Par Antonin Gratien
Comment donner consistance à l’humanité ensemble, main dans la main ? Voilà l’épineuse question à laquelle s’est attelé le Palais de Tokyo via Six Continents, ou plus, sa nouvelle saison automnale. Afin d’y répondre, l’institution accueille 6 expositions où s’entremêlent peintures, installations et films concoctés par une trentaine d’artistes de tous horizons qui « redonnent leur puissance d’agir à des idées, des formes, des cultures plus itinérantes qu’enracinées ».
Certaines œuvres font de la pédagogie décoloniale. Quelques-unes célèbrent le métissage culturel. Beaucoup réfléchissent l’idéal séculaire d’une unité fraternelle à l’échelle globale « dans un monde qui n’a définitivement plus de centre ». Et qui est aujourd’hui guetté par des désirs de repli national.

Ubuntu, un rêve lucide
Ubuntu est un terme songeur et un concept lumineux désignant, dans les langues bantoues du sud de l’Afrique d’où il provient, un rêve de solidarité traduisible par : « Je suis parce que nous sommes ». Pierre angulaire de philosophies africaines méconnues en Occident, mais dont la portée a irrigué de célèbres pensées (celles d’Aimé Césaire et de Nelson Mandela, pour ne citer qu’eux), le concept est illustré à travers un « espace polyphonique ».
Il y a le cri d’un Brésil laborieux, auquel Jonathas de Andrade offre un échos avec ses t-shirts de travailleurs placés sur des mannequins de bois. Il y a aussi le murmure du mysticisme folklorique d’Afrique Australe que Michael Armitage a peint, encore et encore. Et puis, parmi une foule de pièces acheminées des quatre coins du globe, il y a l’appel au décloisonnement des terres porté par l’installation vidéo de Bili Bidjocka, qui engage une réflexion transfrontalière sur l’hospitalité.

Flux et reflux entre les pouvoirs, les arts et les savoirs
L’incursion vers l’interlocal, l’interétatique et l’intercontinental se poursuit au-delà de la pensée Ubuntu, avec les autres expositions du Palais de Tokyo. Tandis que l’artiste autochtone Jonathan Jones se penche sur la notion de restitution en enquêtant sur les plantes et objets ramenés d’Australie au terme d’une expédition commanditée par Bonaparte, Maxwell Alexandre raconte la marginalisation de la communauté afro-brésilienne en pointant, sur ses dessins, la nécessite pour celle-ci d’investir les lieux de pouvoir tels que les galeries d’art.

De leur côté Aïda Bruyère et Jay Ramier évoquent l’émergence de cultures musicales supranationales afin d’aborder l’hybridation sonore, et l’émancipation des corps. La première grâce à la reconstitution d’une boîte de nuit à l’abandon, le second via un parcours immersif explorant l’univers du funk. Autre propos, autre mélodie avec le free jazz qui rythme les films de jeunesse de Sarah Maldoror dont le travail fait, pour la première fois, l’objet d’une rétrospective. Conçue comme « un passage de films qui superposent les histoires et les géographies », elle reconstitue le regard qu’a posé la vidéaste sur la lutte pour l’indépendance menée par les puissances africaines.

Et ce n’est pas tout. Le samedi 27 novembre, Richard Kennedy ouvrira le bal d’une programmation complémentaire jonglant entre performances et conférences avec Evar, un « opéra-rave » participatif. Conformément à l’objectif de Six Continents, ou plus visant à « déjouer les enfermements géographiques » pour « ne considérer qu’un espace », cet atelier de danse sera ouvert à tous et « imaginé comme un lieu de libération, de soin et d’accueil ».
Comme une utopie ouatée, érigée en l’honneur d’un vivre-ensemble globalisé. Le tout dans un contexte où l’immigration est un outil de pression, la circulation des personnes un enjeu sanitaire, et les érections de murs frontaliers le fer de lance de politiques xénophobes.
Six Continents, ou plus, du 26 novembre 2021 au 20 mars 2022 au Palais de Tokyo, à Paris.