Apparus sur la toile pour la première fois en 2014 sur la plateforme Counterparty, les NFTs répondent à un problème inhérent aux arts digitaux : le traçage et l’authentification d’œuvres aisément reproductibles. Si le concept paraît difficile à saisir, il est aujourd’hui crucial de le décrypter alors que le marché qu’ils représentent a triplé jusqu’à atteindre les 250 millions de dollars à la fin 2020. Après avoir conquis la communauté des artistes digitaux, ils suscitent désormais la curiosité de nombreux musiciens. Alors qu’Aphex Twin, ASAP Rocky, Kings Of Leon et même Boy George ont déjà monté leurs premiers NFTs, le secteur musical semble prêt à se saisir de cet outil afin de répondre à ses dysfonctionnements actuels : la suprématie du streaming et la popularité du téléchargement illégal. L’objectif pour l’ensemble de la communauté artistique : reprendre le contrôle sur ses œuvres et, surtout, sur ses royalties.
Convaincu de l’impact positif que pourraient avoir ces jetons virtuels sur la vie des artistes et, plus généralement, sur le monde de l’art, le musicien et innovateur Roman Rappak – leader du groupe/collectif Miro Shot, ex-Breton – présentait, lors la dernière édition du SXSW Festival, une galerie virtuelle de crypto-art rassemblant près d’une vingtaine d’artistes à travers la planète. À cette occasion, celui-ci nous a aidé à y voir plus clair dans cet immense brouillard… cryptique.
NFT ?
NFT est l’acronyme de « non-fungible token » : des jetons virtuels cryptographiques qui correspondent à la copie originale d’une œuvre d’art. Une valeur initiale est attribuée au jeton par l’artiste lui-même et, comme sur le marché de l’art contemporain, celle-ci peut fluctuer selon un certain nombre de paramètres (nombre d’exemplaires, cote de l’artiste, tendances, événements marquants…). Pour Roman Rappak, ce système sonne « l’avènement d’une nouvelle ère ».
« Les ordinateurs sont des machines à copier, explique le musicien. Ils ont entièrement redéfini notre rapport à l’art puisque tout circule librement sur Internet aujourd’hui, et que rien n’empêche qui que ce soit de copier une œuvre à l’infini. C’est un véritable défi pour la communauté artistique car c’est en partie la rareté d’une œuvre qui définit sa valeur ». En effet, il est a priori impossible d’établir la valeur d’une œuvre digitale réalisée à l’aide d’un logiciel, exportée en JPEG et libérée quelque part sur le web. Il fallait un moyen de rendre l’oeuvre unique, non-reproductible, et d’être en capacité de dire qu’un fichier précis correspondait à la copie originale de l’oeuvre – lui conférant ainsi une valeur, à la différence des innombrables copies qui pourraient, par la suite, circuler sur le net. C’est précisément cette « copie originale de l’œuvre » que représente un NFT. Au contraire d’un fichier JPEG, un NFT n’est ni interchangeable ni reproductible. « Une garantie assurée par la technologie de la blockchain », comme l’explique Roman Rappak.
Pour ceux qui n’y seraient pas familiers, la blockchain est un système d’archivage et d’échange d’informations automatisé, sans aucune ingérence puisque entièrement géré par un algorithme. « C’est cette chaîne qui permet d’authentifier un NFT, de le tracer et donc de lui attribuer une valeur. Grâce au traçage automatisé de la blockchain, les artistes sont en capacité de suivre chaque transaction dont leurs oeuvres peuvent faire l’objet, et ainsi percevoir leurs royalties sans l’aide d’un tiers quelconque ». C’est au moment où il « monte » son NFT que l’artiste peut définir lui-même le pourcentage – entre 2.5% et 10% du prix de vente – qu’il percevra lors de chaque future transaction. C’est précisément là que ces jetons proposent de révolutionner la façon dont les artistes vivent de leur art : en leur offrant un contrôle accru sur leurs œuvres et une indépendance presque totale. Pour le public, « rien ne change finalement » selon Roman puisque, dans la majorité des cas, « les copies JPEG, MP3 ou autres continueront de faire le tour du web, des plateformes de streaming ou de téléchargement illégal ».
Disrupter l’industrie musicale à l’ère du streaming
Après avoir conquis les créateurs d’arts graphiques, les NFTs ont rapidement attiré l’attention du secteur musical. Un glissement évident : à l’ère du streaming et du téléchargement illégal, la valeur d’une œuvre musicale semble toute aussi abstraite que celle d’une image virtuelle. Si les peintres ont le privilège de la côte, cela n’a jamais été le cas des musiciens qui, de Björk à Justin Bieber en passant par Drake ou Aphex Twin, sont plus ou moins logés à la même enseigne. Le prix d’un album ne varie pas selon son prestige ; et la valeur d’un millier de streams sera toujours la même d’un artiste à l’autre. Dans ce contexte, le développement des NFTs semble offrir aux musiciens la possibilité de faire valoir leur différence en étant cotés sur le marché du crypto-art.
« À leur naissance, les plateformes de streaming musical ont été présentées comme de véritables révolutions, reprend Roman Rappak. Plus de dix ans plus tard, elles jouissent d’un monopole presque total et, pourtant, rien n’a changé. Ce sont toujours les mêmes mastodontes qui se partagent la plus grande part de revenus, ne laissant que quelques miettes pour les centaines de milliers d’artistes indépendants qui tentent de vivre de leur art ». Lorsque l’on observe le fonctionnement d’une plateforme comme Spotify, l’injustice est effectivement flagrante.
