Londres, Berlin, Paris : comment les clubs techno résistent dans des villes toujours plus chères

Écrit par Mathieu Fageot
Photo de couverture : ©Watergate DR
Le 15.05.2017, à 17h57
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Écrit par Mathieu Fageot
Photo de couverture : ©Watergate DR
Et si les clubs des grandes capitales européennes étaient menacés par leur propre succès ? Le développement urbain des quartiers branchés dans lesquels ils sont souvent logés peut se retourner contre eux, comme l’illustre le cas du Watergate, dont le loyer a été doublé du jour au lendemain, mettant le club dans une position financière incertaine. Enquête sur les conséquences de la gentrification sur le milieu du clubbing entre Londres, Paris et Berlin.

Sur le fond, redonner vie à certains quartiers plus ou moins défavorisés, en y ouvrant cafés, boutiques, clubs ou lieux alternatifs en tout genre paraît une bonne chose. En quelques mois, ces spots comptent parmi les plus prisés des métropoles car populaires, chaleureux, peu chers, bref, attractifs. C’est justement ce dernier point qui engendre alors un phénomène auquel de nombreuses villes sont confrontées depuis quelques décennies, que le sociologue Ruth Glass qualifie dans les années 60 de « gentrification » : un phénomène urbain par lequel des personnes plus aisées s’approprient un espace initialement occupé par des habitants moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit d’une couche sociale supérieure. Un problème assez classique, en somme, dont les habitants « originels » des quartiers populaires sont les premières victimes.

Mais elles ne sont pas les seules. À l’image du Watergate de Berlin, certains endroits ayant été les déclencheurs de ce mouvement se retrouvent eux aussi victimes de la gentrification, en voyant le prix de leur loyer initialement plutôt bas grimper en flèche, à mesure que le standing du quartier s’accroît. C’est ainsi que le célèbre club a vu son loyer doubler après que ses murs ont été rachetés pour la coquette somme de 6.3 millions d’euros. Le Watergate (qui célébrera d’ailleurs ses 15 ans d’existence par une tournée mondiale) se retrouve aujourd’hui dans une situation délicate.

Fondé en 2002 par Uli Wombacher et Steffen Hack, le lieu a fortement contribué au développement du quartier iconique de Kreuzberg, aux côtés d’autres clubs comme le Tresor, le Chalet, le Kit Kat… “Dans le capitalisme débridé, le marché réglemente le prix et il n’y a pas de protection des locataires d’entreprises ou des plafonds de location pour contrer cela, ce qui laisse la gestion du Watergate très fragile. À la fin, nous allons tous partir.” se désole Steffen Hack dans les colonnes de Resident Advisor.

Ce phénomène est bien loin d’être nouveau à Berlin. Il y a cinq ans, une campagne menée par plusieurs politiques était lancée afin de protéger les clubs des investisseurs immobiliers, dans l’espoir de ne pas voir s’effondrer la culture clubbing de la ville, véritable pilier économique depuis la chute du mur. Un fonds nommé Music Board d’environ 1 million d’euros avait été levé pour aider les clubs à trouver de nouveaux lieux à explorer, alors qu’une quinzaine d’entre-eux étaient menacés de fermeture et que trois établissements avaient été fermés durant les derniers mois. Devant l’ampleur du phénomène, les Berlinois étaient allés jusqu’à lui consacrer un terme : Clubsterben, la mort des clubs. “Ce qui est nécessaire, c’est un remaniement fondamental des ambitions pour cette ville” déclarait au Spiegel Christian Goiny, membre du parti conservateur Union Démocratique Chrétienne (CDU). “Nous ne voulons pas être une île au milieu d’une ville qui a été pleinement gentrifiée, où les loyers augmentent, où les gens sont épuisés et les clubs meurent.” Cinq ans plus tard, l’exemple du Watergate prouve que le problème est loin d’être réglé.

Un enjeu global

Au-delà des frontières allemandes, bien d’autres grandes villes sont confrontées à la mort à petit feu de leur vie nocturne. Le cas de Fabric, en septembre dernier, a cristallisé le débat à Londres. Si le club avait vu sa licence révoquée suite au décès dans son enceinte de deux personnes des suites d’overdoses, avant de rouvrir trois mois plus tard, plusieurs personnes  y avaient vu un prétexte pour fermer un club devenu indésirable pour des investisseurs immobiliers, plutôt qu’une réelle volonté de lutter contre les problèmes de drogue. Irwine Welsh, auteur notamment du roman culte de la culture club Trainspotting, était de ceux-là : “Tout cela est lié au développement urbain. Dans cette époque de néolibéralisme […] les villes doivent être maintenues aussi stériles et inoffensives qui possible pour leurs nouveaux propriétaires internationaux.” Dans une ville qui a perdu près de 50 % de ses clubs en dix ans, la fermeture de Fabric retentissait comme un autre clou dans le cercueil.

Cable, par exemple, un club sous-terrain qui avait une capacité d’accueil de 1 300 fêtards, situé sous le London Bridge, fut sacrifié en 2013 à Network Rail, une société privée, et propriétaire du réseau ferroviaire des ex-British Railways, qui s’est emparé du lieu dans leur projet de modernisation des gares de Londres.

