journée, j’étais un petit garçon normal, j’aimais rester seul et jouer. J’avais beaucoup d’imagination, comme tous les enfants de mon âge. Mais la nuit, l’idée d’être seul me terrorisait. Je redoutais ce moment où je devais m’endormir. Mon esprit divaguait toujours dans une direction très anxiogène. J’avais peur de me retrouver à l’intérieur de moi-même, d’explorer des choses en moi auxquelles je ne voulais pas penser.
Comment ces crises ont-elles évolué avec l’âge ?
J’ai toujours entretenu un rapport très conflictuel au rêve et à la nuit. Dès le collège, pour ne plus subir ce calvaire du sommeil, j’ai décidé de me maintenir éveillé le plus longtemps possible chaque soir. Je me couchais très tard. En fait, j’attendais de tomber de fatigue. Quand j’étais au lycée, je pouvais travailler jusqu’à des heures tardives de la nuit. Et puis, après le bac, je me suis mis à sortir et à faire la fête. Je rentrais rarement avant la fermeture des clubs. Aujourd’hui, c’est plus difficile. Avec l’âge, je supporte moins bien ce genre de soirées. Alors, je préfère m’épuiser en lisant un bon bouquin, c’est mieux que de prendre plein de drogues.
Cet état de sommeil vous inspire-t-il ?
J’ai toujours essayé de tirer quelque chose de positif de mes problèmes d’insomnie. Ce monde du rêve qui m’est difficile d’accès m’attire forcément. Dans les rêves, les idées s’associent librement. Elles sont juxtaposées de façon hasardeuse, ce qui produit du sens ou en tous cas une forme de poésie. Je suis attiré par des réalisateurs comme David Lynch ou par des artistes comme Mark Leckey qui cherchent à rendre visible le mécanisme intérieur des songes. Ça m’intéresse d’autant plus que je ne me souviens pas de mes propres rêves. Dans le morceau « El Sueño », j’essaie par exemple de donner l’impression à l’auditeur qu’il assiste à un rêve en cours. Des phrases sont répétées, des images s’enchaînent. Avec le producteur Strip Steve, nous avons vraiment travaillé cet album en nous basant sur l’idée de voyage. Les morceaux sont faits d’enchaînements et de breaks. Une ambiance s’installe, puis un événement survient et le morceau part complètement sur autre chose, comme dans une petite odyssée.
D’où vient cet état d’anxiété dans lequel vous vous trouvez ?
Je crois qu’il provient du monde qui m’entoure. J’appartiens à une génération qui vit dans un climat anxiogène. J’ai l’impression que les gens de mon âge ont du mal à trouver leur place dans la société, ou tout simplement à gagner leur vie. S’ajoute à tout cela la crise écologique. Bref, on n’a pas les moyens de faire des gamins et on se demande même si ça vaut le coup de naître dans un monde pareil. C’est effrayant.
Le rêve, c’est aussi le moyen de fuir la réalité ?
Je pense qu’on vit un moment paradoxal de l’humanité. Il y a cette idée que l’on est à l’aube d’une sorte d’apocalypse et que l’on doit repenser entièrement notre mode de vie. C’est une idée effrayante et en même temps très excitante. Le rêve et l’imagination peuvent potentiellement nous sortir de l’impasse de la modernité. Il faut imaginer une nouvelle forme de vie en communauté pour assurer la perpétuation de l’espèce humaine. D’un autre côté, il est peut-être déjà trop tard. On s’agite peut-être pour rien. C’est un peu ça, le titre de mon album. Surex peut signifier surexcitation ou surexposition. Et en même temps, ça sonne un peu comme un nom d’antidépresseur ou d’antidouleur. Je n’ai pas voulu choisir entre ces polysémies.
Votre musique est-elle une forme de protestation contre ce climat social et politique ?
Strip Steve et moi nous avons voulu aborder le climat social et politique dans lequel nous vivons, moi à Paris et lui à Berlin. L’idée n’était pas d’aborder frontalement la politique ou la crise écologique. Je n’ai jamais trop aimé les chanteurs qui font de la politique au premier degré, parce que je crois qu’un artiste n’a pas à donner de leçons. Mais la tension sociale sert en quelque sorte de décor à Surex. Prenez le morceau qui s’appelle « Du Lait dans les yeux ». C’est un titre sur l’émancipation, sur le fait de se libérer. Strip Steve s’est souvenu de cette rumeur qui disait que se laver les yeux avec du lait permettait d’apaiser l’effet du gaz lacrymogène. J’ai trouvé l’image très belle.
Croyez-vous au pouvoir politique de la musique ?
Je crois au pouvoir émancipateur de l’art. Être libre, je pense que c’est un état intérieur. Il faut se libérer des entraves extérieures et sentir qu’on est capable d’agir, de faire bouger le monde autour de soi. Il faut être en paix avec soi-même, assumer ses choix de vie. Je crois que l’art permet une forme d’élasticité qui donne l’occasion d’être libre, c’est-à-dire d’agir. C’est mon critère de sélection : si je vais voir une exposition, je veux qu’elle m’inspire, qu’elle provoque quelque chose en moi et me donne envie d’agir. C’est pour ça que l’art a un pouvoir politique puissant, parce qu’il peut pousser les gens à agir.
Croyez-vous que la technologie puisse sauver l’humanité ?
Je crois qu’il est clair que le progrès technique tel qu’on nous le vend n’est pas fait pour nous rendre heureux. Nous sommes entourés d’applications et d’écrans qui nous promettent le bonheur, mais qui nous rendent finalement assez ternes. Je me sens parfois dépossédé de mon pouvoir d’imagination et de jouissance par ces écrans, et c’est quelque chose que j’aimerais bien retrouver. Mais fuir la modernité me fait aussi un peu peur. Qu’est-ce qu’on va trouver une fois que l’on aura jeté nos ordinateurs par la fenêtre ? Va-t-on parvenir à inventer un nouveau modèle ? On désire l’inconnu et on le craint en même temps.
L’amitié est un thème redondant dans votre album. Quelle valeur lui accordez-vous ?
Je connais Strip Steve depuis le lycée et c’est le deuxième album que je réalise avec lui. Pour Surex, on a vraiment composé à deux et les paroles ont fait l’objet de discussions entre nous. Cette façon de travailler était très ludique. Il trouvait une mélodie, me l’envoyait, et moi, j’essayais d’en faire quelque chose. Nous étions donc dans un jeu de séduction et de dialogue constant. Je pense qu’on est amis avec quelqu’un quand on parvient à discuter avec lui et que l’on éprouve de l’empathie pour cette personne. Un dîner entre amis est un moment très précieux. On s’enivre, on y tient des discussions très libres et gratuites. Quand on se retrouve avec Strip Steve, il y a toujours cette volonté de discuter jusqu’au petit matin pour refaire le monde.
Dans « Animaux » , premier single de l’album, vous faites pourtant rimer « amis » avec « animaux ».
Oui, mais c’est davantage un morceau sur l’humilité que sur l’amitié. Je ne crois pas vraiment à la hiérarchie entre les espèces vivantes. Que d’un côté il y ait les animaux et de l’autre les humains dotés de culture, bien séparés. Parfois, quand je suis pris dans des discussions sérieuses et très sophistiquées, par exemple si une personne cintrée dans un costume me parle de comptabilité, je ne peux pas m’empêcher de me dire que je suis un animal qui communique avec un autre animal, ce qui rend la situation un peu absurde. Je me dis qu’il y a des milliers d’années, nos discussions étaient bien plus essentielles.
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