Lorsque Geo débarque à Kampala, capitale de l’Ouganda, à l’été 2018, il a l’esprit léger. Il vint de finir à Marseille sa saison de soirées à l’U.Percut, un bar jazz où il programme des perles disco, house et afrobeat, avec son pote Ben, chargé de la direction visuelle. Depuis quelques temps, les deux amis passent des disques dans ce bar-club, et poussent parfois à la Dame Noir, sous leur nom de collectif Maraboutage. Pas de dresscode. On y vient pour se lâcher, tourner à l’eau et au jus d’orange et casser le dancefloor 4 heures. Fidèles à chaque rendez-vous, une dizaine de danseurs décomplexent les éventuels timides. La mixité joue beaucoup. Cette année-là, preuve de la popularité grandissante de leurs fêtes, le club était plein dès 22h30.
Géo atterrit en Ouganda les poches pleines de mixes et de ces sons joués sur le Vieux Port. Il vient passer quelques jours là, à quelques kilomètres de la source du Nil, à l’invitation d’une amie rencontrée en Australie. Direction le Five Horsemen, une auberge pour backpackers où celle-ci travaille. Dès son arrivée, à peine le sac posé, il pousse le son et partage ses meilleurs morceaux. Tracks underground, trap française, la playlist détonne. Ici, hormis la scène locale, on est plus branché sur les tubes UK et US. Son amie lui parle d’un collectif de DJs qui organise le festival Nyege Nyege dans les environs. Pourquoi ne pas leur envoyer un mix ? En un instant, Géo est rappelé par le collectif pour venir pousser des disques avec eux. « Ça faisait juste deux jours que j’étais à Kampala », raconte aujourd’hui le Marseillais avec son accent chaud.
French Connection
Le festival ougandais, lancé en 2013 sur les bords du Nil par deux Belges globe-trotteurs, est réputé dans le monde entier pour sa programmation locale et internationale avant-gardiste. La crème des musiques électroniques s’y donne rendez-vous chaque mois de septembre. Entre le Marseillais et l’équipe du Nyege Nyege la connexion est immédiate. « Déjà ils sont Belges, donc ils parlent français, c’est facile, tu fais des blagues. C’est un peu des vilains petits canards, des gros fêtards bordéliques. Sur ça on s’est bien entendus ! Il y a eu un gros échange de musique, quelques pétards, et un soir on s’est dit “Venez on fait un morceau” », raconte Géo. En quelques SMS, le studio est plein. Les producteurs Romi et Chris Man posent le beat avec un MC, puis arrive un deuxième rappeur, et enfin la chanteuse et DJ Pö, dans la nuit, pour poser sa voix. C’est dans la boîte.
Au petit matin, au Five Horsemen, Géo tombe sur un type venu faire un documentaire sur l’homosexualité en Ouganda. Depuis 2009, l’homosexualité y est punie d’emprisonnement à vie. Géo reprend. « La veille, j’étais allé à une teuf gay super secrète à Kampala. J’y suis allé au culot. Je lui ai dit : “Tu as du matos pour filmer ? Tu me fais un clip et je te plug avec toute la communauté gay de Kampala. Toi tu fais ton truc, et tu m’arranges. » Le résultat, 3 minutes et 40 secondes de délire sous le titre “Boda Boda”, où le mariage entre Maraboutage et Hakuna Kulala, label du crew Nyege Nyege, est à l’honneur. « Tout s’est fait en 48h, reprend Géo. C’était une super journée et une bonne connexion. » Il y en aura beaucoup d’autres.
