Comment cette collaboration a-t-elle vu le jour ?
Bruce Brubaker : Notre collaboration est née à l’occasion d’un week-end consacré à Philip Glass à la philharmonie de Paris en mai 2019. L’institution prévoyait un grand nombre d’événements liés à l’œuvre du compositeur, parmi lesquels un concert qui devait mélanger les premières œuvres de Glass à de la musique électronique. L’idée était de remettre Glass aux goûts du jour.
Max Cooper : J’avais remixé un morceau de Terry Riley repris au piano par Bruce. La philharmonie a donc pensé que ce serait une bonne idée de nous faire travailler ensemble. J’ai tout de suite voulu éviter que ce projet ressemble à des remix de piano. Il fallait que l’électronique et l’acoustique puisse se mêler, se répondre. Il a donc fallu trouver un moyen de combiner ces techniques.
Pourquoi vous êtes-vous concentrés sur les premiers travaux de Philip Glass ?
BB : Parce qu’au mitan des années 1960, Philip Glass produisait une version pure de son travail, celle qui résume le mieux ce qu’est le minimalisme. Dans ces morceaux pour piano, il y a un rapport aux temps musical unique. L’utilisation du temps est tout à fait différente de celle que l’on trouve dans la musique occidentale. Même dans ses travaux suivants, Glass n’a plus jamais utilisé cette structure répétitive, faite de nuances harmoniques minimes. La musique est écrite, mais la façon dont on la joue est très libre. Il existe une partition de deux pages par morceau. Chaque thème y est inscrit mais peut répéter chaque motif aussi longtemps qu’il le souhaite. Un morceau tient en une partition de deux pages seulement. Vous pouvez jouer 20 minutes ou 5h.
MC : Je n’avais pas compris à quel point la structure était complexe. On a l’impression d’une boucle mais de nombreuses nuances sont apportées au fur et à mesure. C’est ce qui fait qu’écouter un morceau de piano pendant 10 minutes est agréable : des micro changements se produisent, votre cerveau les note même si vous n’avez pas conscience de ça.
BB : Le changement n’est pas explicite, contrairement à ce que l’on trouve partout dans la musique populaire.
Le public qui est attiré par Philip Glass n’est pas celui de Mozart.
Bruce Brubaker
Quel est l’apport de la musique électronique à l’œuvre de Philip Glass ?
MC : La musique électronique est un outil qui me permet de mettre l’accent sur certaines couleurs des morceaux de piano. Certaines progressions deviennent plus puissantes, plus sensibles que dans les travaux de Glass. Il y a aussi plus d’harmonie. La musique électronique a pour caractéristique d’être très encadrée. Elle est séquencée dans une sorte de grille très rigide, celle du séquenceur, du logiciel. Je souhaitais éviter ça. Je voulais sortir de ce cadre pour que la base de notre musique soit tout à fait fluide et humaine. Bruce joue sur un piano à queue qui envoie un signal midi à mon ordinateur. Pour chaque note que touche Bruce, un signal différent est envoyé à mes machines. J’assigne ce signal à différentes fonctions, des synthétiseurs, des effets. Je rajoute également des echos et des delays au son de piano. Mais évidemment, le nombre de signaux envoyés par le piano est très important et cela débouche sur une sorte de système assez chaotique ! On a l’impression que les machines prennent vie. Moi j’essaie de gérer tout ce bordel généré par les machines, en accentuant certains effets, en encourageant certains mouvements. Je me bats avec la bête, toujours au bord du chaos.
BB : Pour un public peu habitué au travail de Glass, je pense que l’ajout de la musique électronique permet de comprendre mieux l’intérêt de l’œuvre de Glass. Beaucoup d’amateurs de musique classique détestent Philip Glass. Ils considèrent que la musique de Glass est très pauvre. Alors que sa musique trouve finalement un écho dans le grand public, ce qui est assez paradoxal : Le public qui est attiré par Glass n’est pas celui de Mozart.
MC : Ça ne m’étonne pas tant que cela puisque c’est en quelque sorte de la techno avant l’heure. C’est une musique faite de répétitions et de boucles.
Philip Glass a-t-il écouté vos adaptations ?
BB : Je ne sais ce que Glass pense vraiment de ce que l’on a fait. Au départ, il était le seul à jouer sa musique, parce qu’il était le seul à s’y intéresser. Je crois qu’il souhaite que sa musique puisse être jouée et réinterprétée par d’autres. Maintenant que la musique n’est plus liée à l’interprète, sa musique a acquis une vie propre.
MC : Oui, et ces œuvres ont été pensées pour être jouées par d’autres. Les partitions laissant libre le pianiste de jouer aussi longtemps qu’il veut et d’enchainer les mouvements comme il l’entend.
Aujourd’hui vous sortez un enregistrement de Glassforms. N’avez-vous pas peur d’avoir figé votre musique, dont l’intérêt réside dans une sorte d’improvisation live ?
MC : Le disque est assez propre et sage contrairement à certains lives qui pouvaient êtres assez sauvages.
BB : Ce que nous obtenons avec ce disque est une sorte d’instantané. C’est un live particulier, mais cela demeure l’enregistrement d’un live. Je pense que nous avons vraiment bien fait, c’est seulement un peu plus court que ce que l’on produit en public. L’enregistrement restitue le principal : La répétition, qui a quelque chose de rituel. Une chose peut acquérir un sens à partir du moment où elle est répétée, et selon la façon dont elle l’est.
MC : On est souvent sollicité par l’instantanéité, par Instagram, par des vidéos très courtes. Nous sommes tous habitués à être récompensé ou distraits de façon instantanée. Je crois que se laisser aller à ce genre de concert, à ces œuvres répétitives où il faut parfois travailler une sorte de patience et où l’intérêt se révèle sur la durée, est très intéressant.