Nyege Nyege : comment un festival en Ouganda est devenu le haut-lieu de l’avant-garde électronique

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Daniel Gilbert Bwette
Le 04.10.2018, à 15h01
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©Daniel Gilbert Bwette
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En ougandais, Nyege Nyege exprime « le sentiment d’une envie soudaine et incontrôlable de bouger, de se secouer ou de danser ». À la fois label, incubateur et organisateur d’un des festivals les plus excitants du continent africain, le collectif du même nom est surprenant de spontanéité, d’intelligence et d’ouverture. Habituellement organisé en septembre, le festival décale cette année son édition du 3 au 6 décembre dans un désir de sureté face à la crise sanitaire.

Par Josselin Couteau

Nous sommes en Ouganda, l’un des pays les plus pauvres de notre planète, également classé l’un des moins égalitaires sur la question des sexes. Kampala, capitale du pays, est devenue en quelques années l’épicentre d’une nouvelle vague électronique, artistique et festive conduite par le collectif. Nyege Nyege est né en 2013 à l’initiative de deux globe-trotters passionnés de musique qui ont posé leurs valises dans le pays, Arlen Dilsizian et Derek Debru. Les connexions avec la scène traditionnelle ougandaise et les activistes des nuits kampalaises restent indissociables de l’effervescence qui anime le projet.

La première pierre posée prit la forme d’un incubateur artistique dénommé « Boutiq Electroniq », clin d’oeil aux improbables soirées du même nom organisées par l’artiste somalienne Hibotep dans la capitale, pétries de valeurs simples et inédites pour ce pays hautement conservateur : briser les frontières sociales et culturelles et ouvrir les esprits par le biais de la musique électronique. Une alternative bienfaisante aux clubs ne proposant que des standards commerciaux. Lors des Boutiq Electroniq, il était possible d’y entendre du kuduro, du tarraxinha, du balani, du coupé décalé, du soukous, mais également de la house ou encore du grime. Un cocktail détonnant et hors-norme dans le pays, accentué par l’arrivée de technologies numériques associées au son.

L’histoire se poursuit avec la création du label Nyege Nyege Tapes dont l’objectif premier est de mettre en avant la scène électronique ougandaise et plus largement de l’Afrique de l’Est. Son influence va bien au-delà du pays avec notamment de fortes connexions avec la Tanzanie (Dar Es Salam). L’ensemble des productions est ainsi confectionné au sein de leur propre studio d’enregistrement à Kampala, un véritable lieu de rencontres et de création. Le label se veut défricheur, avant-gardiste, aux confins des musiques traditionnelles, des expérimentations sonores et d’une certaine vision du dancefloor, appelant régulièrement à la trance (on pense à Sounds of Sisso ou encore à la dernière sortie du label : Bamba Pana). Nyege Nyege réussit à capter la musique underground de cette région du monde, tout en mettant un point d’orgue à ne pas les dissocier des racines ougandaises et des autres cultures ancestrales d’Afrique de l’Est (notamment l’electro acholi Otim Alpha…). Ainsi, le lien peut être fait avec des labels tout aussi aventureux tels que Sahel sounds ou Boomarmnation.

La dimension festive du collectif est l’un des maillons importants de cette alchimie. De multiples soirées, fêtes commencent à voir le jour, et donnent finalement naissance au Festival Nyege Nyege, à Jinja (à l’est du pays), à l’endroit même où le Nil Blanc prend sa source. Le festival a fêté ses quatre bougies en septembre 2018 et nous y étions pour constater et vivre le bouillonnement autour de cette grande fête, où la musique underground du continent africain brille de mille feux !

C’est au Nile Discovery Resort qu’ont eu lieu les hostilités, un village vacances qui a le luxe d’offrir un parc botanique au bord du fleuve. Le cadre en impose, offrant un panorama tropical en totale adéquation avec la couleur de la programmation, aux antipodes des grands champs dénudés de nos festivals d’été. L’édition 2018 attendait entre 7 000 et 10 000 personnes sur quatre jours. Durant ce laps de temps, la ville de Jinja vit au rythme et au son du Nyege Nyege. Plus personne n’a d’autre mot à la bouche, nous avions l’impression d’assister à une messe rituelle et pour une fois on s’est laissés volontiers transporter (on a dû hurler « Nyege Nyege » une centaine de fois durant le festival). 

