Nalgene : comment du matériel de laboratoire est devenu la gourde la plus tendance de tous les temps

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Julien Deceroi
Le 11.10.2021, à 16h14
05 MIN LI-
RE
©Julien Deceroi
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Julien Deceroi
A 70 ans passés, elle n’a jamais été aussi branchée. Comment la Nalgene, une gourde rudimentaire inventée par des chimistes et chérie par les scouts, se retrouve-t-elle à collaborer aujourd’hui avec Supreme et Travis Scott ? En étant un modèle de durabilité, dans tous les sens du terme.

Texte : Lucien Rieul
Images : Julien Deceroi
Set Design : Manon Everhard

Dans la mode, on parle souvent des « intemporels », ces vêtements ou accessoires ayant marqué leur époque au point de lui survivre. Marqué par le design, mais aussi par la fonctionnalité – raison pour laquelle les Levi’s 501 et les Stan Smith portés par nos grands-parents dans les 60’s ont toujours la cote ; leurs pantalons patte d’éléphant et leurs gants blancs un peu moins.  Une autre définition d’un intemporel  : celle des marques dont le nom a acquis une telle notoriété qu’il en est venu à désigner tout un éventail d’objets analogues : frigo, rustine, thermos, frisbee…  En France, le K-way a accompli la prouesse d’appartenir aux deux catégories. Ce qui lui permet d’évoquer d’un côté tout type de coupe-vent en nylon, imperméable et pliable (et qui colle aux joues), et de l’autre, de défiler aux côtés de Versace, Prada et Fendi à la Fashion week de Milan, le 17 janvier dernier, 56 ans après sa création dans le Pas-de-Calais. Outre-Atlantique, Nalgene a connu un destin similaire. En 70 ans, elle est devenue le gold standard de la gourde étanche et légère. Retour sur les pérégrinations qui l’ont menée des laboratoires aux vitrines des concept stores, en passant par les camps scouts et les Jeux olympiques.

©Julien Deceroi

Une gourde malgré elle

L’histoire de Nalgene débute entre les mains des chimistes. Nous sommes en 1949, au 625 South Goodman Street, Rochester, New York. Un dénommé Emanuel Goldberg vient de fonder, avec trois associés, la Nalge Company. Ses produits : de l’équipement de laboratoire haute qualité fabriqué en polyéthylène. Notamment des porte-pipettes, des cuves de stockage et des bouteilles à centrifuger. Ce sont ces dernières qui vont devenir, de façon tout à fait inattendue, le produit phare de la marque. Car de par l’usage auquel elles sont initialement destinées, les bouteilles de la Nalge Company se doivent d’être d’une étanchéité à toute épreuve. En plus, leur matière les rend légères, solides, et leur large bouchon en facilite le nettoyage. Si bien qu’une rumeur se met rapidement à circuler : certains chimistes embarqueraient les bouteilles de leurs labos pour s’en servir de gourdes lors de leurs excursions du week-end. L’anecdote se confirme lorsque, dans les années 70, le président de la Nalge Company, Marsh Hyman, constate que son fils et ses amis, tous membres des scouts, se servent des bouteilles à centrifuger pour stocker de l’eau, mais également du shampoing, des allumettes ou de la pâte à pancake. L’essentiel d’un trek réussi, en somme. Hyman père entrevoit immédiatement un nouveau secteur à conquérir. La marque Nalgene Outdoor Products vient de naître. Et avec elle la promesse de gourdes de camping de haute qualité, durables et abordables, car vendues autour de 10 et 15 dollars.

Un statement piece avant l’heure

En 1977, Perrier arrive sur le marché américain et débourse 5 millions de dollars en marketing afin de se positionner comme la boisson favorite des yuppies, les jeunes cadres dynamiques qui se bousculent sur Wall Street. Un an plus tard, c’est Evian qui débarque aux USA, consolidant un marché qui deviendra, en 2016, le premier marché de boissons du pays, devant le café, les sodas et l’alcool  : celui de l’eau en bouteille.  La mode est alors à la « glamourisation » de l’eau. Symbole du lifestyle des classes supérieures, elle est présentée comme un produit de luxe – le slogan historique de Perrier étant, après tout, « le champagne des eaux de table ». En réponse à ce phénomène, les bouteilles réutilisables vont elles aussi gagner en popularité. Elles incarnent une alternative durable, en phase avec la montée des mouvements écologistes. Le 22 avril 1970, 20 millions d’Américains célèbrent le premier Earth Day, la journée de la Terre. La pollution des eaux est déjà au centre de leurs préoccupations, au même titre que les tonnes de déchets générés par les plastiques à usage unique. Ultra-solide, garantie à vie, conçue à partir d’un plastique dépourvu de bisphénol A et S, fabriquée en circuit court aux États-Unis (les matériaux sont sourcés dans le Tennessee et les gourdes produites à Rochester), la Nalgene devient un statement piece avant l’heure.  Avec la réputation d’être indestructible, elle se définit par sa praticité – on l’aperçoit sur le banc de l’équipe américaine lors des Jeux olympiques de 1980, en URSS – plutôt que par son design. Comment expliquer alors, qu’un demi-siècle plus tard, les plus grandes marques de streetwear se bousculent pour réimaginer cette gourde rudimentaire  ?

