Nuits sonores : récit définitif de 5 jours de fête et de coups de soleil sans (presque) dormir

Écrit par Jean-Paul Deniaud
Le 05.07.2017, à 14h21
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Écrit par Jean-Paul Deniaud
A croire que le festival Nuits Sonores est, chaque année, béni des dieux. En tout cas, depuis quelques éditions, c’est certain. À Lyon, c’est une sorte de rituel : à chaque fin du mois de mai, un soleil de plomb pèse sur une semaine de fêtes de jour, de clubbing de nuit, et de soirées techno, house, disco, pop, rock et même hip hop dans les espaces industriels, patrimoniaux, voire résidentiels de la ville. Pas d’exception pour cette 15e édition à la programmation toujours aussi exigeante, ouverte cette année à la scène effervescente de Lisbonne. Récit d’un très long week-end dont on a mis longtemps à se remettre.


Air avait ouvert le bal le mardi (!), veille de notre arrivée, dans l’Auditorium de la ville. On n’y a pas été, le boulot oblige. Mais le jeudi étant férié, dès le mercredi soir, c’est le grand déballage. Clara Moto, Apparat et Arandel chauffent le club Le Sucre, alors que dans le nouveau terrain de jeu du festival – les anciennes usines Fagor-Brandt – une quinzaine d’artistes internationaux et locaux inaugurent, pour de bon cette fois-ci, cette nouvelle édition du festival lyonnais. Et c’est là que l’on va.

JOUR 1

On compte y voir les Rhônalpins Macadam Mambo et The Pilotwings. Et puis deux Anglais : Stormzy, prince du grime, et Lady Leshurr, nouvelle égérie rap. Et pourquoi pas Kekra, dont le nom seul en dit long. C’est aussi le cas de ceux qui prennent le dernier tramway – ultra blindé – pour les usines : le rap de Young Thug sortant d’une enceinte et fumée de clopes viennent s’ajouter à cette atmosphère de bar moite. Espoir vain : de tous ces artistes, on n’en verra pas la moitié et on se fera surprendre par l’autre. De toute façon, comme à chaque fois, mieux vaut se laisser porter. Après les anciennes usines Brossette (éditions 2012 et 2013) et le gigantesque marché Gare (jusqu’à l’an dernier), on débarque dans un quartier résidentiel plutôt chaleureux. Ça change. À quelques centaines de mètres du tram, la foule converge vers de gigantesques entrepôts de tôle qui se font face : on est arrivé.

Alors que vaut cette nouvelle zone de guerre ? L’entrée est un peu magistrale, avec le sentiment de plonger dans un long et étroit couloir de tôle ondulée vibrant sous les kicks techno. L’impression de rejoindre une énorme rave à l’arrache traverse les esprits mais l’encadrement, hyper pro, calme rapidement le punk qui s’éveille en nous. Un premier hangar est dédié au ravitaillement, avec pour seule musique les échos venant des autres ; cashless, stands de street-food – dont l’excellent Freegan Pony du Péripate  bancs, tables, etc, se partagent l’espace. En face, l’immense Halle C résonne sous les hits un peu datés de Vitalic, et les nouveautés flirtant avec le bon goût. Plus loin, la Halle D, toute en longueur, couve une séquence avec Talaboman (le duo John Talabot et Axel Boman), toujours sexy malgré le manque de punch. Alors que de l’autre côté, la Halle B s’essuie le front après avoir vu passer nos fameuses stars du rap et du grime.

Halle C avec Mind Against © Anne Simonot

Dans quelques minutes, Laurent Garnier, parrain du festival et éternel habitué des lieux, commencera ici un mix de 2h30 100% UK. « Chaque année, Laurent revient au festival avec une seule exigence : qu’on lui propose quelque chose qu’il n’a jamais fait les années précédentes », dira plus tard Vincent Carry, directeur d’Arty Farty, l’association derrière Nuits Sonores. On prépare notre jeu de jambes en dansouillant sur les ondulations dignes d’un ballet des deux Italiens de Mind Against, qui ont pris la suite de Vitalic, Halle C, mais sans grand succès. Et c’est là qu’on le découvre, au fond, caché derrière de discrètes palissades : le bar pro.

Ah, le bar pro… Festival dans le festival, vous connaissez sûrement quelqu’un – qui connaît quelqu’un – qui y a passé un bout de son week-end, tournant en rond entre le bar et le jardin, ce dernier étant habilement aménagé pour piéger le quidam dans d’interminables discussions, plus ou moins professionnelles, avec des individus plus ou moins de la profession. Mais on ne se laissera pas faire cette année ; du moins juste assez pour remplir quelques gourdes et revenir au front. On passe voir Garnier, qui a déjà bien entamé son voyage outre-Manche en enchaînant tracks drum’n’bass et rap grime du – culte – Boy In Da Corner de Dizzee Rascal, et on file en vitesse : il nous reste encore quatre jours.

