Cet article a été initialement publié dans le numéro 218 de Trax, à retrouver sur le store en ligne.
Par Matthieu Foucher
Un dimanche gris de décembre, vers 13 heures. Dans le 19e arrondissement de Paris, une trentaine de danseurs se déhanchent sur un remix de “Mysteries” par Rustin Man et Beth Gibbons (la chanteuse de Portishead) joué par le DJ Baptiste Sakya. Les corps transpirent dans leurs vêtements colorés. Seuls ou en groupe, certains se roulent par terre et poussent, de temps à autre, de joyeux caquètements de plaisir. Un after particulièrement chargé ? Non, une session d’Ecstatic Dance organisée chez Maria Canal, un espace pluridisciplinaire qui a pour particularité d’être, en semaine, une école Montessori. À travers les vitres, malgré la buée, on devine un joli jardin planté d’arbres. Dans un coin de la pièce, fatigués après tant de contorsions, certains danseurs se reposent à genoux devant un petit autel. « The spirit of Burning Man lives in Paris ! », s’exclame une des participantes lors du tour de parole qui vient clôturer la séance. Sauf qu’à la différence du festival américain, il est ici demandé aux participants d’être sobres, de ne pas prendre de photo et surtout de ne pas parler. « Ça empêche les gens de sentir leur corps, c’est une manière de prendre la fuite, une forme de résistance », explique Virginie Brune, organisatrice de la session, qui décrit l’Ecstatic Dance comme « une vague dansante, un espace de danse libre où des hommes et des femmes se retrouvent pour se libérer l’esprit et se rencontrer soi, sans être sujets à leurs rôles sociaux ».
Fuir l’atmosphère intoxiquée des clubs
Pour cette coach d’artistes venue du secteur musical, la découverte de l’Ecstatic Dance à Bali en 2013 a été une révélation. D’abord sceptique face aux gesticulations étranges de danseurs, elle finit par les admirer, puis, après trois sessions, parvient à se laisser aller. « Mon diaphragme et mes côtes se sont ouverts, j’ai senti des vibrations se diffuser jusqu’aux extrémités des doigts, des oreilles et du sommet du crâne. J’ai senti un vrai bonheur de lâcher-prise : enfin, je m’accueillais comme j’étais. » La trentenaire parisienne, jusqu’alors davantage fan de reggae que de deep house, devient alors vite accro à la musique électronique. « J’aime beaucoup danser mais je détestais les clubs, justement à cause de l’alcool, parce que ça pue, que les gens sont toujours après toi à essayer de te parler. » C’est donc pour continuer à danser tout en évitant les clubs qu’elle propose depuis deux ans des sessions d’Ecstatic Dance, deux dimanches midi et un vendredi soir par mois. Son objectif à plus long terme ? Organiser, via sa page Facebook Ecstatic Dance France, des séances pouvant accueillir jusqu’à 400 personnes comme celles qu’elle a vues à Oakland, près de San Francisco.
L’Ecstatic Dance, dans sa version moderne, aurait vu le jour sous l’impulsion d’un certain Max Fathom, à Hawaï, au début des années 2000. À son retour de Burning Man, l’Américain aurait décidé de mêler musique électronique aux concepts du 5Rythms, une technique de danse méditative d’inspiration chamanique popularisée par Gabrielle Roth à la fin des années 70. Après s’être répandue aux Etats-Unis, la vague du conscious clubbing a progressivement touché l’Europe. Des séances ont aujourd’hui lieu à Berlin, Londres, Amsterdam et Bordeaux ainsi qu’en Italie et au Portugal. En plus de ses propres codes, la scène a désormais ses DJ’s de référence, tels Karim (basé à Ibiza), Tikki Masala (Goa), Esta Polyesta (Amsterdam), Raio (Bali) ou Yarun Dee (Amsterdam), ainsi que ses festivals dédiés comme l’Ecstatic Dance Festival sur l’île grecque de Corfou ou le Goa Ecstatic Festival en Inde. Mieux, cette tendance donne progressivement naissance à une véritable communauté internationale, mêlant burners et yogis. « Quelqu’un m’a dit une fois : “Où que je sois, dans n’importe quel pays, je regarde s’il y a une communauté Ecstatic Dance, parce que c’est comme si j’étais à la maison” », se rappelle Virginie Brune.