Idem pour l’Astoria et le Blow Up Metro Club, situés à Soho, et dont les dancefloors furent détruits au profit du Crossrail, un projet de réseau ferroviaire qui desservira le Grand Londres à partir de 2018.
The Cross, ouvert depuis 1993, a mis la clef sous la porte en 2007. Situé sous les arches 27 à 31 de King’s Cross, le club fut détruit pour le projet de reconstruction de la gare. Le club emblématique de la scène drum’n’bass et acid house Four Aces fut lui l’objet d’un ordre de rachat obligatoire par le conseil de Hackney, afin d’accueillir un cinéma qui ne sera finalement jamais construit…

Tant de lieux festifs abandonnés par la ville de Londres pour un meilleur « confort » de ses habitants. Le développement d’un réseau de transport plus performant et ouvert toute la nuit ne devrait-il cependant pas aller de pair avec la valorisation des destinations nocturnes qu’il desservira ?

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Paris, un modèle à suivre ?

À Paris, la mairie semble bien consciente des dangers qui pèsent sur la vie nocturne, et a pris les devants en créant en 2014 le Conseil de la Nuit, lequel rassemble près de 300 acteurs de la nuit afin de leur permettre de se concerter et de se structurer. Contacté par Trax, Frédéric Hocquard, conseiller délégué auprès du premier adjoint de la mairie de Paris et chargé des questions relatives à la Nuit, s’étonne de la situation critique du Watergate et assure qu’une bonne partie des clubs parisiens ne pourraient pas connaître ce problème. “Beaucoup d’établissements exploitent des espaces qui appartiennent à la ville, comme la cuvée du Pont Alexandre III, la cité de la mode et du design, les quais de Seine, ou encore le pavillon Longchamp qu’exploite la Clairière. Ils ont tous un bail avec Paris.” Une situation dont ne jouissent cependant pas tous les clubs de la capitale, à l’instar du Queen, qui avait dû déménager en 2015 en raison d’un loyer trop élevé.

La fête n’est pas finie, mais elle va être différente
– Jean-Luc Baillet, directeur du 6b

Passé le périphérique, le 6b, résidence d’artistes et lieu alternatif emblématique installé dans le quartier Neaucité de Saint-Denis, contribue depuis plusieurs années au développement de la ville, en se présentant comme un atout majeur pour les futurs propriétaires alentour. Même s’il n’est pas exposé aux mêmes aléas que le Watergate, en raison de son rachat à hauteur de 12 millions d’euros prévu par ses occupants actuels, les futures constructions qui le borderont mettront bientôt fin aux « gros évènements festifs » qui ont fait la renommée du lieu. “On va perdre l’espace extérieur du 6b qui s’appelle la plage, puisque c’est le site de notre propriétaire, et il ne sera pas mis en vente. Nous aurons un certain nombre de constructions, certes limité à 4 étages, qui nous masqueront la vue et qui empêcheront les événements festifs, puisque les espaces extérieurs vont devenir un espace public du quartier” nous explique par téléphone Jean-Luc Baillet, le directeur du 6b. Mais pas de panique : “la fête n’est pas finie, mais elle va être différente. Nous pensons la basculer ou la remonter sur le toit-terrasse, puisque nous avons pour projet de construire un rooftop qui nous permettra de créer un espace événementiel à l’horizon 2020-2021“. Une fête transformée donc, mais qui verra malgré tout passer sa capacité d’accueil de 1 000 à 500 personnes.

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Malgré cela, “la vie nocturne parisienne se développe beaucoup, on ne veut pas suivre le modèle des grandes villes européennes à la manière de Barcelone, ou Londres, qui n’ont pas pris les mesures nécessaires et qui voient maintenant tous leurs établissements contraints de fermer de plus en plus tôt à cause des riverains. Depuis 3 ans, on est à 15 % de fermetures administratives en moins” insiste Frédéric Hocquard. Une baisse qu’il explique par la médiation effectuée par le Conseil entre les riverains et les différents syndicats de bars ou d’établissements de la nuit. “Quand les différents syndicats se retrouvent autour de la table, on essaie de faire de la pédagogie, pour éviter la fermeture administrative à tout prix.” À terme, l’élu souhaiterait que certains quartiers réputés pour leur vie nocturne puissent être protégés en disposant d’un droit à l’antériorité. “La place de Clichy, par exemple, vit la nuit depuis plus de cent ans, on ne peut pas changer l’essence de ce quartier, c’est ce qui fait son charme. Nous voudrions qu’un habitant qui emménage dans ce genre de quartier ne puisse pas trop se plaindre des nuisances antérieures à son arrivée et liées à l’histoire du lieu. Évidemment il faut que ça marche dans les deux sens, les établissements doivent eux aussi fournir des efforts.

À l’instar d’Amsterdam, pionnière en matière de concertation et de développement de la vie nocturne avec la nomination d’un maire de la Nuit dès 2003, la ville de Paris a su prendre conscience de l’importance vitale pour le tourisme de ce secteur. Et le Conseil de la Nuit le prouve avec ses multiples appels à projets, dont le prochain concernera les sous-sols de Paris. “Nous voulons réinventer les sous-sols de la capitale, dont de grandes parties sont inexploitées et ont un grand potentiel, comme des anciens parkings ou des anciennes stations de métro“. Une manière de ne plus craindre les nuisances sonores et les rachats par des investisseurs privés.

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