Marvin Gaye, rap en français et faux attentats : les folles histoires de Phil Barney

Écrit par Trax Magazine
Le 02.12.2020, à 13h07
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Dans les années 80, il a été DJ, auteur d’un tube au succès considérable, animateur de la mythique radio Carbone 14, collaborateur de Marvin Gaye, précurseur du rap en France… Phil Barney a une tonne d’anecdotes à raconter. Et il le fait très bien.

Par Brice Miclet

Phil Barney est l’homme d’un tube, c’est vrai. En 1987, sa chanson “Un enfant de toi” a été un carton populaire qui lui permet encore aujourd’hui de vivre de sa musique. Mais que les choses soient claires : sa carrière ne limite pas à cela, loin de là. Au début des années 1980, le banlieusard parisien a été l’un des précurseurs du rap en France, a travaillé en studio avec Marvin Gaye, et a connu les débuts de la mythique radio libre Carbone 14… Une époque déjantée faite de châteaux hantés, de faux attentats à la bombe et DJ sets funk en pagaille, et qui prouve que Phil Barney est bien plus qu’un énième produit de l’industrie musicale sauce eighties. Au contraire.

Le public te connaît principalement pour ta chanson “Un enfant de toi”, sortie en 1987, alors que tu as fait mille choses dans ta carrière. Quel rapport entretiens-tu avec ce titre ?

C’est le boulet en or que je traîne depuis toujours, mais je lui dois tout. J’ai beau avoir fait neuf albums, avoir été un précurseur du rap, avoir été DJ pendant des années, être à fond dans le funk depuis presque cinquante ans, on va toujours me parler de cette chanson. Je tourne avec le projet Star 80 qui réunit pleins d’artistes à succès de ces années-là, comme Patrick Hernandez ou Plastic Bertrand. En général, je chante “Un enfant de toi”, mais avec mon background musical, je connais pleins de titres par cœur. J’ai repris “Eye Of The Tiger”, du Queen, “Quand t’es dans le désert” de Jean-Patrick Capdevielle, “Tous les cris les SOS” de Balavoine… Bon, ça n’a clairement rien à voir avec mon début de carrière, c’est vrai.

Justement, tu as commencé en jouant dans des groupes de musique antillaise c’est bien ça ?

Dans les années 1970, je traînais tout le temps avec des potes antillais, c’est avec eux que j’ai vu James Brown en concert pour la première fois. C’était en 1972 au Palais des sports, et ça m’a marqué à vie. Je jouais également dans des groupes de bal comme batteur et percussionniste. J’étais prêt à tout pour faire de la musique.

Tu es donc un pur produit de la banlieue parisienne ?

Oui et non. Je suis né en Algérie, à Bône, mais la ville s’appelle désormais Annaba. C’est une des plus grandes villes de l’Est algérien, j’y ai passé une enfance magnifique, au soleil. Ça s’est compliqué lors de la Guerre de six jours entre Israël et l’Egypte. Je suis juif, et on était finalement beaucoup plus juifs que Français. Il n’y avait plus d’école, tout était à l’arrêt. On est donc partis en France en 1967, à Bonneuil-sur-Marne. J’avais dix ans. Depuis, je n’ai jamais quitté le Val-de-Marne. On parle tout le temps du juif errant, mais c’est des conneries. Moi, j’ai posé mes glingues là-bas et je n’ai plus jamais bougé.

En 1981, tu as fait partie de l’aventure Carbone 14, la célèbre radio libre parisienne. Comment y es-tu rentré ?

Un jour, un pote m’a dit : « J’ai vu une annonce dans Libération, il y a une radio libre qui s’ouvre, est-ce que tu peux me faire un berceau musical parce que j’aimerais bien y entrer. » À une réunion, j’ai dit que j’étais branché black music, et on m’a tout de suite proposé une plage horaire. J’avais une émission de musique de 4h à 6h qui s’appelait Get Up, Stand Up, avec le titre de Bob Marley en générique. Ça m’a appris plein de trucs. Et puis j’ai fait les émissions de nuit avec Jean-Yves Lafesse. Il parlait tout le temps de cul. Tout le temps ! Cette radio, c’était un sacré bordel. On diffusait 24h/24h, mais c’était ouvert, on pouvait intervenir dans les émissions des autres, je te raconte pas le merdier. On demandait du shit à l’antenne, et des auditeurs nous en apportaient.

