Si l’on doit retenir une seule chose de Nightmares On Wax, c’est le hip-hop. Une musique et un état d’esprit qui l’auront poussé à devenir l’artiste qu’il est aujourd’hui, auteur de 8 albums chez Warp, dans une veine plus posée et dubby que l’IDM auquel l’on associe généralement le label. Mais avant d’en arriver là, George Evelyn – de son vrai nom – a dû passer par une intense phase introspective, qu’il nous raconte dans cette interview, sans filtre. De ces débuts dans la rave anglaise à son déménagement révélateur à Ibiza, Nightmares On Wax retrace son évolution, sa conception de la vie, de la réalité, et, bien sûr, du futur.
Tu as commencé avec l’univers rave britannique pour finalement t’orienter vers ta propre musique. Pourquoi ce changement ?
Quand j’ai eu l’opportunité de faire un premier album sous le nom Nightmares on Wax, j’étais en même temps sur un projet solo appelé Smokers Delight. Avec Kevin – mon premier partenaire de scène –, on travaillait sur A Word Of Science. Certains titres, initialement prévus sur Smokers Delight, ont fini sur cet album, comme le track « Back Into Time ». Et puis nos chemins se sont séparés. Du coup, j’ai décidé de sortir mon projet perso, sur lequel j’ai travaillé pendant des années. Un album qu’on écoutait d’ailleurs déjà avec mes amis durant les cinq années qui ont précédé sa sortie. C’était à une période où le concept « chill out » n’existait pas ; on allait simplement en after chez des amis pour finir la soirée en fumant de la weed et en écoutant mes samples et loops… C’est comme ça qu’est né Smokers Delight. Mais aussi de l’inspiration que j’ai trouvée en écoutant l’album Chillout de The KLF, qui m’a poussé à faire mon propre LP hip-hop. C’était une progression naturelle pour moi. Je n’ai jamais souhaité appartenir à une scène spécifique. J’ai simplement suivi mon cœur en faisant ma musique.
Du coup, ça fait un peu de toi l’un des précurseurs du « chill out ».
En effet. Mais je faisais simplement quelque chose qui me tenait à cœur, sans tenir compte de l’impact sur ma carrière. C’était simplement une représentation de cette période que nous vivions en petit comité. Je ne m’attendais pas à ce que Smokers Delight connaisse un tel succès ; personne, lorsque nous l’écoutions lors de nos voyages à la campagne, ne se doutait qu’il allait devenir l’un de mes plus grands succès. J’ai bel et bien voulu l’inscrire dans l’air d’un temps qui nous définissait, mais je mentirais si je disais que tout était planifié.
Cela t’a parfois pris plusieurs années pour sortir un nouvel album. Manque d’inspiration ?
Non, c’est simplement à cause des tournées. Et parce que parfois, je suis dans une phase de production intense, et parfois non. Je ne me m’impose jamais la réalisation d’un album. Je ne pense pas que l’art fonctionne ainsi. La créativité va et vient. Si j’écoute et que quelque chose me dérange, je ne m’y tiens pas. Se précipiter, ce n’est jamais bon. Je m’y suis déjà essayé, et ça a toujours fini sur un échec. Je prends mon temps, parce que ça n’a jamais été un problème, ni à mes yeux ni à ceux du label.
C’est quoi ta principale source d’inspiration ?
La vie, en elle-même. Voyager. La famille. L’environnement aussi, c’est vraiment important. J’aime m’isoler. M’adonner à ce petit jeu du scientifique fou, isolé dans son laboratoire. Je passe du temps à l’intérieur de moi-même, comme une sorte de méditation. Quand je m’y rends et que je prends conscience de mon imaginaire, ça me transcende, et je finis par produire quelque chose qui m’excite. Mais si je me mets simplement à dériver à droite à gauche, je n’y vois plus clair. Pour moi, c’est ça ma principale source d’inspiration : une introspection au plus profond de mon être.
Ton environnement joue dessus aussi.
Totalement. Je n’arrête pas d’être en tournée depuis 2013. Comment puis-je trouver le temps de faire de la musique ? Je prends un minimum de matériel sur la route pour m’y mettre, mais malgré ma volonté je n’y arrive pas. Je peux faire des brouillons, mais je ne finis jamais rien. J’ai besoin de retourner dans ma bulle, mon espace… Mon studio. De toute façon, quand je me rends à l’étranger, j’ai envie de connaitre l’endroit. Le paysage, la culture, la politique, la spiritualité, les problèmes du pays… Saisir les différents aspects de la vie et les transformer en musique. Ça influence ma réalité, ma créativité. Je pense que cet album (Shape The Future) est beaucoup influencé par mes voyages.
Ton « espace » personnel, ça ressemble à quoi ?
Je dirais un endroit où je ressens un équilibre ; ce serait mentir que de dire que je le ressens tout le temps. C’est un espace de satisfaction, mais aussi d’excitation. C’est dans ces moments de pleine effervescence que je donne le meilleur. Les idées viennent d’elles-mêmes, et c’est dur de comprendre ce qui est en train de se produire. Un peu comme ce que ressent un enfant le matin de Noël : tu ne sais pas à quoi t’attendre.
