Bon, on ne va pas se mentir… Vous avez forcément envisagé d’autres noms pour votre album que “III” ?
Gernot Bronser (Modeselektor) : Nous avions eu des difficultés à trouver un nom pour les deux premiers albums (Moderat et II, ndlr) alors III s’est imposé comme une suite logique.
Sascha Ring (Appart) : Nous avons déjà du mal à nous mettre d’accord sur notre création musicale, donc on a pas cherché à se battre pour choisir le nom.
“Je fais confiance aux personnes qui aiment notre musique.”
Votre précédent album, II, avait fuité sur Internet quelques semaines avant sa sortie. Comment avez-vous procédé cette fois-ci afin que cela ne se reproduise pas ?
SR : En fait, je crois qu’on s’en fout. Personnellement, je ne me préoccupe pas de savoir si nos albums fuitent ou non. De toute façon, ça n’a jamais changé grand-chose car nous vendons toujours des disques et nous faisons des concerts à guichet fermé. Même si un grand nombre d’auditeurs écoutent gratuitement notre musique, il y a des gens qui achètent nos disques pour nous soutenir et il y a ceux qui en ont toujours acheté.
GB : Pour tout te dire, lors de la sortie de notre précédent album, les CDs envoyés à la presse n’étaient même pas pourvus d’une empreinte. Mais au final, je m’en fiche parce que je fais confiance aux personnes qui aiment notre musique.
III est le plus vocal de vos albums, est-ce que Sascha aurait pris les rênes du groupe ?
SR : Gernot et Sebastian me forçaient constamment à chanter durant l’enregistrement du second album. Cette fois-ci, mes idées de composition incluaient du chant parce que j’étais simplement d’humeur à chanter, du coup j’ai posé naturellement ma voix sur leurs idées instrumentales.
“Les gens disent que nos disques deviennent plus pop au fil du temps, c’est peut-être parce qu’on ne se retient plus.”
Ta voix sonne également plus forte sur ce disque, elle est plus directe et mise en avant…
SR : J’ai probablement plus confiance en moi, en partie grâce aux tournées dont la scène m’a beaucoup fait gagner en assurance. Les gens disent que nos disques deviennent plus pop au fil du temps, c’est peut-être parce qu’on ne se retient plus. On ne critique plus notre musique, on ne se demande pas pourquoi on prend telle ou telle direction, on la prend simplement. Ensuite, on écoute ce qu’on a fait et on se dit…
GB : C’est vraiment naze.
SR : C’est ce que tu dis toujours ! (rires) Non, en réalité on est plus aussi durs avec nous-mêmes.
GB : Je crois que Sascha était en conflit avec sa position dans le groupe : chanter ou apporter un nouvel élément au groupe ? On avait jamais eu ce problème auparavant parce qu’on avait l’habitude de faire des featurings. Tu mentionnes aussi le fait que sa voix est plus directe, à vrai dire je me suis battu pour ça pendant des années, depuis qu’on a enregistré le premier disque. Sascha voulait que sa voix soit en retrait, je pense en particulier aux chorus finaux incroyables sur “Porc #2” sur lesquels on s’est vraiment disputés ; fallait-il les mettre plus ou moins en avant ? Cela n’arrive plus maintenant. Lorsque nous avons enregistré “Reminder”, nous avions tous en tête l’idée que le vocal serait direct et sec. Dans la musique pop, la voix est constamment par-dessus tous les éléments et la partie instrumentale est juste présente pour la soutenir. Dans III, nous avons trouvé un bon équilibre entre les vocaux et l’instrumental, comme dans le métal, et c’est la grande différence entre notre musique et la pop.
C’est la troisième fois que vous collaborez avec Pfadfinderei pour réaliser votre univers visuel, en quoi leur travail vous plaît-il ?
GB : Nous avons une amitié artistique vieille de 10 ans, on a partagé des expériences communes, et nous leur faisons confiance.
