Damien Jalet : “La nuit et les clubs ont sauvé ma vie”

Écrit par Cécile Giraud
Photo de couverture : ©AFP/Joel Saget
Le 23.09.2021, à 15h22
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Dans l’intimité de l’Opéra, Trax a rencontré le chorégraphe Damien Jalet, créateur du ballet Brise-lames.

« Foyer ». C’est un mot lourd de sens en 2020. S’il peut signifier notre demeure, il est aussi le « centre actif à partir duquel se répand quelque chose », ou encore « le feu lui-même », selon le Larousse. À l’Opéra, le Foyer est la salle qui se situe derrière la scène. Les artistes s’y rassemblent juste avant un spectacle ou pendant les entractes et conversent. Tel un sas de décompression, il prépare les petits rats et grandes Étoiles. C’est précisément, ici, dans le foyer doré du Palais Garnier que nous avons rencontré le chorégraphe Damien Jalet.

Comment allez-vous ?

Bien. J’ai été privé de créations ces derniers mois donc c’est un immense plaisir de retrouver des danseur·euse·s, de collaborer, de développer des choses. C’est un vrai remontant. Malheureusement, je suis assez habitué des potentielles annulations, maintenant. Et c’est le cas de toutes les personnes qui sont dans les arts de la scène. Même quand on n’est pas sûr·e·s de faire un spectacle, le fait même de développer notre travail concrètement, ça fait un bien fou. Imaginer des pièces chez soi ça va un temps, mais il faut être dans la pratique à un moment donné. Maintenant que la pièce est prête, j’ai très envie de la montrer. Ces danseurs ont une telle élégance qu’ils peuvent lutter contre l’anxiété ambiante.

Les vagues ont depuis toujours habité vos créations. Vous dites même qu’elles vous obsèdent. Quel sens ont-elles aujourd’hui dans Brise-lames ?

Dans Thr(o)ugh, elles étaient présentes à travers un rouleau qui menaçaient constamment d’écraser les danseurs sur scène. C’était fort pour moi parce que le spectacle était lié aux attentats que j’avais vécus à Paris. Le rouleau revenait, disparaissait puis roulait sans cesse, comme des vagues. Dans Brise-lames, elles racontent l’importance du souffle, et d’une certaine manière ce qu’il s’est passé pour Georges Floyd. La chose la plus basique, essentielle, la plus vitale est obstruée, littéralement. Danser ça, ça permet de libérer quelque chose, c’est cathartique. Le souffle oppose l’espoir (il inspire) et le découragement (il expire). Ce sont les vagues dans lesquelles on déferle. On vit une période terrible qui se vit collectivement. C’est beau et rare de voir à quel point le monde est connecté. On est dans le même bateau.

Oui, d’ailleurs à la fin de la pièce, les danseurs se rassemblent pour former un bateau pneumatique, il y a mille façons de l’interpréter.

J’aime beaucoup jouer avec le conscient et l’inconscient. Qu’est ce qu’on a tendance à mettre dans son inconscient ? Qu’est ce qu’on a envie de voir ? J’avais envie de jouer sur l’image de personnes dans un bateau pneumatique car c’est une image qu’on a beaucoup vue ces dernières années. La vague, le sauvetage… ce sont des notions qui ont un rapport direct : qui est-ce qu’on sauve dans ces vagues ? Est-ce qu’on se sauve juste soi ou est-ce qu’on fait un effort et on se met ensemble pour se sauver mutuellement ? Qui a-t-on envie de sauver ? La crise que nous traversons nous pousse à nous poser ces questions.

JR est le scénographe de votre pièce. Dites-nous en plus sur cette collaboration.

J’aime amener les gens ailleurs dans mes créations, leur faire découvrir des univers parallèles. Mais en même temps, je pense qu’il est important de laisser s’infiltrer les mouvances du monde dans l’art. C’est pour ça que travailler avec JR était très important pour moi. J’avais beaucoup aimé les portraits des soignants qu’il avait collé sur l’Opéra Bastille. En fait, on s’est vu deux jours avant le confinement, avant que le monde ferme. Donc quand on est sorti de là on a eu tout de suite envie de travailler ensemble. J’aime sa façon de voir à vol d’oiseau. C’est une perspective juste, dont on a tous·tes besoin aujourd’hui. Je me reconnais dans son travail politique et poétique. Comment créer aujourd’hui ? Peut-on encore se permettre de créer de manière complètement imperméable à tout ce qui nous traverse ? 