Concrètement, ça donne quoi ?
La nature, parce qu’elle est tellement importante. J’ai l’habitude de m’y promener. Quand j’ai une idée, mais que je ne sais pas comment l’aborder, je vais faire un tour. La nature sait tout. Et c’est incroyable ce qu’elle a à offrir quand on s’y connecte et qu’on l’écoute. Après, j’ai juste à retourner au studio et mettre sur table ce que j’ai en tête. Mais je pense que le plus important, ça reste un foyer heureux. Peu importe que tu vives seul ou avec quelqu’un d’autre. Si ton foyer est prospère, tout va pour le mieux.
Qu’est-ce qui t’a poussé à faire de la musique ?
Ça vient de mon enfance. Les gens de mon quartier étaient férus de sound-systems. Certains d’entre eux étaient mes amis, alors quand les cours étaient terminés, on avait l’habitude d’aller à la découverte des nouvelles enceintes. Depuis tout petit, j’ai tendance à vouloir mettre en pièces les choses. Une boutique de réparation de télés avait l’habitude de jeter les vieux postes, et avec les gars, on les récupérait pour les éclater pièce par pièce. Et j’ai réalisé qu’il y avait des hautparleurs dans ces télévisions. Je les ai alors récupérés, et mis dans des enceintes fabriquées par mes soins… Et j’avais mon propre sound-system. Huit enceintes, présentes dans ma chambre, avec une platine. Et puis le hip-hop est arrivé. Le scratch, le sampling… Tout était déstructuré, et moi j’ai toujours voulu manipuler quelque chose. Évidemment, il y avait aussi la musique de mon père à la maison. On n’avait pas le droit de toucher à ses disques, mais il y en avait.
Et qu’est-ce que te faisait écouter ton père ?
À vrai dire, il ne me « faisait » pas écouter quoi que ce soit. Mon père possédait deux phonographes, un dans la cuisine et un dans le salon, que nous n’avions pas le droit de toucher. Mais quand le chat n’est pas là… Mon père écoutait beaucoup de jazz ou de reggae – notamment fan de Duke Ellington. Il aimait pas mal la disco aussi. Mais cette branche de la musique m’est venue de ma sœur, qui dansait dessus en compétition et me ramenait des disques gagnés là-bas. De toute façon, la musique n’était pas centrale à la maison. C’était plus un truc à partager avec les potes qu’avec ma famille.
Le hip-hop occupe la place centrale dans ta musique.
Ça a toujours été la tendance. Même mon attitude envers la musique est hip-hop. Quand je me suis mis à scratcher et mixer, on ne se servait pas encore de breaks. On ne savait même pas ce que c’était. On connaissait le breakdance, mais on n’y comprenait rien. Ça a pris beaucoup de temps pour que ces connaissances nous parviennent. Pour dire, on avait l’habitude d’écouter de la dance music, qu’on appelait funk ou musique de club alors qu’il s’agissait de house provenant de Chicago. Mais le terme « musique électronique » est devenu universel aujourd’hui. Quand les gens me demandent comment a commencé la musique pour moi, je leur réponds simplement que c’était en 1982, quand j’avais douze ans. Je ne l’appelais juste pas comme ça.
Trip-hop, electronica, dub… Tu as traversé beaucoup de genres.
Tout était juste une question d’aventure, où tu essayes des trucs. Je ne peux pas dire qu’à l’époque j’essayais de faire quelque chose de particulier, mais aujourd’hui je comprends que cela peut s’apparenter à tel ou tel genre. Tout est une expérience. Parce que tu te sers des outils les plus basiques pour créer quelque chose de complexe.
Qu’est-ce qui est le plus important pour toi quand tu produis ?
L’honnêteté. Parce que tu peux te retrouver piégé entre essayer de faire quelque chose de correct et traduire en musique ce que tu ressens. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de parfait. Il faut se servir de son cœur. Tout est dans le reflet de ta réalité, de la personne que tu es. Quand j’écoute mes anciens titres, j’essaye de saisir le moment magique qui s’est produit au moment de leur création. D’en comprendre la signification en parallèle avec ma vie. Il faut se limiter à ce que l’on ressent. Tout le monde est attiré par ce qui est authentique. Depuis que je l’ai compris, je me sens libéré.
Et dans la vie ?
Être gentil et s’amuser. Mets ça dans ta vie de tous les jours, et tout va changer. J’aurais aimé m’en rendre compte plus tôt. Mais c’est quelque chose que je dis à ma fille. Si tu t’investis à fond, mais que tu échoues, ce n’est pas grave, tant que tu as donné le meilleur de toi-même. Il faut être connecté avec la réalité – comme pour mes albums. Et mettre toute sa volonté dans son avenir, et éviter les idées arrêtées qu’on nous impose. Chacun a sa propre imagination, mais personne ne la possède vraiment. Il faut que ça change. Si les gens la récupèrent, ils pourront ainsi forger leur avenir.