Vous étiez aussi connus pour vos canulars…

On en a monté pleins ! En 1982, il y avait cet écrivain, Jean-Edern Hallier, qui s’était fait enlevé par les Brigades révolutionnaires françaises. Plus tard, il est venu à la radio et a raconté qu’il n’avait jamais été enlevé et qu’il s’était planqué dans nos locaux durant tout ce temps. C’était faux, il avait vraiment été enlevé… La police judiciaire a quand même débarqué et a saisi les enregistrements de l’émission pour son procès. Avec Lafesse, on a annoncé l’arrivée d’une maladie vénérienne importée par les boat peoples, ou la mort de Mick Jagger qui a été ensuite relayée par l’AFP… Libération nous écoutait, et il est arrivé plusieurs fois qu’ils plongent dans nos blagues et qu’ils pondent une page sur notre canular.

Vous aviez une liberté totale ?

Notre patron, Dominique Fenu, était Corse, un peu dirigiste, mais il nous laissait faire ce qu’on voulait. On pouvait dire à l’antenne que c’était un gros con, il n’y avait pas de problème. On l’a fait plein de fois d’ailleurs. Lafesse présentait l’émission avec Supernana. Il lui parlait normalement à l’antenne, puis il faisait semblant d’avoir oublié de couper le son, et il l’insultait comme une merde. Les auditeurs entendaient ça, ils hallucinaient. Les associations féministes nous sont tombées dessus, Libération aussi, alors que c’était un hack total, Supernana était de mèche. Lafesse avait plein d’idées de conneries, ça n’a pas changé d’ailleurs. Un jour, il a demandé à un mec de la technique de se faire passer pour un facho qui se pointait dans les locaux de Carbone 14 avec une bombe. Lafesse devait se foutre de sa gueule. Il le charriait en disant : « Tu veux jouer à ça ? Ok, on fait le compte à rebours avec toi. » Ils ont fait le compte à rebours, et à zéro, ils ont coupé l’antenne d’un coup. Pleins de gens, notamment d’autres radios, ont annoncé que Carbone 14 avait été plastiquée. C’était un autre monde. Ne me demande pas pourquoi, mais ça cartonnait. On a reçu Gainsbarre qui a dit : « Ok, je veux bien venir, mais je veux que des gens baisent dans le studio pendant l’émission. »

Et la musique dans tout ça ?

C’est à Carbone 14 que j’ai commencé comme DJ. Parallèlement, je bossais dans un magasin de disques. On fournissait six-cent-cinquante clients en France, surtout des clubs. Je prenais les vinyles du magasin, et je les passais dans mon émission. On me les confiait parce qu’en les diffusant, j’invitais les DJs à venir les acheter au magasin. Ça faisait une sacrée pub, on a eu des clients prestigieux. Pour choisir les disques que je faisais importer, un mec me les faisait écouter au téléphone depuis les Etats-Unis. « Ok, ça j’en veux vingt-cinq, ça j’en veux trente ! » Il me glissait toujours des collectors. Aujourd’hui, j’en ai encore : des disques de Rick James, des trucs qui valent la peau du cul, des blousons brillants en satin que mettaient les DJs américains. C’est des trophées, je les portais comme des drapeaux à l’époque. Je faisais venir les disques, on les revendait aux autres DJs et aux clubs, et ça a contribué à cette hémorragie du rap en France. Et puis, dans le funk, il y avait Zapp, Cameo, Tower Of Power… Des trucs incroyables.

C’est là que tu as commencé à rapper ?

Oui, dès 1981. J’ai toujours pensé qu’on pouvait parler rythmiquement sur une base musicale. Je l’ai toujours fait sans savoir que ça s’appelait du rap. Et que les choses soient claires : personne ne faisait ça à l’époque. Personne ! Je ne revendique rien, je m’en fous, mais c’est un fait. Je rappais sur mes génériques radio, certains sont devenus cultes, comme celui de Salut les salauds !. Un jour, j’ai reçu “Rapper’s Delight” de The Sugarhill Gang au magasin. C’était le premier vrai single rap, et j’ai eu une espèce d’éclair : des types faisaient la même chose que moi, et ça pouvait cartonner. Mais je n’imaginais pas l’impact que ça aurait sur la musique française et mondiale. Personne ne l’imaginait. On n’avait même pas conscience de ce qu’il se passait réellement à New York à ce moment-là. Ça restait confidentiel, les labels étaient de petites structures… J’ai programmé ce son sur Carbone 14, et ça a tout renversé alors que c’était sorti aux Etats-Unis deux ans auparavant. Et puis, la suite, ça a été Grandmaster Flash & The Furious Five, Afrika Bambaataa, l’album de Noël de Kurtis Blow avec ses paroles super hards… La scène américaine était extraordinaire. Je n’en récupérais que des bribes, mais ça a suffit à allumer la mèche en France.