01
©Julien Deceroi

Une grande toile vierge

Elissa McGee, directrice générale de Nalgene, a son avis sur la question. « C’est un peu comme les Crocs. C’est tellement moche que c’est redevenu intéressant, non  ? », déclare-t-elle à Hypebeast, soulignant que le design de la bouteille n’a pas changé depuis sa création. Il aura fallu d’ailleurs attendre 2002 pour que la marque commercialise enfin ses bouteilles dans d’autres coloris que le bleu et le gris. « Nous ne courons pas après les tendances et n’essayons pas d’être à la mode. On n’en fait pas des tonnes. Nous sommes là et nous sommes fiables », poursuit McGee.  « Je pense que les gens sont attirés par les Nalgene parce que c’est une grande toile vierge », déclare dans les mêmes colonnes Ben Jacobs, directeur de la marque Stadium Goods, à laquelle on doit la Nalgene « Los Angeles »  : une itération vert d’eau à bouchon rouge, griffée d’une illustration en hommage à la West Coast et basée sur le modèle 32  oz. (environ 1 litre). « La 32  oz“wide mouth”, c’est leur Air Force  1  : un modèle OG qui fonctionne à tous les coups. » 

©Julien Deceroi

Parmi les collaborations les plus prisées figurent celles avec Supreme (transparente, flanquée du logo de la marque et accompagnée d’un étui rouge), BAPE (un modèle fluorescent), Carhartt et Cactus Jack, la griffe du rappeur Travis Scott.  Dans le sillage de ces poids lourds du streetwear se trouvent d’autres marques plus confidentielles, mais très suivies par les aficionados, telles Brain Dead (qui signe une collab tripartite avec la radio londonienne NTS), JJJJound, Pleasures, Eden Power Corp ou Online Ceramics. Enfin, on compte aussi de nombreuses marques associées au « gorpcore », cette esthétique construite autour de l’univers du trail par des obsédés de mousquetons, de Gore-Tex et de polaires vintage. On citera notamment les Japonais And Wander et Mister Green, avec leur gourde estampillée « Bong Water ». Le point commun de toutes ces marques  ? Avoir un pied sur les podiums et un autre dans la rue (ou sur un chemin de randonnée). Une fois de plus, la Nalgene incarne une approche plus terre à terre de la mode que celle du luxe et de la haute couture – on pense par exemple à Chanel, dont on pouvait apercevoir la gourde à 5000  $ (avec étui en cuir et chaîne en or, s’il vous plaît) portée par la chanteuse Maggie Rogers sur le tapis rouge des Grammy Awards 2020.

Il faut dire que boire de l’eau n’a, semble-t-il, jamais été aussi cool. Le 1er janvier 2020, il s’agissait de l’une des bonnes résolutions les plus partagées sur Twitter. Même le compte officiel de l’oiseau bleu tweetait  : « Nouvelle décennie, buvez plus d’eau ». De Jennifer Aniston à Beyoncé, les plus grandes stars américaines proclament que c’est dans l’hydratation que réside le secret de leur beauté. À chaque jour sa nouvelle appli permettant de surveiller sa consommation d’H2O, sa smart bottle qui vibre et se connecte en Bluetooth, sa gourde sertie d’une améthyste afin de boire son eau « infusée aux cristaux »… De l’argument santé aux délires new age, il n’y a qu’une gorgée.Nalgene se préoccupe peu de ces nouvelles lubies. Les récentes initiatives de la firme attestent que son statut de nouvelle coqueluche du streetwear n’a pas changé son ethos. En partenariat avec l’ONG REVERB, elle conduit depuis plusieurs années le projet RockNRefill visant à réduire le nombre de bouteilles en plastique à usage unique jetées lors des festivals de musique. En 2020, elle lance la gamme «  Sustain  », des gourdes fabriquées à 50  % à partir de déchets recyclés et toujours 100  % made in USA. Au cycle de la mode, Nalgene préfère celui de l’économie circulaire, qu’elle considère comme « le futur du recyclage ». Peut-être est-ce cela, la vraie définition d’un intemporel.

©Julien Deceroi

Newsletter

Les actus à ne pas manquer toutes les semaines dans votre boîte mail

article suivant