Rien que d’en parler ça me met le seum
Géo, collectif Maraboutage
Retour à Marseille. Avril 2020. Confinés, c’est sur Zoom que l’on retrouve Géo et Ben. C’est la première fois qu’ils se revoient physiquement depuis début mars. Si l’accent est toujours chaleureux, l’ambiance est maussade. « Là, c’est sûr, on s’est assis sur quatre productions d’événements d’ici mai la fin de la tournée Maraboutage Airlines, on est en stand-by total, se désespère Ben. Ce samedi, on devait faire jouer la Kenyane MC Yallah, mais elle est bloquée jusqu’à septembre à Kampala, où elle vit. Et ouvrir la saison d’été avec Gafacci, un Ghanéen, un des premiers de l’afro-house qui a porté la scène, mais il vient d’annuler sa tournée. »
Géo poursuit. « Cet été, on voulait faire venir des danseurs, des MCs, les Québécois de Moonshine, les Parisiens de La Créole, faire des cours de danse. Le groupe de Congolais Fulu Miziki ne pourra pas venir : ils sont 12, ils voyagent tous d’Ouganda avec des instruments faits main. Il y avait aussi une after avec Leo Justi, du Brésil, qui joue electronic baile funk. Ç’aurait été génial. En vrai, rien que d’en parler ça me met le seum. » Il secoue la tête et quitte la pièce un instant, avant de revenir. « C’est compliqué pour tout le monde, mais quand tu t’assoies sur 6 mois de boulot, c’est un peu dur. »
Marseille, mon clan
Car depuis les premiers disques d’afrobeat et de highlife dans ce petit bar du Port, les Marseillais de Maraboutage ont tissé leur toile aux quatre coins du monde. Ghana, Londres, Rio, Durban, Porto, Milan… La connexion se fait par le même goût pour les musiques électroniques voyageuses, et une fête joviale, inclusive et dansante. Pour le duo, cela tient à la nature de Marseille et du collectif. « Dans l’équipe, tout le monde est différent, apporte son truc. » Côté direction artistique et graphisme, Ben avec son studio Grand Medium mélange les tendances actuelles aux codes esthétiques des traditions des quatre coins du monde. Aux platines, Géo et Ben ont été rejoints par la jeune DJ Mystique, fervente promotrice des subcultures globales.
Sur la piste, les danseurs sont maintenant une dizaine, membres à part entière. On y retrouve la danseuse professionnelle Maryam Kaba, ou encore Softboi Lacoste, un rescapé du collectif frapcore Southfrap Alliance. « Dans le collectif, chaque personne est élémentaire, raconte Géo. Les danseurs ont apporté un truc artistique qu’on n’avait pas imaginé. Ils ont une telle aura. Ils vont monter sur scène et regarder celui qui est au fond, qui a un potentiel mais est stressé, pour aller te le décoincer. Le but du makeda c’est ça, renverser la scène en mettant le DJ dans un coin et en placer la danse au centre. Et danser, danser de façon libérée. »

Ben en place une pour sa ville. Pour lui, c’est le cosmopolitisme de la cité phocéenne qui se retrouve aux soirées Maraboutage. « Marseille c’est ça, une ville où les gens s’harmonisent bien, peu importe la culture. Dans une soirée, on peut passer 60 styles de musique différents. On est à Marseille mais on est connectés à tout ça. Plus les gens sont venus, plus les teufs étaient cool, plus on a rencontré de monde d’ici et d’ailleurs. C’est monté crescendo. » « Marseille c’est cosmopolite, renchérit Géo, il y a de tout, comme nos teufs. Certains artistes qui viennent pensent que Marseille est une ville dangereuse, ont l’impression que c’est Rio. Mais c’est la mer, la vie tranquille, la bonne bouffe. On est un peu au ralenti, c’est cool. »
Et l’endroit idéal, pour cette ville-monde historique aux 101 nationalités, pour faire le pont entre toutes les cultures musicales. Géo : « J’aimerais que Marseille soit le pôle de cette nouvelle scène mondiale, avant Paname ou Lyon. Parce le matin quand on se lève, en face, il y a l’Afrique. Dans nos soirées, tu vas avoir le bourgeois curieux un peu cul serré, le Comorien de la rue d’Aubagne, des jeunes, des vieux, la maman célibataire de 40 ans. Il y a des gens dans leur quartier qui pensent ne pas pouvoir pas se mélanger. Dans Maraboutage, il y a de tout. Tu mets un morceau blédard, c’est un carton. On essaie de toucher tout le monde, de faire plaisir aux gens. On danse comme des cons quand on mixe. C’est ça une teuf. »
En attendant la libération des corps, le duo Maraboutage et sa dizaine de danseurs seront de passage en région parisienne pour un open air all day long à la Prairie du Canal ce samedi 30 juillet. Plus d’infos sur la page Facebook de l’événement.