Est-ce qu’ils ont carte blanche à chaque collaboration ?
GB : On leur donne une direction mais ils nous connaissent très bien, ils savent ce qui nous plaît ou pas. Par ailleurs, ils sont venus dans le studio durant l’enregistrement pour trouver des idées.
SR : Je crois que notre communication avec eux reste très importante même si on leur accorde une grande liberté.
GB : De toute façon, il arrive un moment où on leur fait confiance principalement parce qu’on a plus le temps. Cela dit, nous n’avons jamais été déçus de leur travail.
“Dans III, nous avons trouvé un bon équilibre entre les vocaux et l’instrumental, comme dans le métal.”
Vous aviez dû annuler un concert à Istanbul en 2013 à la suite du mouvement protestataire. Est-ce que vous y retournerez ?
SR : Istanbul est une exception comparée aux pays limitrophes car il y a une scène électronique. C’est vraiment dommage qu’il y ait autant de problèmes en ce moment. Cela fait d’ailleurs longtemps que je n’y suis pas allé.
GB : C’est une belle et immense ville, c’est incroyable de voir comment les gens essaient de vivre leur liberté. Bien sûr, on reçoit beaucoup de demandes pour venir jouer à Istanbul, mais aujourd’hui on y réfléchit à deux fois avant d’y aller, parce que les connards [les terroristes, ndlr] visent les lieux où les occidentaux se retrouvent et célèbrent leur culture. J’ai des amis là-bas dont la chanteuse Aylin Aslim, une super star nationale, qui souhaite quitter son pays car elle a attiré l’attention sur elle depuis qu’elle a osé émettre diverses critiques. Le gouvernement, ou du moins des responsables qui s’occupent de la censure, ont retiré ses disques de la vente pour des raisons obscures. Elle avait signé sur Sony. Du coup, c’est compliqué, soit tu vas jouer là-bas et tu soutiens les gens qui y vivent, soit tu fais une déclaration et tu déclines toutes les demandes.
“Les paroles de Sascha parlent de la douleur, parce qu’on se sent impuissant face à tout ce qu’il se passe autour de nous.”
SR : C’est une question difficile en effet. C’est pareil pour la Russie par exemple, est-ce que tu y retournes ? Evidemment, puisque tu vas jouer pour les gens, ceux qui viennent à nos concerts sont ouverts d’esprit et critiquent le système. Il serait stupide de ne pas y aller. Il est d’ailleurs prévu qu’on y joue à l’automne.
GB : Le problème n’est pas tant les bombes. Le café que tu as bu ce matin et la liberté d’expression dont tu jouies grâce à ton magazine représentent le rêve du premier monde. C’est une question de libertés et d’accès à l’éducation. Je ne veux pas faire de la politique, mais on nous pose toujours les mêmes questions à propos de l’élaboration de nos disques, on est juste trois mecs de Berlin et on enregistre nos disques parce qu’on aime faire de la musique, c’est tout. Les paroles de Sascha parlent de la douleur, parce qu’on se sent impuissant face à tout ce qu’il se passe autour de nous.
SR : On peut tous agir chacun de son côté, mais on doit accepter le fait que c’est peu comparé à ce qui serait nécessaire.
La mélancolie est récurrente dans vos albums, est-ce qu’elle représente votre état d’esprit ?
GB : Je pense surtout que nous n’avions pas envie de jouer de la musique amusante. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons décidé de faire un nouvel album de Moderat et non pas de Modeselektor. Parfois il n’y a pas de quoi rire. On ne se réveille cependant pas chaque matin en pensant à la misère du monde, mais je dois dire que nous vivons une période dégueulasse pour l’Histoire.
“Nous n’avions pas envie de jouer de la musique amusante. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons décidé de faire un nouvel album de Moderat et non pas de Modeselektor.”
La tournée d’adieu de 50Weapons s’est terminée il y a deux mois, est-ce que le label vous manque ?