JOUR 2

Le lendemain se veut marathonien : la fête attaque de jour (le « Day 1 »), et cette nuit, pas de Halle X. Il faudra courir aux quatre coins de Lyon, dans les bars et clubs apprêtés pour l’occasion, pour en profiter au maximum. Meilleur souvenir sur l’ensemble des trois « Days » du week-end : arriver chaque jour le long du Rhône, sous un soleil blanc, avec ces hordes de jeunes gens enthousiastes, à peine vêtus, un sourire sur chaque visage. La journée commence donc au Sucre, la salle 1930 géante en sous-sol et son esplanade, où The Black Madonna a programmé ses artistes fétiches (Rahaan, Mark Ernestus, Optimo, Honey Dijon…). Fidèle à ses convictions, la Chicagoan a booké là autant de femmes que d’hommes. Voire même davantage de filles, si l’on compte le trio de sœurs new-yorkaises ESG qui fait balancer Le Sucre au rythme de sa batterie métronomique. Et même si leur musique est restée collée aux années 80, le son post-punk et funk de la Big Apple d’antan soulève le club.

Quelques mètres plus bas, The Black Madonna se donne en back-to-back avec Derrick Carter, à coups de garage house et d’anthems techno – sportif, quoiqu’un peu classique. Surtout lorsqu’on vient de la scène extérieure, en plein soleil, parfaitement contrôlée par la jeune Coréenne Peggy Gou. La DJ en pleine ascension y fait forte impression sous son simple barnum, avec ses fringues hyper cool et son air imperturbable. À ses côtés, deux grandes colonnes de Funktion One expulsent son set électro et proto-hip hop des années 80 – du son de TR-808, pour faire simple, d’une modernité jamais retombée –  avec une précision au millimètre. L’ingénieur français de Funktion One, un vieux loulou dont on contra bientôt l’histoire, est paraît-il lui-même venu faire les réglages, et ça se sent. Une chance pour Peggy Gou : impossible de quitter son dancefloor avant la tombée de la nuit.

Jour 2 : le soleil et la chaleur pèse sur les festivaliers

En ville, tous les clubs et bars sont déjà sur leur 31. Chacun propose une prog du tonnerre… On choisit donc de tenter le parcours de l’enfer entre cinq lieux phares (et autant de têtes d’affiche) du Lyon noctambule : l’Ayers Rock Boat, la Plateforme, l’Ambassade, le Terminal et le nouveau club Groom. Ouf. À l’Ayers, péniche “à l’australienne”, qui mêle habituellement concerts, DJ sets et clientèle à cocktails, Teki Latex est venu avec ses fidèles DJ Orgasmic et Betty. Sur le sound system de très bonne facture, Orgasmic démarre en mode bass music, hip hop, alors que Teki nous annonce “un set club bien mélangé”. Or, juste à côté, la péniche La Plateforme accueille Roy Davis Jr., et on part voir ce que réserve cette interminable file d’attente à l’entrée. À l’intérieur, sur le pont supérieur, comme dans le club en cale, c’est tel qu’on l’a imaginé : ambiance hammam. Le DJ de Chicago, auteur du cultissime track “Gabriel”, y joue ses classiques aux vocaux soul, insolents et catchy. Les danses sont sexy, et le mix impeccable : la sélection baigne dans un groove filtré qui rappelle, s’il le fallait, que la French Touch n’avait pas inventé grand-chose. Tiens, on l’entend même passer un “Venus (Sunshine People) (DJ Gregory U. Pass Remix)”, pour bien clarifier les choses.

Coup d’œil sur la montre : à L’Ambassade, la légende David Morales a déjà pris les platines, on file. Mais devant l’entrée, ça coince. On est en short, et le lieu se veut select et habillé, malgré les températures extérieures guadeloupéennes. Après négociations, le sas d’entrée s’ouvre enfin… sur une foule en liesse. Les danseurs sont ici bien plus âgés, une majorité de quarantenaires, et c’est juste ce qu’il fallait pour honorer au mieux la disco-house de Mr. Morales. Moquette rouge sur les murs, champagne sur les tables, système-son royal, on comprend vite pourquoi l’entrée est précieuse. Malgré sa très petite capacité, l’Ambassade a des airs de Rex Club ce soir, et la musique, divine, nous plonge dans la house new-yorkaise des années 90, avant de se relever d’un morceau purement disco, puis de remettre Chicago au centre. Une vraie petite bulle de groove sexe et élégante. Mention spéciale à la table à bouteilles du fond, qui accueille le visiteur inopportun avec une coupe fort bienvenue. Il nous faut pourtant poursuivre notre parcours.