Pour cette 4e édition, on ressent que quelque chose est en train de grandir. Certains habitués ayant connu les trois premières éditions (seulement 5000 personnes en 2017) nous ont laissés penser que l’on vivait peut-être la dernière édition originelle avant que l’événement ne devienne une grosse machine (le partenariat/branding avec la grande entreprise de télécom sud-africaine, MTN, pouvant laisser présager une telle évolution). Il faut de toute façon le voir pour le croire et nous étions déterminés à vivre cette expérience de l’intérieur. 

Près de 200 artistes, répartis sur cinq scènes aux ambiances distinctes, se sont donnés au maximum pour faire de ce grand rassemblement un espace hors du temps. On a véritablement ressenti cette sensation de déconnexion durant les quatre jours, confinés avec les mêmes personnes, les mêmes artistes (invités pour certains à rejouer plusieurs fois durant le week-end).

Nos premières craintes associées à la dimension du festival se sont très rapidement dissipées. Les espaces étaient plus qu’à taille humaine. Au Nyege Nyege, l’impression d’être à la maison est totale. La navigation sur le site se révèle être un petit labyrinthe à travers les allées en pente du parc arboré. La Tropical Stage, meilleur spot du festival, un patio au bord du Nil où la crème des DJ’s Ougandais et internationaux nous ont ambiancé jusqu’au petit matin. On retiendra les belles prestations d’Emily Dust, Sarah Farina, Dj Fonk, Dj Sofa chez les internationaux, et les magnifiques sets des régionaux Fya Le Boof (notre instant Shazam du festival) et Sisso & Jay Mitta. La France était également représentée avec les Sauvage Sound System en provenance de la Réunion, fer de lance sur l’île des vibes afrotropicales.

La deuxième scène, la Darkstar Stage, était le point névralgique des musiques électroniques, dark et déviantes du festival. Illuminé par un dispositif de panneaux blancs, bleus et roses, le spot nous a fait clairement oublier que nous étions en Ouganda, le temps de prestations ambitieuses et pointues. C’est notamment ici que la délégation du Shape Platform, projet d’accompagnement des musiques innovantes et des arts visuels réunissant 16 festivals européens, a posé ses valises. Mika Oki, artiste sonore et visuelle franco-japonaise sélectionnée de cette façon nous a régalés le jeudi soir d’un set énervé, où grime, dark techno et bass music s’entrechoquaient. L’Austro-Congolais Kimyan Law, lui aussi suivi par Shape Platform, a réalisé une belle performance à la batterie numérique nous offrant sa vision tribale et futuriste de la drum’n’bass. Les deux autres prestations qui nous ont bien foutu une claque sur cette scène reviennent au Marocain Gan-Gah, réalisant un DJ set très efficace aux confins de l’électronique, de la bass music et des sonorités nord-africaines, et au Berlinois Errorsmith qui pour sa part nous a brisé la nuque avec une techno lourde et futuriste. On a loupé le show de MCZO & DJ Duke (Tanzanie) qui était apparemment l’une des plus belles performances de cette édition, invitant à découvrir le Singeli, mélange de house et hip-hop sur des rythmiques à 180 BPM/minutes.

On a quand même traîné un peu du côté de la mainstage notamment pour ne rater sous aucun prétexte la scène sud-africaine et les fers de lance du label GQOM OH, mis à l’honneur cette année. Si la rappeuse Sho Madjozi ne nous a pas totalement percutés, les Rude Boyz ont fait le job ultime. Rythmiques entêtantes, flows énergiques, tous les ingrédients du fameux label de house sud-africain étaient aux rendez-vous. Les nuées d’éphémères volantes qui se sont répandues sur l’ensemble du site à ce moment précis apportaient une aura assez dingue, scintillante sous les projos et à la fois macabre, finissant par joncher l’ensemble du sol, devenant gris/bleuté, à l’agonie. Parfait pour absorber l’énergie de cette house tribale.

On attendait Mina & Bryte et The Busy Twist avec impatience, rares noms du line-up que nous connaissions réellement en amont. Pas d’euphorie puisque nous étions déjà conquis par leur musique, mais des prestations efficaces pour les deux. Une vraie dose d’afro-électro et de rythmiques kuduro qui nous ont fait danser un certain temps.