Il y avait d’autres gens happés par ce courant ?

Bien sûr, je n’étais pas tout seul. Il y avait Sidney, Robert Levy-Provençal, Dee Nasty, tout un tas de gens extrêmement pointus. J’allais dans tous les endroits de Paris où la musique noire sévissait, j’étais un des seuls blancs. Les gens se demandaient un peu ce que je foutais là… Mais je connaissais les vrais pourvoyeurs de sons, les mecs qui comptaient, et ça se passait toujours bien. Il y avait L’Emeraude, qui était un endroit génial où Sidney était résident. Il faisait partie du groupe Black, White & Co. C’était une référence, le roi du funk en France. C’est drôle, son assistant était David Guetta, il portait ses valises et ses disques. Je les invitais à Carbone 14, ils savaient que s’ils voulaient passer ce genre de musique, c’était là et pas ailleurs. Mais on était clairement dans l’underground.

Tu ne mixais pas encore dans les clubs à ce moment-là ?

Non, mais on a commencé à organiser des soirées black music le mercredi soir à La Scala. C’est comme ça que j’ai débuté. J’avais proposé cette collaboration pour faire connaître mon émission, et on faisait de la pub au club à la radio en échange. De là, les gens ont entendu ce que je passais, et m’ont demandé de venir mixer dans d’autres endroits. Je suis allé dans l’Aube, dans une sombre boîte à Romilly-sur-Seine, un bled où il n’y avait que des tracteurs. Personne ne dansait, on me regardait comme si j’étais un extra-terrestre. Ensuite, j’ai été embauché à Saint-André-les-Vergers, près de Troyes, dans une immense boîte genre Macumba. Et puis les gérants d’une boîte de Colombey-les-deux-Eglises, chez le général De Gaulle, sont venus me voir mixer et m’ont débauché. Je n’étais pas grand DJ, par contre, j’avais une programmation à tomber par terre. Quand je mixais à la Scala le mercredi soir, c’était la guerre atomique.

Mais alors, comment t’es-tu retrouvé à travailler avec Marvin Gaye quelques mois plus tard ?

Il faut bien comprendre un truc : je faisais mille choses à la fois. Carbone 14, La Scala, DJ dans les clubs, employé du magasin de disques… Mais je jouais toujours dans un groupe de bal, comme à mes tout début. Un des musiciens était élève du batteur Dominique Bouvier, du groupe Transit, et qui m’a entendu chanter. Il cherchait un chanteur et m’a auditionné. On a d’abord travaillé sur des titres en français, mais aucune maison de disques n’en voulait. Alors, ils sont allés voir ce qu’il en était en Angleterre. On n’avait pas d’oseille, je ne pouvais pas être du voyage. À Londres, ils ont rencontré un grand harmoniciste américain, Julio Finn. Il leur a dit : « Tiens, cet après-midi, je vais prendre le thé avec Marvin Gaye, est-ce que tu veux venir ? » Marvin était en souffrance à l’époque, il voulait quitter la Motown et était en train de s’installer à Ostende en Belgique, pour se mettre un peu au vert. Suite à cette rencontre, il a accepté de produire les rythmiques de nos titres adaptés en anglais. À ce moment-là, je bossais aussi dans l’informatique sur un programme de gestion auquel je ne comprenais absolument rien. Et j’ai tout lâché. On est tous partis voir Marvin à Ostende. On arrive là-bas, il était dans une calèche sur la plage en train de se faire interviewer par la RTBF, je te raconte pas le tableau. Il est descendu, et nous a pris dans ses bras. Les journalistes ne comprenaient rien à ce qu’on foutait là. Je n’avais jamais vu un mec aussi élégant. Il pouvait porter n’importe quoi, il avait la classe. C’était à la fois un vrai gentleman et un playboy, très respectueux et humain, mais très dur en affaires.

