Lafayette Anticipations explore notre rapport au sacré à travers un parcours extatique, nimbé de mystères païens évoqués par des œuvres de tous les âges, et de tous les horizons. Pour s’éveiller aux secrets du vivant, comme s’armer contre l’énigme de la mort. Une exposition gratuite jusqu’au 7 mai.
« Préparez-vous à un voyage surréaliste », nous enjoint d’une voix sibylline Agnes Gryczkowska, commissaire d’Au-delà, rituels pour un nouveau monde, au moment de découvrir l’exposition qu’abrite Lafayette Anticipations. Cette phrase aux accents de mise en garde nous rappelle qu’à la façon du Dante de la Divine Comédie, nous nous aventurons vers les ténébreux rivages de « l’ailleurs ». Un champ occulte où le « réel» n’a plus prise, et auquel une vingtaine d’artistes a ici donné corps. Sculptures sacrificielles arrachées à l’oubli des siècles passés, créations textiles contemporaines endeuillées, installation cérémonielle réalisée in situ…
Autant d’approches convoquées pour générer un dialogue autour du rituel initiatique, et cathartique. Une manière de tourner le dos, pour quelques instants au moins, au cartésianisme parfois étriqué, souvent obtus, de l’univers profane dans lequel nous baignons. Histoire de frôler du doigt le rébus de « l’après ». Et puiser les outils nécessaires à son décryptage ?

Esprits, entendez-vous ?
C’est d’un œil alerte, soucieux, que le·a spectateur·ice aborde la première salle de l’exposition. Un espace plongé dans une épaisse pénombre, tandis qu’en fond résonne avec une gravité tout chamanique Matrix Diptych, la composition originale à l’orgue signée Kali Malone… Mais que se trame-t-il ? L’heure semble être au culte. Au loin se dressent les cinq bâtons de bois qui forment le pentagramme Beltane Oracle, de Bianca Bondi. Soit la reproduction in situ d’un rituel, qui amalgame des références divinatoires et alchimiques. Cette même cérémonie prend la forme d’un chemin à emprunter, bordé d’étangs de sel – ingrédient purificatoire par excellence. Pour se prévenir de quoi, précisément ?

Des corruptions du corps, nous suggère Présence. Une pièce textile monumentale, fruit de 5000 heures de tissage exécutées par Jeanne Vicerial, qui rend hommage aux reines gommées de l’histoire grâce à la mise en scène d’une veillée funèbre. Ailleurs, c’est la délicatesse des motifs biomorphiques peints par Zemankova qui rappelle les vulnérabilités des chairs. Une fragilité contre laquelle l’ésotérisme offre, bien souvent, secours.
Et ce depuis des millénaires, comme l’atteste une rangée d’idoles datées de -2700 av. J.C. et provenues de la civilisation cycladique, peuplant autrefois les îles de la mer Égée. Des reliques dédiées au soin, tout comme Liber Scivias, la copie du grimoire de l’abbesse Hildegard von Bingen. Une mystique qui, durant le Moyen Âge, œuvrait comme guérisseuse.

En somme, tourner son regard vers le divin préviendrait du mal. Que ce soit en adorant l’imposante déité féminine que Tau Lewis a reproduit sur cuir, ou bien en déchiffrant les messages ésotériques peints par le duo Tarwuk, dans un style géométrique proche de l’avant-garde russe. Mais gare ! Car celui qui réduirait l’occulte à une curiosité folklorique pourrait bien y laisser sa peau.
Démonstration avec la Vindicta 002 de Christelle Oyiri (Crystallmess sur le dancefloor), cette reproduction sur miroir d’un masque rituel de Côte d’Ivoire qui était vendu en masse aux colonisateurs blancs après avoir été… maudit. Même avertissement du côté des Dark Silhouette de Matthew Angelo Harrison. Trois totems pris dans des blocs de résine transparents, qui veillent en gardiens farouches sur leurs secrets arcaniques.

Le corps, la maladie et les corruptions
Dans un autre mouvement déployé au second étage de Lafayette Anticipations, l’exposition se penche sur la métamorphose corporelle. Celle-là même qu’évoquaient les cultes précédemment cités. Et qui comprend autant l’accouchement que les dégénérescences, ou la mort. Des phénomènes aux profondeurs insondables, dont Ivana Bašić rend compte du mystère avec I sense that all of this ancient and vast. I had touched the nothing, and nothing was living and moist. Une création au design alien qui brosse le cycle de la vie, en évoquant tout à la fois la magie d’une naissance et l’explosion anarchique de la matière.

