Passeurs de disques : la fascinante histoire des premiers DJ’s français

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Dee Nasty - Terrain vague de La Chapelle - Paris - 1986 / DR
Le 10.10.2016, à 11h40
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©Dee Nasty - Terrain vague de La Chapelle - Paris - 1986 / DR
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Dee Nasty - Terrain vague de La Chapelle - Paris - 1986 / DR
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Si vous vous intéressez aux modes de transmission de la musique, plongez-vous dans Passeurs de disques, un passionnant recueil d’une vingtaine d’interviews de DJs, mais aussi de programmateurs radio, patrons de labels et animateurs d’émissions à l’origine de la diffusion en France du jazz, de la bossa nova, du rock ou encore de la techno. Son auteur, Ersin Leibowitch, également journaliste à Jazz Magazine et voix de la tranche 18h-20h sur Franceinfo, nous présente ces pionniers qui façonnent depuis près d’un siècle le creuset musical de notre époque.Propos recueillis par Antoine Calvino

Pourquoi vous être intéressé à ceux que vous appelez les “passeurs de disques” ?

Je me suis demandé comment nous arrive la musique, quels sont ses relais. Si on parle de transmission musicale, on peut inclure des gens qui ne sont pas forcément DJ’s mais qui se sont battus pour faire découvrir des artistes. Il fallait que ce soit des passeurs, mais aussi des pionniers. J’ai remonté le fil jusqu’à Jacques Canetti, qui a fait découvrir le jazz aux Français à la radio à partir des années 30. D’ailleurs, il faut que je précise que Jacques Canetti, comme Lucien Leibovitz qui figure également dans mon livre, sont morts il y a quelques années. J’ai reconstitué leur interview sous le contrôle de leur famille, à partir d’autres interviews.

Jacques Canetti a non seulement passé des disques de jazz à la radio, mais aussi organisé les premiers concerts en France de Louis Armstrong et Duke Ellington, et dirigé plusieurs labels sur lesquels il a révélé des artistes comme Gainsbourg et Brassens… 

Il a même assisté à l’enregistrement du Boléro de Ravel dirigé par Ravel ! Il raconte qu’ils avaient des galettes en cire avec un contrepoids parce que les moteurs électriques n’étaient pas encore au point et que la vitesse n’était pas stable, on savait par un calcul mathématique qu’au bout de six secondes, le plateau tournait à 78 tours par minute. Les mecs jouaient tous ensemble, à la moindre fausse note, il fallait tout recommencer après avoir gratté les cires… Et tout ça a évolué jusqu’à aujourd’hui avec l’avènement du fichier numérique, du mix en direct… C’est fascinant.

Vous avez rencontré Daniel Filipacchi, une autre légende du jazz, qu’il a popularisé à la radio, mais également de la presse, puisqu’il a créé un empire, Hachette Filipacchi aujourd’hui devenu Lagardère… 

A l’époque, les disques étaient rares. C’est incroyable de voir la façon dont il a constitué sa collection avant et après la guerre, le talent qu’il a eu pour repérer des artistes… C’est d’ailleurs grâce à ses disques qu’il est arrivé à Europe 1. A la mort de Charlie Parker, la radio l’a appelé pour qu’il lui rende hommage. Les auditeurs ont envoyé plus de mille lettres pour réclamer davantage de jazz, alors on lui a demandé de continuer et il a créé l’émission Pour ceux qui aiment le jazz. C’est une époque où il n’y avait pas d’étude du public, on ne forçait pas dans le gosier des gens, ça se passait au feeling. 

Daniel Filipacchi et Dizzie Gillepsie – New-York – Années 50 / DR

En même temps, il est avant tout connu pour “Salut les copains“, son émission consacrée aux yéyés sur Europe 1. Pourtant, à lire l’interview, on a l’impression qu’il méprise cette épisode de sa vie… 

Les yéyés ne l’intéressent pas du tout, il trouve que c’est une musique très pauvre. Mais il sentait ce qui marchait, là aussi, les lettres d’auditeurs arrivaient par milliers. En même temps, quand on aime Charlie Parker et Dizzy Gillespie, on ne peut pas être transi devant Sheila et Cloclo. 