Il était connu pour ça, comme ses ayant-droits d’ailleurs…

C’est marrant, plus tard, on s’est retrouvés avec lui à l’hôtel George V lors de sa signature avec Columbia. Il avait quitté la Motown, et il devait signer à 21h. À 5h du matin, il n’avait toujours pas signé parce qu’il rajoutait des clauses, il appelait à Los Angeles pour négocier des trucs… Nous on n’avait rien à foutre là, mais on était là quand même. Quand on a signé avec lui pour la production de l’album, c’était au Macumba de Lille. C’est pas une blague ! On était dans le bureau du boss de la boîte, et on démarré officiellement notre collaboration comme ça. Je n’y connaissait rien aux contrats, je n’ai compris comment ça fonctionnait que lorsque j’ai signé le mien plusieurs années plus tard avec le label Vogue. Je me suis bien fait arnaquer d’ailleurs.

Pourquoi a-t-il choisi de travailler avec toi ? Sans vouloir te manquer de respect, tu n’étais « que » DJ et animateur chez Carbone 14…

Il n’ a pas choisi de bosser avec moi, mais sur des chansons qui lui plaisaient et que je n’avais pas été le seul à écrire. Il avait besoin d’argent et il a accepté, à condition qu’on le paie bien sûr.

L’enregistrement a débuté tout de suite ?

Non, quelques mois plus tard. On s’était donnés rendez-vous au château d’Hérouville. Le studio était dans les combles, on dormait sur place parce que c’était un résidentiel. Donc on y vivait le temps de la location. Pleins de grands disques y ont été enregistrés : Honky Château d’Elton John, une partie de la bande-originale de Saturday Night Fever, des albums de Bad Company… Il a été habité par Frédéric Chopin, par George Sand, c’était un lieu de villégiature très prisé, une maison de repos pour artistes. Quand on est arrivés là-bas, Fleetwood Mac en partait. Stevie Nicks, une de leurs chanteuses, avait demandé à ce que tout soit refait en rose : les couvre-lits, les rideaux, la moquette, les murs… La faïence, les chiottes et les robinets avaient été repeints en doré, et le tout aux frais de leur maison de disques. C’était une belle bande de dingues, il faut voir ce qu’ils se mettaient dans le cornet. Bref moi je débarque là-dedans avec Marvin Gaye. Mais très vite, on a compris que c’était un vrai château hanté.

Attends, quoi ?

Ça peut paraître bizarre, mais c’est la vérité. Dominique Bouvier devait faire les batteries sur l’album, mais ça n’a pas pu se faire. Je te jure, le château ne voulait pas que ce soit lui qui joue. On a vécu de ces trucs… À chaque fois, le son n’était pas bon, la peau de grosse caisse explosait, il y avait toujours un problème. Une fois on est sortis devant le château, il avait plu sur sa bagnole, et nulle part ailleurs. La nuit, il y avait des bruits monstrueux dans les couloirs… C’était flippant, vraiment. Je déconne pas ! Il y avait une aile du château qui était inhabitée, et le soir, on entendait un piano jouer les Polonaises de Chopin. Je suis très sérieux. On était tous à table, et un piano se mettait à jouer quelque part.

Vous preniez des drogues pour entendre des trucs pareil ?

Alors ok, il y avait un kilo de coke sur la console de mix parce que Marvin était à trois grammes par jour. Résultat il avait des problèmes d’arthrose, de reins… Mais moi je ne touchais à rien, j’avais jamais vu de coke de ma vie ! Les autres musiciens étaient cleans eux aussi. Bernard Paganotti, Dominique Bouvier, Claude Salmiéri… Certains avaient connu les années 1970. À l’époque, beaucoup de gens pensaient qu’il fallait être défoncé pour être créatif, ce qui est complètement faux d’ailleurs. Ils étaient un peu revenus de tout ça, c’était fini pour eux.

Marvin Gaye était une légende… Comment gériez-vous le fait de travailler avec un tel monstre créatif ?

Il était super. Notre batteur, Claude Salmiéri n’avait que 19 ans. Marvin a dit qu’il n’avait jamais vu un mec de cet âge jouer comme lui. D’ailleurs il a fini par accompagner tous les plus grands chanteurs français et à faire une superbe carrière. On avait une très belle équipe. Mais bon, il faut se rendre compte d’un truc : je bossais en studio avec Marvin Gaye, j’étais le chanteur du projet, et je n’avais jamais sorti de disque de ma vie. C’est complètement improbable. Un matin, je monte au studio, et je trouve Marvin en survêtement, en tongs et en chaussettes. Il portait ça avec élégance, je ne sais pas par quel miracle. Il était au piano, je me suis assis par terre à côté de lui. On était tous les deux, il me demandait : « Alors, qu’est-ce que tu penses de ça ? Et de ça ? » Je me disais : « Ok c’est bon, je peux mourir maintenant. » Il avait amené son petit garçon avec lui pendant tout l’enregistrement, et une baby-sitter suédoise. Il n’avait pas confiance dans la bouffe, alors elle partait tous les jours à vélo pour lui acheter ses petites courses, et elle les donnait au cuisinier qui en faisait un plat juste pour lui. Il ne mangeait pas avec nous au début. Mais au fil des jours, il a fini par venir, d’abord pour les dîners, puis il nous invitait dans sa piaule le soir pour qu’on parle de ce qu’on allait faire le lendemain. C’était très amical.

