Paris : Le Palais de Tokyo expose la vulnérabilité des corps avec sa nouvelle saison artistique

Écrit par Antonin Gratien
Le 28.02.2023, à 10h00
04 MIN LI-
RE
Écrit par Antonin Gratien
0 Partages

L’institution accueille la première monographie hexagonale de Miriam Cahn, ainsi qu’une exposition collective sur l’impact du SIDA dans le milieu artistique. Deux parcours saisissants, qui sondent les fragilités de la chair. Avec sensibilité, et courage. Jusqu’au 14 mai.

Convoquer les disparu·es, rappeler l’urgence, ausculter le drame. Encore, puis encore. Pour ne pas oublier – et informer le plus grand nombre, bien sûr. Mais aussi s’armer contre la tragédie en se lançant dans une pratique cathartique : l’art. Voilà la voie qu’a résolument emprunté le Palais de Tokyo, à l’occasion d’une nouvelle saison placée sous le signe de l’écoute attentive, altruiste, aux murmures des corps abîmés. Une proposition divisée en deux expositions. Ma pensée sérielle, et Exposé·es.

La première est un « flux organique » d’images fantomatiques réalisées par la plasticienne suisse Miriam Cahn. Et inspirées de drames géo-politiques contemporains. Le second parcours prend, quant à lui, la forme d’une exposition à plusieurs voix, d’aujourd’hui et de naguère, dialoguant sur les répercussions du SIDA. Ce que l’épidémie a tissé comme liens, ce qu’elle a précipité comme pensée. Un tandem d’exposition qui nous enjoint à ne pas détourner les yeux des tragédies. Mais plutôt à regarder au-dedans d’elles. Une urgence, alors que les catastrophes évoquées demeurent d’une actualité criante.

© Aurélien Mole

Peindre, pour retranscrire l’alarme

« Il y a, chez Miriam Cahn, la volonté de traduire des sensations dans l’instant  », soulignent d’une même voix Emma Lavigne et Marta Dziewańska, les deux commissaires de Ma pensée sérielle. Cette nécessité de traduire l’émotion, le spectateur la ressent d’emblée. Dès la découverte de l’accrochage dans lequel se déploient par dizaines les figures anthropomorphes imaginées par l’artiste depuis les années 1980. Des formes spectrales, aussi touchantes que monstrueuses, qu’on croirait « solubles » dans leur support tant elles paraissent délicates, vaporeuses.

Ces fantômes tapissent sur plusieurs centaines de mètres carrés les murs du Palais, à travers quelque 200 peintures et dessins aux teintes stridentes, installés sans aucune protection (pas de cadre, pas de vitre…). Et bien souvent « à hauteur » du public. Comme si, à tout moment, nous pouvions les ébrécher – ou réciproquement. Manière de traduire à l’appui d’une scénographie brute l’idée de « vulnérabilité ». L’un des concepts clés du travail de Miriam Cahn, décliné sous forme d’autoportraits isolés, de paysages que l’on devine éphémères. Mais aussi de séries consacrées à des tragédies contemporaines.

© Aurélien Mole

Dire l’horreur du monde

Ici, l’image sordide d’un homme pénétrant une femme par la force rappelle que le viol est utilisé comme arme de guerre en ce moment même, en Ukraine. Là, ce sont les chétives silhouettes d’un adulte et d’un enfant engloutis par le bleu d’une toile qui tirent la sonnette d’alerte. Depuis 2014, 23 000 migrants se sont noyés en tentant de traverser la Méditerranée.

Réunies sans cartels, ni ordre de lecture, ces œuvres tissent avec spontanéité le témoignage ému – mais jamais grandiloquent – que porte Miriam Cahn sur l’actualité. Une démarche à laquelle fait écho l’ambition portée par Exposé·es, dont le parcours débute à quelques pas.

© Aurélien Mole

S’emparer de la maladie 

« La crise du sida ne fait que commencer », peut-on lire sur la banderole qui nous accueille à l’orée de la seconde exposition du Palais. Réalisée par Gregg Bordowitz, l’œuvre donne le ton : ici, pas question de se « recueillir » sur un quelconque passé. Mais plutôt de s’ancrer dans le présent.

Adapté de Ce que le sida m’a fait – art et activisme à la fin du 20e siècle, écrit en 2017 par Elisabeth Lebovici (conseillère scientifique de l’exposition), ce parcours s’inscrit dans la droite lignée de l’ouvrage en se penchant, précisément, sur ce que le « sida a fait faire » à la communauté artistique, pointe François Piron, commissaire de l’exposition.

Marion Scemama, Silence = Death, 1989, 2019, impression numérique sur papier baryté, 60 x 40 cm, édition de 15. Courtesy Marion Scemama et de la New Galerie (Paris). © ADAGP, Paris, 2023

Ni commémoration studieuse, ni documentaire savant, cette proposition artistique se penche donc sur ce que le VIH et son carrousel de deuils, frustrations et détresses a provoqué. En résulte un rendez-vous aux accents contestataires. Un parcours détonnant où une scénographie fouillée, et inattendue, chapeaute la fructueuse rencontre entre de fameuses signatures de l’art, vivantes ou disparues (Félix Gonzáles-Torres, Hervé Guibert…), et les noms de créateurs périphériques. Des artistes d’horizons et d’âges variés, qui conversent sous forme d’échanges. Ou d’hommages. Façon de prouver que l’épidémie, si elle a marginalisé plusieurs communautés, a aussi permis de tisser de précieux liens.

Vues d’exposition, Exposé·es, Régis Samba
– Kounzi et Julien Devemy © Aurélien Mole

Faire communauté

C’est de ces réseaux solidaires qu’est né, en quelque sorte, Exposé·es. Séduisant modèle de chorale polyphonique, tout à la fois abstrait et figuratif, intimiste et revendicatif, où chacun·e dit, raconte et partage son rapport au SIDA. Sans honte, ni répugnance.

La série Body Maps se compose, par exemple, de portraits qui ont permis à des séropositifs·ves d’explorer leur ressenti à travers une peinture thérapeutique. De leurs côtés, les clichés de Nan Goldin illustrent le douloureux accompagnement des personnes atteintes du VIH, tandis qu’une vidéo de Barbara Hammer documente le bullshifting médiatique américain dont les séropositifs·ves ont été victimes au moment de l’explosion de l’épidémie, dans les années 80. 

Aurélien Mole©

Traversé par un souffle de révolte contre l’injustice de la maladie, ce parcours fait le choix de la lutte. Ce, en exposant au grand jour la plaie d’une maladie qui n’en finit pas de saigner. Rien qu’en 2021, le VIH a fait 650 000 morts. Un fléau dont la portée sera évoquée durant un cycle de conversations animées par Elisabeth Lebovici et François Piron. Accueillies par le Palais, ces rencontres aborderont le deuil, et la mémoire. Des thématiques auxquelles feront écho, aussi, les talks et performances liées à l’exposition Ma pensée sérielle, dont le programme est à retrouver ici.

Ma pensée sérielle et Exposé·es, jusqu’au 14 mai, au Palais de Tokyo

Horaires et tarifs disponibles sur le site de l’institution.

0 Partages

Newsletter

Les actus à ne pas manquer toutes les semaines dans votre boîte mail

article suivant