D’un côté, un conte surréaliste et méditatif aux accents japonisants ; de l’autre, une danse euphorisante, dépouillée de tout récit ou de costume. Si les univers de At The Hawk’s Well, inspiré du théâtre nippon “Nô” du XIIIe siècle, et Blake Works I peuvent sembler à première vue éloignés, tous deux s’inscrivent assez nettement dans une même démarche de remodélisation des codes de la danse classique. Dès ses premiers instants, le ballet de Alessio Silvestrin et Sugimoto annonce la couleur : sur d’oppressantes basses fréquences se meuvent des silhouettes noires aux longues chevelures et aux costumes informes, brisant et reconstituant aussi bien les lignes de leurs corps, rendus androgynes, que celles de leurs mouvements.
Réappropriation contemporaine d’une pièce du dramaturge irlandais William Butler Yeats, datant de 1916, l’œuvre conte l’histoire d’un jeune homme débarqué sur une île lointaine, à la recherche d’une eau conférant l’immortalité. Arrivé à destination, face à un puits asséché, il sera confronté à sa fantasque gardienne, et à un vieillard ayant attendu – en vain – le retour du précieux trésor, durant 50 longues années. Enveloppés dans des manteaux étincelants signés Rick Owens, les trois protagonistes, limités dans leur gestuelle – ou l’adaptant aux caprices du textile – témoignent dès lors d’un certain détachement face à l’académisme. Un caractère aléatoire plus ou moins prononcé, ou une « spontanéité contrôlée », comme l’aime à la nommer Silvestrin, dont se fait écho, en seconde partie de soirée, la chorégraphie de Forsythe, malléable sous l’interprétation de chaque danseur. Dévoilant ainsi de leur personne – d’autant plus qu’ils n’incarnent aucun personnage –, il résulte de leurs performances, en plus d’une incroyable technicité, une rafraîchissante impression de liberté.
Une nécessité de relier le spectacle au « réel » poussée à l’extrême lorsque des réactions ou des scènes de la vie moderne (des cris inattendus, une « battle » ou une danse collective façon clubbing) s’immiscent sur scène avec une élégante légèreté. Sur le fond, les intentions des deux ballets semblent donc comparables – Silvestrin est d’ailleurs passé par la Forsythe Company –, mais les procédés scénographiques pour y parvenir sont diamétralement opposés. Les deux œuvres ont beau recourir aux musiques électroniques, les différences stylistiques dans leurs bandes-son ne mettent pas les mouvements en valeur de la même façon. Comparés aux expérimentations déstructurées d’Ikeda, qui offrent l’écrin abstrait idéal à la narration métaphorique de At the Hawk’s Well, les titres plus figuratifs de James Blake, bien qu’en eux-mêmes saisissants, ont parfois tendance à trop retenir l’attention, au détriment de la danse. Un détournement donnant l’étrange impression que la gestuelle, à la manière d’un concert pop, se met à illustrer la musique, et non plus l’inverse ; et ce malgré les prouesses des danseurs. Si ce sentiment d’avoir affaire à un élément rapporté – ce qui est somme toute normal pour un album antérieur au ballet – induit une sorte d’artificialité, celle-ci s’efface finalement bien vite dans les moments les plus instrumentaux, où l’émotivité de Blake sublime avec brio les pas des danseurs.
Les représentations de At the Hawk’s Well et Blake Works I se poursuivront jusqu’au 15 octobre à l’Opéra Garnier. Plus d’informations sur la page Facebook de l’événement.