Mais ces morceaux, on peut les écouter ? Ca ressemble à quoi ?

On faisait de la pop-soul, c’était super. Marvin est resté trois semaines pour produire les rythmiques, puis il est reparti à Ostende travailler sur son album Midnight Love, sur lequel il y a “Sexual Healing”. Sauf que Dominique Bouvier, qui était un super musicien, avait un problème : il faisait tout pour réussir, et quand il était à deux doigts d’y arriver, il faisait tout foirer. Alors, quand Marvin est reparti, Dominique a retravaillé les rythmiques, et ça a dilué le travail qui avait été fait. Mon nom de scène, c’était Bird Barney. J’ai chanté en anglais sur tous les titres, mais un seul est sorti malheureusement : “1900”. Le reste, on ne peut pas les écouter. Dominique Bouvier n’a plus les bandes, ou bien ne veut pas les faire écouter.

Après tout ça, tu continues ta carrière de DJ, et à rapper durant tes sets ?

Oui, et j’ai eu pleins d’autres projets. En 1983, j’ai bossé avec le trio de chanteuses New Paradise, notamment sur le titre “Sophistication”. C’était vraiment les débuts du rap en France. Elles ont été nommées aux Discos d’Or de 1983 diffusés sur TF1, et je suis allé sur scène avec elle pour rapper sur un medley. Ça devait être ridicule, je ne sais même plus comment j’étais habillé… La dernière boîte où j’ai bossé en 1984-1985, c’était le Byblos de Mante-La-Jolie. J’avais un budget énorme. Je faisais du rap et des harmonies vocales sur les morceaux que je passais, les gens pensaient que c’était des remixs. C’était plus une animation musicale que d’ambiance. On a reçu pleins de gens : Catherine Lara, Patrick Bruel… Tout était fait pour ça. J’avais un matos de malade, 1500 m² en bords de Seine, sono expérimentale, 8000 watts en façade… On a organisé des défilés de mode qu’avec des mannequins et des danseurs noirs qui portaient des vêtements d’hiver, de ski, des doudounes… C’était quelque chose. J’avais des propositions pour aller bosser ailleurs en étant bien mieux payé, mais j’ai toujours refusé. Je me sentais en famille, je me foutais de l’oseille. J’étais déjà dans les dix DJs les mieux payés de France, je touchais 200 francs par soir, c’était énorme. Les autres tournaient autour de 60 ou 70 francs.

Le rap en France a très vite été mis en avant par la télévision… Il y aussi une histoire d’éphéméride rappée sur RTL TV, non ?

Oh oui… Je mixais au Byblos le week-end, mais la semaine je bossais pour RTL. En gros, je faisais la speakerine, c’était assez marrant. On m’a demandé de présenter l’éphéméride, et j’ai proposé de le faire en rap. T’imagines ? Le saint du jour présenté comme ça au début des années 1980 ? J’avais composé cinq instrumentaux, un pour chaque jour de la semaine, et je rappais l’histoire du saint dessus. J’avais les cheveux jusque là, des santiags, une veste à carreaux… Une dégaine pas possible. À chaque fois j’avais le big boss qui m’appelait pour me demander de châtier mon langage parce qu’à ce niveau là, ça ne collait pas du tout. Et puis, je continuais à bosser au magasin de disques. Un jour, un producteur est venu me voir et m’a demandé si j’avais des maquettes. Je lui ai filé une cassette sur laquelle il y avait “Un enfant de toi”, parce qu’il m’arrivait de composer quelques balades. Mais les autres morceaux, c’était que du funk ! C’est ça que j’adorais faire. Bref, il a écouté cette chanson, ça l’a fait pleurer, et sans m’en parler, il est allé voir le producteur Charles Talar qui a tout de suite été intéressé. Là, ça s’est enchaîné, et on a sorti le single. J’étais toujours DJ au Byblos, mais les ventes devenaient infernales. Talar me disait : « Phil, on en vend 15 000 par jour, viens, on a des spectacles à faire, on va prendre plein d’oseille ça va être génial ! » Et c’est ce qu’il s’est passé.