Chez Trax, on a été très touché·e·s par l’annulation des événements et la fermeture des clubs, des lieux très précieux pour se retrouver en collectif. Comment parvient-on a trouver un sens à la danse quand on ne peut plus danser ? 

Pour moi, danser, c’est élémentaire. Si on dit qu’on ne danse plus, c’est la fin de tout. Même pendant le confinement, on dansait dans notre salon, c’est essentiel. C’est vrai que la notion de collectif est importante. Les restrictions sanitaires font qu’on ne peut plus être dans la même collectivité. Pendant les sessions de création, je dois porter le masque, je ne peux pas toucher mes danseur·euse·s pour les guider, comme un sculpteur le ferait. Dans la pièce, ils se touchent très peu alors que j’ai tendance à souder les corps dans mes créations. C’est pour cela qu’avec JR, on a beaucoup travaillé sur les costumes, pour les faire prendre part à un tout. Donc les danseurs sont isolés mais sont connectés.

Et en dehors de votre métier, quel est votre rapport à la danse dans l’intimité ?

Ma vie tourne déjà tellement autour de la danse qu’en dehors du studio, j’aime me confronter à d’autres choses. Le cinéma m’inspire énormément par exemple et la musique est une drogue absolue. J’aime donc créer des ponts entre les médiums, comme avec la mode et les arts plastiques aussi. La danse peut être considérée comme un art de niche. Mais je pense que l’on peut tout à fait être rigoureux tout en arrivant à l’ouvrir à un public plus large. J’accorde beaucoup d’importance à la manière de l’écrire, de la développer, je suis très critique sur ce que je vois. Il y a une nécessité de l’amener à développer des dialogues avec la musique. Bon, ce sont des amants depuis toujours mais il reste encore tellement de choses à trouver.

Hors pandémie, comment vivez-vous la nuit ?

C’est là que tout a commencé. C’est en club qu’on m’a repéré et qu’on m’a demandé par la suite de participer à des spectacles de danse. Le club, c’était un échappatoire et j’ai une énorme connexion à la musique électronique. Au départ, je voulais faire la pièce avec un piano classique et Koki Nakano (le pianiste japonais qui l’accompagne sur scène, ndlr) a débarqué avec ses sons magnifiques. Je ne savais même pas qu’il savait faire ça ! Il utilise si bien la disto, les vibrations… Je suis peut être moins connecté à la nuit qu’avant mais c’est elle qui changé ma vie. Sortir en club m’a permit de connaître cette énergie viscérale et collective. Ce n’est pas en allant voir des ballets que je me suis connecté à la danse. Donc la nuit me manque beaucoup. Pour moi, ça a toujours été ce qui a remplacé, dans notre société moderne, tout ce qui était avant des rituels cathartiques. Ils permettaient aux gens de libérer des énergies contenues, où ils pouvaient s’oublier. Ce ne sont certainement pas des fêtes sur Zoom qui vont remplacer ça. On est des êtres sociaux donc l’absence de projection dans le collectif est très problématique. Garder une santé mentale est devenue ultra complexe. La dernière fête que j’ai faite c’était le nouvel an 2020. C’était incroyable, mais j’avais comme un pressentiment. Je me suis dis : ça va être une année pas comme les autres. Je ne me suis pas trompé.

Un conseil à donner aux artistes de manière générale, pour ne pas qu’ils·elles se laissent abattre et qu’ils continuent de créer pendant ce confinement ?

On a tous·tes nos nécessités différentes. Moi pendant le confinement je n’arrivais pas à être créatif alors que pour d’autres, c’était une période d’isolation idéale. Je pense que c’est important de voir comment le monde est bousculé, c’est un effet de domino. Peut être qu’on devrait profiter de ce nouveau confinement pour être moins productif·ve·s et plus introspectif·ve·s, de se plonger dans ce qui existe déjà et préparer une réponse forte dès qu’on aura à nouveau l’occasion de s’exprimer. C’est comme un ruisseau que l’on bloque. Il  y a une accumulation qui se crée. Et ça émerge forcément vers quelque chose de vraiment fort.

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