À quelques mètres, ce sont les sculptures informes que Eva Hess a fait faire depuis le lit d’hôpital qu’elle occupait en phase terminale qui soulignent qu’après la formation organique point – toujours ? – une désorganisation. La néguentropie, le chaos. Autre déclinaison plastique du fameux « souviens-toi que tu es né poussière, et que poussière tu redeviendras » avec Dance of the Dead. Une installation de Tobias Spichtig figurant deux silhouettes élancées, spectrales. Sorte de “faucheuses” témoignant d’une existence où la vie a laissé place au vide. Et qui semblent prêtes à sonner notre glas, à nous aussi.
Manière de mettre un terme point final à des mutations physiques qui, bien souvent, s’accompagnent d’un carrousel de douleurs. Que ce soit sous forme de maladies chroniques, ou d’accidents soudains. Voilà le message porté par le triptyque Tragedia Endogonia, qui diffuse plusieurs vidéos des pièces de Romeo Castelluci, célèbre pour sa mise en scène de corps suppliciés. Offrant par là au public la vision horrifique de personnages qui « vivent leur mort » à plusieurs reprises. Dans le sang et les cris. Jusqu’à la délivrance.

01 Cesena, 2002
Un nouveau départ
Alors quoi, à la « fin » il n’y aurait donc qu’une chair transformée en havre de souffrance et puis… rien ? Toute la grammaire des spiritualités d’antan serait, in fine, vaine ? Rien ne saurait préparer aux épreuves de la maladie, du deuil, des déchirements ? Que l’on se rassure. Le ton de l’exposition, si il est souvent empreint de gravité, n’a jamais l’accent du désespoir.
Puisant dans la sagesse plusieurs fois millénaire du bouddhisme, la vidéo Songs for a living réalisée par Korakrit Arunanondchai et Alex Gvojic ouvre un horizon en abordant, par exemple, la réincarnation. Durant 21 minutes, le court métrage alterne entre des moments de grâce, à l’appui d’images d’une nature qu’on croirait inspirée de l’Eden perdu, et des scènes plus brutales, plus rythmées, où une grappe de chamans s’adonnent à de furieuses cérémonies. Un jeu d’aller-retour qui décrit la succession des vies terrestres.

Au bout de ce chemin pourrait bien se trouver la paix – le « nirvana », pour filer la terminologie bouddhiste. Un état de bonheur céleste dont la salle de clôture de l’exposition esquisse les contours. Au fond de cet espace baigné d’une lumière diffuse (nous sommes au 3e étage, le soleil nous sourit), deux toiles monumentales d’Alicia Adamerovich trônent. On y distingue des esprits célébrer – enfin ! – une noce entre les éléments. Et ce, au rythme de la seconde partie de la composition concoctée par Kali Malone, qui résonne en fond. L’air de la mélodie n’est plus à l’inquiétude métaphysique. Mais plutôt aux réconciliations contemplatives.

Cette sérénité nous parvient comme un baume au cœur, au terme d’un parcours immersif où le sortilège ne cesse jamais de fonctionner. Malgré (ou grâce à…) l’évocation de thématiques difficiles, qui résonneront avec le parcours de chacun·e d’entre nous. Et ouvriront la voie à une légion d’interrogations. Comment renouer avec les spiritualités oubliées ? Si le rationalisme scientifique échoue à rassurer, où dénicher de nouvelles clés de lecture du monde ?
Des questions auxquelles un généreux programme complémentaire offrira plusieurs éléments de réponse. Visites guidées à partir d’un jeu de tarot, confection d’amulettes porte-bonheur, initiation aux danses convulsives du chamanisme… Ainsi qu’une flopée d’autres rendez-vous accueillis par Lafayette Anticipations. Avec pour objectif, toujours, de filer l’ambition pionnière d’Au-delà, rituels pour un nouveau monde. À savoir : méditer sur « l’ailleurs », en organisant un dialogue transversal entre les cultures, les âges et les territoires. Seule voie, peut-être, pour envisager collectivement l’horizon d’un « monde nouveau ». Celui de demain.
Au-delà, rituels pour un nouveau monde, exposition gratuite jusqu’au 7 mai 2023.
Tout l’agenda des rencontres liées à l’évènement est à retrouver ici.