Comme l’explique ici Rolling Stone, Spotify collecte l’ensemble des revenus générés par ses abonnements et les redistribue en parts correspondant au nombre d’écoutes de chaque artiste. Ainsi, vous auriez beau n’avoir écouté rien d’autre que Sunareht, Louisaaah et Poté ce mois-ci, une part infime seulement des 10€ dépensés pour votre abonnement leur reviendra, tandis qu’une part bien plus importante pourrait être attribuée à des artistes que vous n’avez même jamais écouté. Un fonctionnement plus juste serait de redistribuer la cotisation de chaque utilisateur en fonction de ses écoutes personnelles. Ainsi l’argent de votre abonnement pourrait être distribué équitablement aux artistes que vous écoutez exclusivement, gonflant ainsi leurs revenus de manière considérable. Dans ce contexte, le développement des NFTs dans le secteur musical apparaît comme la première véritable issue pour les artistes n’appartenant pas au circuit ultra-mainstream favorisé par les plateformes de streaming. En ce sens, les NFTs peuvent être perçus comme une sorte de mécénat : « Après le crowdfunding et les plateformes de soutien comme Patreon, les NFTs sont aujourd’hui le moyen le plus efficace de soutenir un artiste dont l’on apprécie le travail. En favorisant le rapport direct entre un artiste et son public, ils permettent aux créateurs de se passer des nombreux intermédiaires qui les dérobent de la valeur de leurs œuvres ».
Mécénat, spéculation, pollution
Si le téléchargement illégal est encore désigné comme une gangrène financière, est-il si bête, à la lumière de l’injustice des plateformes de streaming, de préférer accéder gratuitement à des œuvres que de dépenser de l’argent qui ne profiterait pas à l’art que nous consommons ? Selon Roman Rappak, il y a là un aveu de mauvaise foi auquel les NFTs se proposent de répondre. « À l’ère de l’internet, la question de la gratuité de l’art devient de plus en plus fondamentale, affirme-t-il. Il est aujourd’hui techniquement impossible d’endiguer le téléchargement illégal mais la question est aussi d’ordre idéologique. Pour ma part, je suis convaincu que l’art doit aujourd’hui s’offrir gratuitement aux internautes mais il serait inconcevable que les créateurs ne soient pas rémunérés pour leur travail ». Dans ce contexte, le musicien décrit les NFTs en parlant d’une forme de « mécénat » : « C’est un système reposant sur des super-fans aux économies qui leur permettent de répondre aux besoins financiers des artistes qu’ils désirent soutenir ». Une vision confirmée par l’exemple du premier NFT d’Aphex Twin, vendu pour une somme de 128.000 dollars en mars dernier, qui semble suffire à assurer au musicien une année plutôt confortable. Selon Roman, « si ce modèle se développe suffisamment, on peut alors imaginer un monde dans lequel nous pourrions tous jouir d’un accès gratuit à l’art et à la culture ».
Une question subsiste alors : celle de l’intérêt pour les acheteurs qui ne pourraient probablement pas se contenter d’une fierté philanthrope. « Pour eux, les bénéfices sont multiples, affirme Roman. Dans un premier temps, la version NFT d’une œuvre donne accès à des bonus, comme dans le cas de l’album de Kings of Leon qui comprend une pochette animée et un vinyle en édition limitée. Mais il est surtout question d’obtenir un certificat authentique de propriété de l’œuvre et ainsi capitaliser sur une potentielle hausse de la cote de l’artiste ». Comme pour l’art contemporain, les NFTs sont donc des objets d’investissements qui prêtent à la spéculation. Un aspect qui fait débat dans la communauté artistique. Vendus en crypto-monnaies (Ethereum principalement), ils dépendent de la fluctuation, exponentiellement positive ou négative, dont celles-ci peuvent faire l’objet. Il y a également un souci environnemental : reposant sur des machines qui tournent sans cesse, les NFTs sont particulièrement voraces en termes d’énergie. Mais pour Roman, le conflit est d’abord « générationnel », presque « métaphysique » : « La question qui se pose est celle du physique face à l’intangible. Il y a d’une part des personnes attachées au vieux monde de la royalty, du contrat de license et des droits d’auteurs. De l’autre, une génération Z qui a grandi sur Internet et voit dans l’intangibilité de l’art une opportunité inédite ».
Bien que les choses s’écrivent encore au conditionnel, les NFTs semblent décidés à s’inscrire dans l’avenir. Pour Roman, leur impact positif se fait déjà sentir. Parmi les nombreuses success stories qui en découlent, il aime citer celle de William Landgren, un jeune artiste audiovisuel suédois, collaborateur de son collectif Miro Shot qui, à l’âge de 14 ans, se dégage un salaire alléchant grâce aux NFTs : « William est l’exemple parfait de cette nouvelle ère. Il n’a pas encore l’âge de travailler et pourtant, à l’aide de Blender – un logiciel open-source gratuit – il parvient à bâtir une carrière saine en commercialisant ses œuvres, des tutoriels et ses propres NFTs. C’est un autodidacte qui s’est formé sur YouTube. Aujourd’hui, il subvient à ses besoins, et s’assure même un futur plus que confortable ». Difficile d’estimer aujourd’hui tous les changements que pourraient engendrer les NFTs mais les dés sont lancés. Pour faire vos jeux, rendez-vous sur OpenSea, Rarible, SuperRare, Foundation où l’une des dizaines de plateformes déjà dédiées à la vente de NFTs.