Le Londonien DMX Crew joue au Terminal, mais on arrive à la fin, lorsque le Hollandais Palmbomen II prend la relève. Si le set de DMX Crew était à son habitude « romantique, années 80, rappelant les sorties du label Output de Jackson », comme on nous le confirme sur place, son successeur est dans le ton. Sous la lumière noire du Terminal, Palmbomen II, révélation du label Beats In Space, la joue post-punk et electro 80’s. Captivant. Et le Groom, ce nouveau club qui a remplacé le fameux DV1 ? À mi-chemin pour s’y rendre, on apprend que le grand Chez Damier vient d’en partir, plus tôt donc qu’indiqué sur les programmes, soi-disant “une simple erreur”. Paraît-il qu’il a aussi entamé un peu tard, grognant sur le sound system avant de s’y remettre après quelques réglages sonores. Déçu de ne pas atteindre le Grand Chelem, après tous ces kilomètres en un soir, il est temps de rentrer.

JOUR 3

Vendredi. Les Nuits s’ouvrent à nouveau ce soir mais avant, un grand nombre d’Extras! sont au programme en ville. Passons rapidement aux Subsistances, où le festival jumeau de Nuits Sonores, l’European Lab, avec son défilé de conférenciers de marque, disserte cette année de la ville du futur. Nous n’aurons pas l’occasion d’y assister, malgré son programme fort intéressant, mais juste d’être présents à la prestation, sous la grande verrière du lieu, de Rastronaut, résident du Lux Club de Lisbonne et boss du célèbre label Enchufada. La veille, DJ Marfox, boss de l’autre grand label portugais Príncipe, avait enflammé la place. Aujourd’hui, ce sont les beats “global club music” du Lisboète qui mettent une claque à tout le monde.

Carte blanche à Lisbonne pour les Nuits Sonores © Gaëtan Clément

La suite se déroule dans un quartier populaire de la ville, avec l’Extra! « Quinceañera Sónar » au Malting-Pot, un patio de 800 m² façon friche derrière un bar du même nom transformé en lieu de type kermesse mexicaine, avec l’inusable DJ Lofti aux platines. Concours de déguisements, chorégraphies à dix, et plein d’autres conneries. Là, ça joue samba brésilienne les bras en l’air sous la tonnelle : meilleure ambiance. “J’ai essayé plein de trucs, de la house, etc., mais ça ne marchait pas. Et c’est quand j’ai vu des dreadeux me tendre un joli cadeau à fumer que j’ai compris”, sourira à la sortie le vétéran lyonnais Lofti, résident des délicieuses stations Radio Meuh et RTU Le Grand Mix.

La nuit tombée, retour aux usines Fagor-Brandt. Trop tard – il faut bien vivre – pour voir des concerts immanquables (Fatima Yamaha, Pharoah Sanders, Aurora Halal), mais dans les temps pour halluciner devant celui de Harvey Sutherland & Bermuda. On découvre là le P-Funk discoïde des trois Australiens, leurs envolées de guitares 80’s et ce pied rappelant les meilleurs disques du label Prelude, le tout devant une foule bien accrochée. Un disco très électronique, malgré les cordes et la batterie, se laissant aller à de grandes nappes rêveuses lorsqu’il ne part pas dans une transe en 4/4, avant de revenir à un disco « toddterjien », acid et pop. Superbe combo sur scène, le public marche à fond, une vraie réussite à 1h30 du mat’ dans un grand hangar – même si on aurait aimé l’écouter pieds nus près d’une piscine.

De l’autre côté, dans la Halle B, François X et Bambounou jouent aussi sur les boucles acid mais pour parfumer une techno indus à la rythmique tribale, qui se veut enivrante, parfaite pour s’oublier dans la danse. Même si en vérité le manque de puissance et de kick sape un peu l’effet. On fonce se marrer en rejoignant l’inusable musique de mariage électro du Syrien Omar Souleyman. Même avec notre esprit critique en béton armé – en gros, c’est toujours la même recette – il réussit à nouveau à faire danser tout le monde les bras en l’air. Ultra efficace, rien à redire. Dans la foulée, on enchaîne avec une étonnante formation live basse-batterie et Moscoman à la guitare qui marche très bien. Mais le set du soir restera signé Helena Hauff et Umwelt. Impossible de quitter la piste, et essayer une autre solution ne fait que nous ramener plus vite encore devant les deux DJ’s qui tapent très fort, efficaces et sombres, mélangeant acid, techno, electro 80’s, quasi techno hardcore par moment… incroyable.