Mais c’est un peu triste que quelqu’un qui connaît la musique, qui a le moyen de tirer la culture populaire vers le haut, décide finalement de l’abaisser.

Je vois ce que vous voulez dire, mais quand on est un tel homme d’affaires, on s’intéresse à ce qui marche.

Lucien Leibovitz, qui a également travaillé à Europe 1, est connu comme le premier DJ français du temps où il travaillait en boîte de nuit. Pourquoi lui a-t-on décerné ce titre ? 

C’est à cause de l’outil qu’il utilisait. Son patron au Whisky à gogo, la boîte où il travaillait à Nice, s’est équipé en 1956 d’une double platine avec un potard au milieu, qui permettait de faire un fondu pour passer d’une platine à l’autre. Comme il était considéré comme un technicien, on lui demandait de porter une blouse blanche avec un petite pochette et un stylo ! On ne savait pas comment le qualifier sur le contrat de travail, donc on s’est référé au métier du cinéma, où le projectionniste est appelé “opérateur film”, et ça a donné “opérateur disque”. Comme il avait porte ouverte chez les disquaires, il recevait les premiers Elvis avant tout le monde, mais aussi les débuts de la bossa nova : Carlos Jobim, Joao Gilberto… Un soir, les patrons d’Europe 1 sont passés dans sa boîte et lui ont proposé de venir à Paris travailler comme programmateur à la radio. A l’époque, l’audience d’Europe 1 était telle qu’un disque inconnu pouvait devenir un tube dans la journée. Leibovitz, par exemple, a beaucoup poussé la bossa nova, mais aussi Gainsbourg, qui était encore inconnu. Et à l’autre bout de la chaîne, il y avait Canetti qui avait signé Gainsbourg sur son label et dont le premier album faisait un bide absolu. Mais il se disait que ce n’était pas grave, que ça finirait par marcher. Et au bout d’un certain temps, effectivement, ça a marché, Gainsbourg a trouvé son public, tout comme la bossa nova. Un jour, Leibovitz a même reçu une médaille au Brésil !

Lucien Leibovitz / DR

Vous interrogez aussi un DJ de musique classique, Frédéric Lodéon, qui officie actuellement sur France Culture après avoir longtemps été sur France Inter. Et ce qui est étonnant, c’est que les techniques qu’il utilise sont très proches de celles des DJ’s de club…

C’est Jacques Chancel qui lui a donné l’idée de ne jouer que des passages forts. Et son avantage, c’est qu’il est également un grand musicien, il a obtenu le prix Rostropovitch en 1977. Quand il envoie un morceau, il le connaît sur le bout des doigts. Il sélectionne son extrait, coupe l’intro, cale éventuellement son morceau sur l’attaque de la grosse caisse, comme un DJ. Sa deuxième astuce, c’est qu’il présente l’extrait, raconte des anecdotes sur la vie de son auteur. Son émission, pour l’avoir écoutée mille fois, est fantastique. Elle fait vivre une musique qui a un aspect austère, complexe… Ensuite, les gens peuvent se débrouiller pour écouter les morceaux en entier. D’ailleurs il n’a rien contre les remix, si les gens découvrent la Neuvième Symphonie de Beethoven via ses premières mesures dans sa version disco de “Saturday Night Fever” et bien tant mieux… Pour le coup, c’est vraiment un passeur. 

On arrive au clubbing avec Guy Cuevas, le DJ emblématique du Palace de la fin des années 70. Qu’est-ce qui faisait la singularité de ses mix ?

Ce qui fait que tout le monde se souvient de lui, c’est sa personnalité. Ca n’a pas commencé au Palace, mais au Sept, où il est devenu DJ. C’était un petit club gay où il dansait avec les gens, chantait, criait, jouait des percussions sur ses disques… Il arrivait de Cuba via New York, avait une culture que peu de gens avaient à Paris, il faisait des mélanges incroyables entre Nina Simone, de la musique classique, des tubes disco. Il avait aussi trois platines, utilisait la troisième pour mixer des bruits de train, des oiseaux, des orages… Il ne portait pas de casque et ne calait pas au tempo, c’est quelque chose qu’il détestait. Il jouait des nuits entières au Palace, se dévouait corps et âme, il m’a même raconté qu’il ne bougeait tellement pas de sa cabine qu’il devait pisser dans un seau à champagne… Mais ça a duré finalement assez peu de temps, de 1978 à 1981. Et ça s’est terminé sur une dispute de divas avec son patron Fabrice Emaer. (La passionnante interview de Guy Cuevas est à lire dans le Trax d’octobre)