GB : Je pense que c’était une bonne décision de fermer le label. J’ai vendu des disques pendant des années en disquaire, j’adore les vinyles, mais lorsque tu regardes le catalogue d’un label, en particulier pour la dance et la techno, cela dépasse souvent les 50, 70, voire 200 sorties et cela dénature le label.
Sebastian Sarzy : 50Weapons est né en 2005 dans le jardin d’un ami à Manchester, on était bourrés et on a eu l’idée de créer un label sur lequel on sortirait 50 disques. Par la suite, on a eu des bons retours et nous nous sommes demandés plusieurs fois s’il faudrait continuer au-delà des 50 sorties.
“50Weapons est né en 2005 dans le jardin d’un ami à Manchester, on était bourrés et on a eu l’idée de créer un label sur lequel on sortirait 50 disques.”
GB : Cela représente beaucoup de travail et nous étions également très occupés avec Moderat. Nous avons investi beaucoup de temps et d’énergie dans 50Weapons. Un bon label nécessite de gros efforts pour qu’il prenne son essor et gagne de la valeur. Prends Bambounou par exemple, il n’avait même pas sorti un seul disque lorsque nous l’avons signé et regarde où il en est à présent. Idem pour Benjamin Damage.
SR : On pourrait dire qu’un label perd en qualité à partir de 50 sorties car la dance music a une durée de vie limitée. Il y a quelques exceptions, des classiques qui restent, mais une sortie est vite engloutie par des nouvelles et elle disparaît deux semaines plus tard. C’est pourquoi je n’ai personnellement pas de réel intérêt pour la dance music, je préfère sortir des albums, au moins une poignée de gens auront une chance de s’en souvenir.
GB : Mon point de vue est différent. J’adore faire le DJ, j’adore la dance music. On a toujours voulu créer un label cool, où les artistes se serrent les coudes et pouvoir dire « les mecs de 50Weapons sont cools », mais ce rêve de gamin ne marche jamais car c’est impossible. En tout cas, on a voulu aider une nouvelle génération d’artistes à produire de la bonne musique pour une nouvelle génération d’auditeurs, parce qu’on entend tellement de daubes. On voulait être sûrs qu’il y ait une poignée de gens qui croient vraiment en l’esprit de la musique électronique.
“On a voulu aider une nouvelle génération d’artistes à produire de la bonne musique pour une nouvelle génération d’auditeurs, parce qu’on entend tellement de daubes. On voulait être sûrs qu’il y ait une poignée de gens qui croient vraiment en l’esprit de la musique électronique“
Que pensez-vous du marketing du dernier album du Wu-Tang Clan, vendu à un seul exemplaire ?
GB : Je crois qu’ils avaient juste peur de ne pas le vendre et qu’ils ont décidé ça au dernier moment. Wu-Tang a eu ses heures de gloire et sa magie a disparu il y a bien longtemps. J’avais parlé à leur booker en Europe dans les années 90 et il m’avait raconté des histoires horribles sur eux. Il m’avait dit qu’il n’y avait pas eu un seul concert où ils étaient tous au complet sur scène car certains d’entre eux étaient en prison ou on ne sait où ; d’autres restaient sur scène 10 minutes au plus.
SR : Cela dit, c’est incroyable si t’arrives à faire fonctionner un show sans un ou plusieurs membres du groupe ! (rires)
GB : Aussi, je crois que c’est important pour les fans de pouvoir détenir un objet. Notre nouvel album est également disponible en format box avec un deuxième disque vinyle qui contient les « scènes coupées » de nos enregistrements, des morceaux ambient ou IDM. Tu peux le considérer comme notre quatrième album.
Aurons-nous la chance de voir un jour « Siriusmoderat » sur scène ?
GB : Il y a peu de chance que cela arrive car Siriusmo a peur de la scène, mais qui sait, peut-être que nous ferons de la musique ensemble, c’est un très bon musicien.
SR : Peu de gens ont assisté à nos sessions d’enregistrement, lui, il en fait partie.