Quelle est ta vision de l’avenir ?
Être en harmonie, se soucier de tout. Mais ça commence par un travail personnel. On ne pourra pas y arriver sans que cette introspection individuelle. Ça risque de prendre du temps et de l’énergie.
Tu dois surement avoir une relation particulière avec la religion…
Certains pourraient appeler ça de la science, d’autres de la spiritualité. Je n’y vois aucune différence. Je pense qu’il y a une forme d’énergie et qu’on vient tous de là. Qu’elle est là pour soutenir la vie, et que l’univers est créateur – sans arrêt en train d’évoluer. Il y a de la magie autour de nous, elle a toujours été là et on en fait partie. Il est juste question d’en prendre conscience. Tu peux appeler ça de la spiritualité si tu veux, je comprends bien qu’il y ait pas mal de choses qui s’en rapprochent. Mais ça ne veut rien dire. J’étais en vacances, et en passant en voiture à côté d’une église, j’ai demandé ce que représentaient les cloches. Le type m’a répondu que c’était un homme de science et non de religion, et qu’il n’en savait rien. Je lui ai simplement dit que la science est aussi une religion. Ça l’a fait réfléchir.
Dans le track « Shape Of Future », il y a des sons d’OVNI. Ca fait aussi partie de ta conception de l’avenir ?
Je pense qu’il y a bien des dimensions. L’idée reçue qu’il n’y en a que 3 n’est là que pour nous emprisonner. C’est un paradigme qui n’existe que parce qu’on lui accorde du crédit. Mais je suis convaincu qu’il y a quelque chose d’autre.
En fait, Shape Of Future (façonner le futur), c’est plus « Shape yourself », façonne-toi.
Si tu te forges toi-même, tu peux ensuite le faire avec le monde. Tu es le seul maitre de ton monde, bien que nous vivions tous dans le même. Parce que tu as ta perception. Mais quel pourcentage de cette perception est vraiment la tienne ? Est-elle affectée par une information que l’on te donne ? Ou par tes propres expériences ? Parce que les expériences personnelles sont la seule vérité. Pour moi, il y a un narrateur. On le retrouve dans les médias, dans les actualités… Partout. Si tu l’écoutes et que tu le crois, tu devrais avoir peur. Mais la réalité, c’est que le système est biaisé. Pourquoi tout le monde prétend le contraire ? Je faisais partie de ces personnes qui s’assoient et se plaignent de la politique, de la religion, du système… Mais en faisant cela, on ne fait qu’ajouter au problème. La solution est dans notre rapport à la situation : comment s’y retrouver et prendre des décisions soi-même. C’est une discussion qu’il faudrait avoir. Si tu prends des enfants non endoctrinés et que tu leur demandes comment ils voient l’avenir, il n’y aura que du positif et de l’optimisme. Pourquoi n’en sommes-nous pas capables ?
Et toi tu rêvais de quoi étant enfant ?
Je voulais devenir routier longue distance. Ne me demande pas pourquoi. (Rires)
Est-ce qu’à un moment, dans ta vie, tu t’es dit : « J’arrête la musique, ce n’est plus pour moi » ?
Absolument. Juste avant de déménager à Ibiza. J’étais victime d’un burnout, j’ai perdu ma connexion avec la musique. J’ai commencé à me demander ce que les gens avaient envie d’entendre lors de mes sets. C’est une sensation épouvantable. En partant à Ibiza, j’ai dû me débarrasser de plein de choses. Le déménagement en lui-même était une expérience excitante, mais les mois qui l’ont précédé beaucoup moins. Ibiza a tout changé. Et pas en étant invité au Space ou un autre club – je n’ai pas aimé ces endroits, on a l’impression de travailler pour le diable et on ne ressent aucun amour. J’ai commencé à faire des fêtes libres sur la plage, et j’ai ressenti à nouveau. J’avais simplement oublié mon groove, et je l’ai récupéré. Mes amis me disaient qu’aller dans un autre pays, ce n’est pas rien. Dans un délire mystique, j’ai l’impression d’y avoir vécu dans une vie antérieure. Je n’ai pas quitté ma maison pour déménager, je l’ai simplement trouvée ailleurs.
S’il n’y avait pas la musique dans ta vie, tu ferais quoi à la place ?
Voyager. Je pense que voyager est le meilleur des remèdes, pour qui que ce soit. Ça ouvre notre cœur, notre perception. C’est le meilleur des éducateurs. J’ai beaucoup l’occasion de voyager grâce à la musique, mais je le ferais encore si elle n’existait pas. La première chose qui me vient à l’esprit quand je visite un endroit pour quelques jours, c’est que j’aimerais bien y passer six mois, pour mieux découvrir. La deuxième, c’est d’en faire de la musique. (Rires)
Vous pourrez retrouver Nightmares On Wax sur scène à La Bellevilloise le 15 février prochain pour un live Shape Of Future – album éponyme sorti sur Warp Records le 26 janvier. Pour plus d’informations sur la soirée, rendez-vous sur la page Facebook de l’événement.