Nous avons fait l’impasse sur la scène traditionnelle durant le week-end, mais l’un de nos coups cœur du festival restera le Nilotika Cultural Ensemble, ouvrant la mainstage le premier soir. Un savoureux mélange de folklore ougandais et d’influences des west indies orchestrés dans un show où des danseuses/chanteuses traditionnelles donnent le LA aux musiciens. Ça faisait du bien au milieu de ce marathon électronique.

Enfin les deux plus belles découvertes du festival reviennent à HHY & Kampala Unit et à Hakuna Kulala Take over (nouvelle branche du label Nyege Nyege avec une approche plus dancefloor). La formule proposée par HHY (machines, batteur, trompette) a très clairement hypnotisé le public en ce début de festival, un son caractérisé par une dimension cinématographique sombre et progressive et une performance du batteur totalement hallucinante. 

Pour Hakuna Kulala, c’est l’un des poulains de ce nouveau sous-label Rey Sapienz originaire du Congo qui nous a fait bouncer sur la Tropical Stage avec des rythmiques afro club et un rap en congolais percussif. Superbe énergie, à suivre de près.

On cite des noms, des coups de cœur mais le Nyege Nyege Festival c’est un ensemble, un mode de vie, le temps de quelques jours ! Pour apprécier totalement cette expérience il est pratiquement impossible de dissocier la musique du cadre, la danse de l’état d’esprit. C’est une formule inédite qu’on ne ressent que très rarement dans nos festivals occidentaux. Le Nyege Nyege se veut pointu, exigeant mais ouvert sur le monde ; il offre une échappatoire au public à la recherche d’un lâcher-prise annuel, quel que soit ses convictions religieuses, ses tendances sexuelles. 

Cette année le festival a failli être annulé deux jours avant sous la pression du Ministère de l’Éthique et de l’Intégrité (et oui, cela existe) et de son représentant Simon Lokodo. Ce dernier prétextait un laisser-aller des moeurs sur le site du festival, indigne des valeurs défendues par la nation, affirmant notamment que les festivaliers se livraient à des orgies de sexe (il n’en est rien, bien évidemment). Rappelons tout de même que l’homosexualité en Ouganda est passible de prison à vie. Un coup de pression politique plus qu’une réelle menace au vu de ce que l’organisation du festival apporte économiquement à la région et du poids que représente maintenant Mobile Telephone Networks dans la balance. Mais une pression ressentie tout de même à la vue des divers corps de police circulant sur le site du festival (autorisés par l’organisation suite aux pressions du gouvernement) et s’évertuant beaucoup plus à mettre la main sur les hommes qui s’embrassent que sur les nombreux pickpockets présents sur le week-end.

Dans ce contexte, et un mois après que Trax ait laissé la rédaction en chef de son numéro de septembre à Kiddy Smile, défenseur de la culture queer, il est important de rappeler l’importance du Festival Nyege Nyege, dans un pays où l’actuel président Yoweri Museveni, truste le pouvoir depuis 1986 et perpétue un conservatisme dur, réminiscence d’une époque coloniale où les évangélistes étrangers ont imposé ce dictat des moeurs. 80% de la population ougandaise a moins de 35 ans. 

Le Nyege Nyege Festival a un rôle social au pays de la grue royale (symbole national du temps de la colonisation anglaise) et fait perdurer les valeurs d’un collectif qui aspire à un renouveau en Ouganda, renouveau de la fête, de l’ouverture aux autres, de la liberté. La découverte de cet événement hors norme implique de se plonger dans cet état d’esprit. On espère qu’au fil des éditions le festival continuera à être accessible aux Ougandais, aux habitants de Jinja (à l’instar des billets vendus à faible coût pour la communauté), aux pays voisins, qu’il ne devienne pas un festival de « Blancs » mais bien un melting pot, rassemblé par et pour la danse, la transe et le lâcher-prise (sans pour autant se lancer dans des orgies sexuelles fantasmées, messieurs les évangélistes). On espère également que le festival gardera sa dimension humaine, point clé dans la préservation de son identité. Enfin, s’il devait y avoir un point noir sur ce tableau idyllique, c’est la gestion des déchets sur le site : pas assez de poubelles, pas assez de ramassage, au point de devoir parfois s’établir une « zone à danser » en dégageant vers les autres les nombreuses bouteilles et verres jonchant le sol.

Nihiloxica, l’une des signatures du label Nyege Nyege Tapes, aux 40ème Transmusicales de Rennes en décembre 2018

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