Le Palace – 20h TF1- 1978

Et aujourd’hui, c’est un vieux monsieur aveugle dans une pension en banlieue parisienne…

Oui c’est ça, mais il a encore beaucoup de charisme. Et des amis le sortent encore de temps en temps. Il est venu à la soirée de lancement de mon bouquin, les gens ressentaient une telle émotion en le voyant, ils lui disaient qu’ils l’aimaient… C’était touchant.

On avance dans les années 80 avec l’histoire de Dee Nasty, le premier DJ hip-hop français, qui vous a raconté ses allers-retours à New York pour acheter des disques…

Je ne connaissais pas bien son histoire, mais tous les autres DJ’s m’avaient dit : “Si t’as pas Dee Nasty, t’es mort.” David Guetta m’a même déclaré : “C’était mon Dieu, je pouvais passer six heures devant lui à le regarder mixer.” Daniel, c’est le combattant du hip-hop, le passeur avec un P majuscule. Alors que cette musique était boycottée à cause des problèmes que posait son public, il organisait des fêtes sur un terrain vague de La Chapelle. Les gens venaient à quelques-uns, puis à 50, 100… Et il a toujours été musicien en plus d’être DJ. Son premier instrument, c’est la guitare : il jouait à la paroisse de son quartier ! Un jour, une copine qui bossait dans une agence de voyages lui a donné un billet d’avion pour les Etats-Unis. Il est parti à Boston où il a trouvé des disques de soul et de funk incroyables. Du coup, il est retourné régulièrement aux Etats-Unis pour en acheter d’autres. Mais il a vraiment découvert le hip-hop avec City Rap Tour, la fameuse tournée en France de Grandmaster Flash et Afrika Bambataa – tout comme Dimitri from Paris, d’ailleurs. Comme la scène était en hauteur, il ne voyait pas ce que les gars faisaient exactement. Donc il est rentré chez lui, il a commencé à expérimenter sur la platine de ses parents. A force de chercher, il a compris qu’il fallait scier le plateau, mettre une feutrine pour que ça glisse. Il avait l’oreille, il s’est entraîné comme un fou et est devenu très vite le meilleur, à tel point qu’on le virait à moitié des championnats parce qu’il gagnait tout le temps. Mais le point de départ, c’est que la culture hip-hop lui parlait parce que c’était très urbain, ça sortait du ghetto, ça parlait de dope et de gangsters, mais ça restait hyper positif, ça disait qu’on pouvait s’en sortir. C’est comme ça qu’il est devenu l’ambassadeur de la Zulu Nation. Il a aussi accompagné aux platines l’immense percussionniste cubain Anga Díaz ou Maceo Parker avec qui il est parti en tournée…

Dans la même lignée, il y a également Sidney… A le lire, on a l’impression qu’il n’est toujours pas revenu du succès de H.I.P. H.O.P. en 1982, son émission hebdomadaire sur TF1 où il a initié la France entière à cette musique…

Il a fait un truc qui était un ovni total à la télévision dans le monde. Quand il allait aux Etats-Unis, les gars hallucinaient qu’il ait une émission de télé sur le hip-hop, même là-bas, il n’y avait rien d’équivalent. Il a vécu une parenthèse folle, enchantée, en plus c’était le premier animateur noir à la télévision. Mais c’est aussi un peu tristoune parce que, quand ça s’est arrêté, ça a été difficile. Mais il a fait ce qu’il avait à faire, personne ne l’oubliera. Et c’est toujours un excellent DJ. Il est arrivé à la fête de lancement de mon livre avec une pile de 45 tours, des trucs déments de soul, de funk et de hip-hop. J’ai noté au moins quinze références… Ce n’est pas un DJ technique comme Dee Nasty, mais un MC incroyable. Comme on n’avait pas de micro, il a branché le casque sur la prise micro et il a mis le feu, c’était génial.

