Trois DJs et deux semaines de set sans interruption. Le projet est ambitieux mais Tommaso Dapri, chef de projet au sein de la friche culturelle milanaise Tempio Del Futuro Perduto, relativise : « Nous n’avons que cela à faire de notre temps, après tout ». Confiné depuis le dimanche 8 mars, l’associatif lombard de 32 ans et ses équipes avaient déjà lancé un streaming de 150h le 6 mars dernier, au cours duquel s’étaient relayés 80 DJs et groupes locaux. Ce nouveau défi lancé vendredi 20 mars à 21h et diffusé en direct sur YouTube, permettra aux internautes d’effectuer des dons à l’intention de l’hôpital public italien. C’est le moyen que le centre culturel a trouvé pour continuer à jouer le rôle social qu’il s’est attribué dès sa création, il y a deux ans. « Au-delà de la musique électronique, nous organisons en temps normal des activités artistiques et sociales. Ça va des cours d’auto-défense à destination des personnes handicapées, de classes de musique pour les enfants, à l’organisation d’activités pour les réfugiés », détaille le membre du collectif.
Tempio Del Futuro Perduto (Le temple de l’avenir perdu) occupe les locaux d’une gare désaffectée du centre de Milan. Deux étages recouvrant 800 m² et un jardin de plus d’un hectare dans lesquels l’association développe ses activités ouvertes à tous. « Nous n’avons pas de contrat nous autorisant à occuper le bâtiment mais la mairie de Milan nous soutient », affirme Tommaso Dapri. La structure dans laquelle il officie est autofinancée : l’ensemble des recettes des activités sociales organisées au sein de TDFP servent aux travaux de rénovation de l’ancienne gare, effectués par les occupants. « Nous espérons obtenir un contrat de bail rapidement », précise le squatteur.

Les mesures de confinement mises en place par le gouvernement de Giuseppe Conte pour endiguer la contagion menacent donc particulièrement la structure de Tommaso Dapri. « Le covid-19 est une tragédie sur le plan humain mais pourrait aussi avoir de graves conséquences, vu l’état de l’économie italienne. Notre pays était déjà en crise avant l’arrivée du virus » , prévient-il.
Acteur social et culturel
L’interdiction des rassemblements en vigueur dans tout le pays menace l’existence de ce que les italiens appellent “les centres sociaux”. Ces établissements n’ont pas tout à fait leur équivalent en France. Ils se situent à mi-chemin entre les squats, les tiers lieux, friches artistiques et centres socio-éducatifs à destination des plus défavorisés. Apparus au cours des années 70, ces lieux devinrent très populaires dans les années 90 et incontournables dans la vie culturelle des grandes villes d’Italie. Ils sont souvent accueillis à bras ouverts par les mairies, puisqu’à l’image de TDFP, ces associations restaurent à leur frais le patrimoine et mettent en place des activités pour pallier les carences de l’État ou de la région.
« Ce sont historiquement des lieux forts de la vie politique italienne moderne », précise Tommaso Dapri. À Bologne avec Xm24 (récemment contraint à fermer) ou à Naples avec le centre social Ex OPG installé dans l’hôpital psychiatrique abandonné du quartier de Materdei, se sont fédérés des partis politiques anarchistes et d’extrême gauche. Certains centres comparables rassemblent les mouvances fascistes italiennes.

Tensions politiques
Ce mélange d’activisme social et politique proche du communisme a su, un temps, attirer les foudres du pouvoir politique italien. En mai 2019, Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur issu du parti d’extrême droite de la Ligue du Nord, déclarait : « Nous fermerons tous les centres sociaux. Ils sont aussi utiles socialement que les camps de Roms ». Le gouvernement actuel, formé par l’indépendant Giuseppe Conte, se montre moins hostile à l’égard de ces structures autogérées. Une aide a été prévue pour les acteurs culturels tels que TDFP, mais le système montre ses limites, comme l’explique Tommaso Dapri : « Le gouvernement a mis en place une enveloppe globale à destination des acteurs culturels. Elle n’est pas assez importantes et surtout le principe du ‘premier arrivé premier servi’ est en vigueur. »
La Lombardie est gouvernée depuis le mois de mars 2018 par des élus d’extrême droite, alors Tommaso Dapri se garde bien de revendiquer un quelconque rôle politique. Il en va de la survie de son tiers lieu autogéré. « Nous ne souhaitons pas entrer dans cette logique politique d’opposition entre les centres sociaux de gauche et de droite. Si nous aidons les réfugiés, les enfants et les handicapés, c’est par humanisme », plaide le DJ Lombard.
C’est cet humanisme qui a poussé les résidents de TDFP à brancher leurs platines vendredi 20 mars dès 21h et pour 340 heures. Le collectif prévoit de battre le record de mix établi au Nigeria en 2016 et qui s’élevait à 240h de musique non-stop. Les internautes qui suivent le live ont la possibilité d’effectuer des dons à l’hospitalité publique, via un lien placé sous la vidéo.
En Lombardie, l’épidémie de Covid-19 est plus virulente que partout ailleurs en Europe, provoquant une saturation préoccupante des services hospitaliers. Dimanche 22 mars, une grand majorité des 5476 Italiens décédés des suites du coronavirus se situaient dans la région de Milan. « Nous mixons tous les trois en quarantaine mais beaucoup de nos résidents habituels travaillent dans le domaine des soins et sont au front », s’émeut Tommaso Dapri. « Nous sommes solidaires et pensons fort à eux. C’est étrange ce qui se passe, c’est fou… »