Helena Hauff b2b Umwelt © Brice Robert

JOUR 4

En arrivant ce samedi à la Sucrière, après avoir appris à danser comme Drake devant l’Opéra, c’est étonnamment Jon Hopkins et non Daniel Avery qui enchaîne les galettes techno. La raison du changement de programme ? L’aéroport de Londres s’est fait pirater et les vols de Daniel Avery et des Chemical Brothers ont été annulé. Ces Messieurs se sont donc vus proposer de rejoindre Lyon en… jet privé. À 10 000 € le voyage, la note est salée pour le festival, mais les gars seront bel et bien là, et au diable la timetable.

Une dizaine de mètres plus haut, au Sucre, Actress termine un live hyper habité, un poil malsain, devant une salle à moitié vide. Pas simple d’entrer dans le cerveau dérangé de l’Anglais, un après-midi d’été. Pourtant, que ce soit les tracks issus de ses albums ou des grandes nappes oniriques, ses sonorités sont diablement enivrantes, pourvu qu’on s’y plonge un tant soit peu. Preuve en sont les 50 personnes qui se démènent comme des beaux diables sur les rythmes cassés, les bleeps, les glitchs, les références dub, house ou drum’n’bass et les synthés bizarres du bouillonnant artiste labellisé Ninja Tune. Sur l’Esplanade, avec le même sound system Funktion One millimétré que celui de Peggy Gou jeudi, Randomer donne un set hyper speedé et costaud. Le Londonien y joue une techno très technique, se baladant entre le old school et l’acid, un peu de gabber, d’énergie rave et de rythmes quasi tribaux. C’est superbe et la foule de danseurs qui se déhanche en cherchant vainement de l’ombre ne s’y est pas trompée. À l’intérieur, dans la grande salle 1930 devenue quelque peu étouffante, Daniel Avery est finalement là, sur le DJ booth central, entouré d’enceintes, avec un set 4/4 plus lent mais pas moins énervé : ça cogne dur, glissant même vers l’indus, avant de terminer sur une touche trance. On commence à tirer quelque peu la langue, exténué, mais la si bien nommée Nuit 4 (quatrième nuit de suite, merci pour le rappel !) vient de tomber.

Randomer © Brice Robert

Ce qu’on retient de cette dernière épreuve ? La house-techno de Soichi Terada, riche en nappes soul et groove subtiles mais un peu datées, l’électro « 2.0 » du groupe guitare-clavier-batterie des Lyonnais Pratos qui ne nous a pas plu du tout, les Chemical Brothers faisant le plein avec un ersatz de son rave bien formaté ou reprenant les gimmicks techno à la mode – on note « ou comment d’excellents producteurs font leur beurre sur la nouvelle génération avec cynisme et nonchalance » – un KiNK qui lui ne déçoit jamais, et le duo de DJ’s américains Beautiful Swimmers qui ne nous a pas laissé un souvenir impérissable si ce n’est, allez savoir pourquoi, ce mot laissé sur l’iPhone : « c’est vraiment nul ». Bref, trop fatigué. La belle claque viendra du DJ lyonnais P. Moore, résident du Rex Club et de Radio FG dans les années 90, qui lâche cette année la team organisation de Nuits Sonores (12 ans de collaboration à son actif) pour clore en techno et avec talent et efficacité la Halle principale. Merci les darons ! Il paraît qu’un after techno s’est organisé non loin dans un ancien théâtre à l’abandon : on y passe une petite heure à suffoquer dans le noir complet, chancelant au rythme des basses, avant de définitivement jeter l’éponge…

JOUR 5

Dernier jour. Sucrière. Lunettes de soleil obligatoires pour cet ultime effort. Une armée de kids fait du roller sur du disco dans la grande salle de la Sucrière, le collectif parisien La Mamie’s joue de sérieuses pépites sur l’Esplanade, il y a du rock pas fainéant sur un bateau à quai, et puis maintenant des joueurs d’un étrange loto qui part dans tous les sens dans la grande salle… On ne comprend plus grand-chose, et rien n’y fait. Il faut partir pour la gare, laissant se dérouler au club le Sucre un dernier baroud d’honneur qu’on nous contera plus tard : le boss du festival grec Reworks, Anastasios, a lancé quelques disques, suivi de son invité hellénique Anatolian Weapons, puis du duo allemand Modeselektor. Ce fut ensuite le tour de Maceo Plex, bientôt rejoint par The Hacker, auxquels viendra s’ajouter son ami grenoblois Oxia, pour finalement former aux platines un b2b2b exceptionnel, avant que Maceo ne conclue seul ce week-end sans fin à 2h30 du matin. Au lieu des 23 heures prévues. On n’en aurait pas eu le courage… Mais on reviendra danser, comme chaque année, sous ce soleil de plomb.

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