Dee Nasty – Terrain vague de La Chapelle – Paris – 1986 / DR

Vous consacrez la dernière partie de votre livre aux DJ’s actuels, dont David Guetta. Mais s’il vient effectivement du hip-hop et de la house, ça fait bien longtemps qu’il a retourné sa veste. Il déclare même de façon très honnête dans son interview : “Je me souviens que pendant ma jeunesse, on en avait vraiment marre de la musique pop qui passait partout à la radio (…) Aujourd’hui, c’est moi qui la fait !” Il dénote dans ce casting de passionnés…

Le Guetta qu’on connaît aujourd’hui fait des tubes planétaires pour les gamins. Mais ce que ces gamins ne savent pas, c’est d’où il vient. Il a commencé comme DJ hip-hop, Sidney l’a d’ailleurs connu à cette époque. Un soir, il arrive dans un club plein de Blacks en furie, cherche le DJ du regard et tombe sur ce blond aux cheveux longs avec une chemise de bûcheron qui passe des trucs mortels… Ensuite, Guetta a découvert la house, qu’il a adorée, s’est mis à organiser ses propres soirées au Queen, où il a fait venir en premier les grands artistes américains. Sans lui, pas de Frankie Knuckles ni de DJ Pierre à Paris au début des années 90, lui aussi est un super passeur. Et puis il est passé à autre chose, où il est très heureux aussi.

David Guetta – Période 90 / DR

Pourquoi, également, avoir pris Pedro Winter, ex-manager des Daft Punk et patron du label Ed Banger

Je l’ai choisi parce que c’est un passeur de disques, dans le sens où il a contribué à faire éclore toute une génération de musiciens avec son label Ed Banger. C’est quelqu’un qui crée du lien entre les artistes et les gens. David Blot, le journaliste de Radio Nova, est de cette même catégorie. Ce n’est pas un DJ mais il a organisé les soirées Respect, il a contribué à faire éclore la French Touch, et aujourd’hui, il passe des disques à la radio…

Vous avez bien sûr rencontré Laurent Garnier, dont l’interview est intéressante mais plus attendue puisqu’il a déjà dit l’essentiel dans son livre. Et il y a Agoria, qui s’inscrit dans la tradition libertaire de la techno…

Pour Garnier, comme il y a déjà son bouquin, j’ai plus insisté sur sa passion de la transmission. Quant à Agoria, il est de l’école Underground Resistance. Il a beau venir de son truc de raveur lyonnais, il s’inscrit dans une unité de pensée avec des types dans leur ghetto à Detroit. Avec les années, ils sont d’ailleurs devenus potes, il bossent ensemble, il va là-bas régulièrement, il a même assisté au conseil municipal. C’est un DJ avec une dimension sociale militante, d’où son nom d’ailleurs : il cherche à s’approprier l’espace public, changer la cité par des choses simples, notamment la musique, utiliser la techno comme un vecteur. Et il a appréhendé tout ça à travers les raves. Pour monter le festival Nuits sonores, avec son équipe, il a emmené le maire de Lyon dans des fêtes techno, lui a fait comprendre l’intérêt du truc. Il est intègre et intelligent, il sait parfaitement jusqu’où ne pas aller, quelle est la limite à la compromission. On ressent cette intégrité dans son discours, son festival et même sa musique. Mais ce phénomène communautaire des raves, Chloé en parle aussi, tout comme Pedro Winter. Cette expérience a été pour eux quelque chose de très fort d’un point de vue social.

Laurent Garnier – C’est pas le 20 heures – 11-03-1995

On n’est plus dans la hiérarchie entre les fêtards qui régnait au Palace, on n’est plus dans le star-system, c’est la musique d’abord. Manu le Malin est un autre excellent exemple. Il m’a raconté qu’il avait appris à communiquer en rave. Il était en train de mal tourner, de chercher la baston, c’est là qu’il a appris à aller vers les gens. Quelque part, le discours d’Agoria est justifié par l’expérience de Manu le Malin. C’est bien de constater qu’il y a une cohérence entre les propos de ces différents passeurs de disques.

Ersin Leibowitch, Passeurs de disques (Mareuil Editions)

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