Ca ne t’a pas peiné que ce titre en particulier marche et pas les autres ?

Mon objectif, c’était de mettre le pied dans la porte, et de voir ce qu’il y avait derrière. Les maisons de disques ont exploité le filon, et je n’ai jamais pu en sortir réellement. Bien après, j’ai vu une interview de Francis Cabrel qui disait : « Le pire, c’est quand tu sors une chanson que tu ne revendiques pas et qu’elle marche. » Et bien moi, je la revendique à mort, cette chanson. C’est une facette de mon travail. Je suis un oriental, un latin, j’ai écrit des choses nostalgiques et tristes, oui. Mais j’adore le funk, j’en fais tout le temps, encore aujourd’hui.

Cette chanson est effectivement très triste, elle raconte l’histoire d’un homme dont la femme meurt durant l’accouchement de leur enfant. C’est une expérience que tu as vécue ?

Mais pas du tout ! On me le demande tout le temps, mais non. Si une telle chose m’était arrivée, je n’en aurais pas fait une chanson, j’ai un minimum de pudeur. J’ai écrit ça en dix minutes sur un coin de table, je ne sais même pas pourquoi. J’étais avec une fille que j’aimais beaucoup, l’histoire n’en finissait pas de finir, certes, mais ça n’avait rien à voir. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qu’il peut arriver de pire à un mec ? » Je suis parti là-dessus. Et puis, ça m’aidait pour choper des meufs. Je leur jouais ça à la guitare, ça tombait comme à Stalingrad. Mais je ne me suis pas rendu compte de la force de cette chanson. Je recevais des tonnes de lettres de gens qui me déversaient leur tristesse, leurs embrouilles. Des gens qui avaient perdu un enfant m’écrivaient, alors que la chanson ne raconte pas ça. Et je répondais à tout le monde. Jusqu’au jour où mon producteur m’a dit d’arrêter parce qu’il fallait que je prenne moins les choses à cœur, pour le bien de ma santé mentale.

Tu venais de l’underground, du rap, de la funk… Ces milieux ont critiqué ton succès ?

Non. Les gens qui me critiquaient étaient ceux qui trouvaient la chanson larmoyante et merdique. Ok, c’était peut-être ça selon eux, mais il n’empêche que ça cartonnait. Je me disais : « Je leur enverrais bien une photocopie de ma feuille de Sacem pour leur faire fermer leurs bouches. » Je me souviens la première fois que j’ai été invité au Midem de Cannes en 1988. C’est une grande messe de l’industrie musicale avec une scène dont la programmation était gérée par Monique Le Marcis, la programmatrice en chef de RTL. C’était une femme impressionnante, je baissais les yeux quand je lui parlais. Elle n’a jamais voulu que je chante “Un enfant de toi” sur scène, elle trouvait ça trop triste, trop « chanson réaliste ». J’étais troisième au top derrière “Joe le taxi” de Vanessa Paradis et “Etienne Etienne” de Guesch Patti, ça n’avait rien à voir. Mais tous les autres qui montaient sur scène étaient derrière moi au Top 50 et avaient le droit de chanter ce qu’ils voulaient. J’étais dégoûté. Je me suis juré de ne plus y foutre les pieds. Et je m’y suis tenu.

Tu as encore des contacts avec les gens de cette époque ? Les gens du rap, de Carbone 14 ?

Je suis toujours pote avec Sidney, mais ça fait longtemps que je n’ai pas vu Dee Nasty. Il y avait Lionel D également, qui est décédé l’an dernier. David Guetta, je ne le vois pas, je suis une fourmis pour lui. Mais je côtoie encore les musiciens de Black, White & Co et l’équipe de Carbone 14, oui. C’est des potes. Dans l’histoire du rap, je ne revendique absolument rien. Je n’en fais plus parce que j’aurais l’impression de me mettre une plume dans le cul, de me déguiser en jeune. Mais c’est fou parce qu’au moment du succès d’“Un enfant de toi”, partout où j’allais, des mecs me faisaient dédicacer des cassettes de mes émissions, ou de mes sets au Byblos. Ensuite, il y a eu la seconde génération avec NTM, etc. Mais j’étais déjà loin de tout ça. Aujourd’hui, je fais la musique que j’ai envie de faire. J’ai la liberté de créer chez moi, j’ai la tournée Star 80… Même si je faisais un autre métier, je continuerai à faire de la musique. Surtout du funk.

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