Par Antonin Gratien
Drôle d’écosystème. Ici des humanoïdes mutants, là quelques plantes non répertoriées. Partout du digital. Bienvenue dans l’espace alien mais familier, lyrique mais inquiétant du Centre Wallonie-Bruxelles (CWB), investit à l’occasion de la Biennale Nova_XX par une vingtaine d’installations, sculptures et vidéos qui « critiquent autant qu’elles incorporent des innovations scientifiques et technologiques ».
Derrière chacune de ces pièces, une signature féminine. « Dans l’histoire de l’art consacrée, c’est assez tardivement que les femmes ont été reconnues comme créatrices auto-nomes », rappelle gravement Stéphanie Pécourt, directrice du CWB et fondatrice de cette biennale dédiée aux explorations technologiques. Avant de pointer la « prédominance » d’hommes dans l’art numérique. Aussi, c’est une dizaine de femmes (et artiste non-binaire) majoritairement francophone qui s’empare ici des enjeux de la digitalisation, quatrième révolution industrielle et – qui sait ? – ultime point de bascule de nos civilisations.

Inquiétante étrangeté 4.0
Refusant d’accorder une foi aveugle dans l’idée d’un progrès technologique sans aspérité, l’expo’ illustre les périls du digital age en déployant une esthétique du trouble. À la vue des œuvres, impossible de ne pas ressentir « l’inquiétante étrangeté », ce sentiment décrit par Sigmund Freud comme l’espace où, de l’intime et du coutumier, surgit le bizarre. Le perturbant. L’effrayant, même.
Des traits habituels du visage humain par exemple, il ne reste rien – ou si peu – sur la photo-sculpture d’Anouk Kruithof. La face est fendue, les oreilles amalgamées avec le crâne. Métaphore d’une éco-anxiété collective rongeant notre équilibre mental ? Peut-être. Après tout, l’œuvre s’intitule There is no further universe…

Sur les photos de Noriko Yamaguchi, Keitai girl n’a plus grand-chose d’humain non plus. Couverte de débris technologiques (morceaux de portable, bouts de clavier…), elle nous fixe. Indifférente, austère. Comme la désolante projection d’un « aboutissement » possible du fantasme transhumaniste.
Exit l’espèce humaine
Et si la cavalcade techniciste précipitait notre annihilation ? Resteraient de nos chairs quelques silhouettes spectrales sauvegardées grâce à l’impression 3D, à l’image de la sculpture d’Eva l’Hoest. Ou bien… Rien. Comme du côté du jardin imaginé par Katherine Melançon, dans lequel une flore redevenue Reine-Nature entrelace des écrans.

Ah, les écrans. Vestiges d’une humanité réduite en cendres par le fruit de son « ingéniosité ». Ouvrez l’œil : d’autres traces de notre passage sur Terre sont à découvrir. Il y a par exemple Croître en silence, une sculpture monumentale dressée dans la cour du CWB qui n’est pas sans rappeler l’énigmatique monolithe de 2001, l’Odyssée de l’Espace.
Ou encore Mirror Worlds, l’installation lumineuse d’un « miroir magique japonais » monté sur trépied. Objectif ? Adresser un clin d’œil aux héliographes, ces instruments dont les émissions de signaux permettent de récolter des données. Mais aussi d’appeler au secours. Mirror Worlds, témoignage poétique d’une humanité en détresse. Une humanité qui, en dernier recours, solliciterait l’aide extraterrestre. Tout un programme.

Une biennale tricéphale, et protéiforme
Débutée le 4 décembre dernier à Lafayette Anticipations avec une série de concerts et organisée dans le cadre de la Biennale Nemo, qui avait notamment fait des étincelles au Centquatre, cette troisième édition de la Biennale Nova_XX prend racine dans trois lieux. Ainsi qu’un cyberespace sur lequel de nombreux films articulés autour du digital sont accessibles jusqu’au 15 décembre.
Sont prévus, en janvier 2022, une carte blanche trans-disciplinaire au Générateur ainsi que des conférences et débats sur la composition numérique. Une soirée organisée le 12 février prochain au CWB clôturera le bal de cette biennale. Avec, à la programmation, la DJ et plasticienne Under Arrest. Au menu, on nous promet un « panache d’œuvres » toujours aux prises avec le 4.0 qui feront, elles aussi, résonner l’ambition première de Nova_XX : prouver qu’une scène féminine de la création digitale existe. Et doit se faire entendre pour réfléchir le numérique, collectivement.
Le Centre Wallonie Bruxelles accueille la Biennale Nova_XX du 4 décembre 2021 au 13 février 2022. Toutes les informations sont à retrouver sur le site internet du CWB.