Et le mouvement semble attirer toujours plus d’adeptes. « C’est quelque chose qui va se développer », atteste Tomas Primar, DJ et producteur connu sous le nom de Tomanka. « L’Ecstatic Dance est déjà présente dans certains festivals en relation avec une ouverture de conscience, sur la spiritualité, un besoin de se sentir connecté à son corps, à la terre. » Depuis 2016, Tomas a joué plusieurs fois pour le lieu alternatif Le Consulat, à Paris, lors de « cérémonies cacao » organisées par Jean-François Caroff, un vétéran de la teuf repenti et reconverti dans la danse d’inspiration chamanique. « J’ai un peu plus de 30 ans », poursuit Tomas, « je ne peux pas continuer à faire la teuf éternellement en me mettant des races tous les week-ends. À un moment, on a envie d’écouter du son, de se retrouver, de faire la fête et malgré tout d’être bien le lendemain. »
Accompagner la trance
Pour les DJ/producteurs, la découverte de l’Ecstatic Dance a également changé la donne, en particulier dans leur manière de composer. Originaire du Colorado, Moses a débuté la production après une expérience bouleversante au Burning Man 2010. Mais c’est en 2013 qu’il a découvert l’Ecstatic Dance, à Bali lui aussi. Aujourd’hui résidant à San Marcos, au Guatemala, Mose y a développé la scène Ecstatic Dance et s’y est affirmé comme DJ, avant de devenir une petite star du milieu. Il partage désormais sa musique dans plusieurs retraites spirituelles mais aussi à des festivals comme Cosmic Convergence (au Guatemala) ou Envision (au Costa Rica), deux références dans la région. « L’Ecstatic Dance a beaucoup changé la façon dont je produis. Il y a des musiques qui fonctionnent particulièrement dans un espace où les gens sont silencieux et sobres. En tant que producteur, c’est très fort de mettre son énergie à produire du son pour des gens silencieux, je me sens très chanceux », confie le DJ, qui propose dans ses sets un mélange de worldbeat, de dubstep, de beaucoup de house, et parfois de psytrance. « C’est cette ouverture qui est belle. »
Plus encore qu’en club, les DJ’s d’Ecstatic Dance se perçoivent comme des « guides ». L’échange énergétique avec le public serait non seulement plus facile mais aussi plus inspirant, permettant d’expérimenter davantage. « Quand je mixe en club, ma playlist va surtout coller au son de la soirée, je vais jouer de la house chamanique mais aussi des choses qui envoient un peu plus », confie Tomanka, qui est aussi résident des soirées Rituel à Paris. « Mais lors des cérémonies cacao, je commence avec un tempo autour de 80 BPM. Je vais jouer du Hilight Tribe, puis des sons du Brésil avec juste de la percussion. Au début, j’aime bien mettre des sons chamaniques de tambours. J’essaie presque de plomber l’ambiance, d’installer un moment de concentration, que les gens rentrent un peu en eux. Puis je crée un contraste avec une ouverture plus lumineuse pour rentrer dans une certaine transe. »
Lors de ces séances, moins strictes que celles d’Ecstatic Dance, les participants sont invités à se mettre en cercle pour méditer et décider d’une intention pour la séance, au rythme de tambours hang. Après un échange autour des pouvoirs chamaniques des plantes, les organisateurs font passer une boisson à base de cacao cru et de fèves de cacao, réputé pour ses effets euphorisants grâce à l’action de la théobromine, une molécule plus ou moins cousine des amphétamines. « C’est quelque chose qui a tendance à ouvrir le cœur », convient Tomanka. « Pour les Aztèques, c’était un feu sacré, la nourriture des dieux. » Pendant une heure et demie, accompagnés de sons évoquant la nature et les yeux parfois bandés, les danseurs peuvent se lâcher, se rouler par terre ou faire des positions de yoga, avant de conclure sur une méditation guidée.
Des expériences qui, si elles peuvent paraître anodines à première vue, sont réellement transformatrices pour ceux qui les vivent. A 29 ans, Josie évoque même une « révolution » pour parler de sa rencontre avec l’Ecstatic Dance. Passée par une longue dépression, suite à la mort de son père en 2013, la conduisant à prendre de nombreuses de substances, cette ancienne clubbeuse et raveuse s’en tire grâce au yoga, et à une pratique spirituelle de méditation qui la mène jusqu’à « La Mecque des aficionados de la nourriture végane et du yoga » : Ubud, à Bali. Désormais professeur de yoga et permacultrice au Costa Rica, Josie est aujourd’hui bien investie dans la scène Burning Man. Et si elle continue de danser, elle ne consomme plus du tout d’alcool, et très rarement des substances. « L’Ecstatic Dance, c’est admettre que la danse est une effusion de joie et un moment pour reconnecter avec son corps et son esprit, mais sans la nécessité de se cacher dans le noir et de se désinhiber avec des drogues », analyse-t-elle. Avant de poursuivre : « C’est l’expression la plus pure du clubbing, mais elle n’a plus besoin de se passer dans des clubs. Tu es tellement à l’aise avec toi-même que tu peux assumer de devenir fou seul dans ta chambre, sur une plateforme de yoga avec des inconnus, sans avoir besoin d’avoir un verre à la main pour oublier que tu es en train de le faire. » L’Ecstatic Dance lui aurait aussi permis de reconnecter avec l’aspect thérapeutique du dancefloor propre à ses premières années de clubbing, « cette méditation en action » comme elle l’appelle. En incitant ses participants à reconnecter autrement grâce au silence, à la sobriété ou aux effets du cacao, l’Ecstatic Dance pourrait donner un nouveau visage au clubbing, tout en revenant aux principes mêmes du PLUR (Peace, Love, Unity, Respect), si chers à la culture rave.