Live stream : Comment la plateforme Twitch révolutionne l’industrie de la musique

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©DR
Le 04.05.2022, à 12h15
08 MIN LI-
RE
©DR
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©DR
Salles fermées, tournées annulées, concerts reportés… La COVID-19 a frappé les musicien.nes de plein fouet et les a mis.es face à un nouveau défi : maintenir un lien avec le public alors que l’on est confiné.e chez soi. Pour beaucoup, la solution a été le live streaming, notamment via la plateforme Twitch, dont le nombre de streameur.euses “musique” a triplé en 2020. Un boom éphémère ? Rien n’est moins sûr. Car pour les milliers d’artistes qui ne perçoivent que les miettes des royalties sur les plateformes de streaming “traditionnelles”, Twitch peut s’avérer autrement plus rémunérateur. À condition d’assurer le show.

Par Lucien Rieul

Les lumières pulsent en bleu, vert, violet. Aux murs, des farandoles de LED, dont l’éclat se reflète ici sur une boule à facettes gonflable, là sur des ballons métallisés épelant “PARTY”. Derrière les platines, le DJ Carl Brindle hésite sur le prochain son à caler – peut-être le dernier The Weeknd ou Dua Lipa ? Un coup d’œil à son public pour prendre la température : 638 personnes connectées. C’est le peak time. Alors Carl envoie la sauce et scrute les réactions du chat. Les stickers d’approbation pleuvent. Le DJ réajuste sa casquette, jette un rapide coup d’œil à sa montre. Encore 2 heures avant la fin du stream. Il a fait le plus dur : 6 heures vendredi, et déjà 4 heures ce samedi soir. Et tout cela, sans s’asseoir une minute. En 38 ans de carrière, Carl Brindle en a animé, des soirées. Jamais il n’aurait imaginé que la plus prenante d’entre-elles se déroulerait chaque week-end dans son propre sous-sol.

Dans la région de Saguenay–Lac-Saint-Jean, à Québec, on connaît bien Carl Brindle. Le gaillard est un taulier de la scène locale, dont il a sillonné chaque bar, chaque discothèque, chaque salle de réception. Mais en 2020, alors que le monde de la nuit se retrouve à l’arrêt, sa notoriété va prendre un envol inattendu. « Quand la COVID-19 est arrivée, j’ai perdu tous mes contrats. J’avais ce collègue de travail, qui est gamer et aussi DJ. C’est lui qui m’a parlé de Twitch. Il m’a dit qu’il y avait un virage à prendre, que d’autres chansonniers et DJs s’y mettaient. Alors il m’a filé un coup de main pour paramétrer l’audio, la vidéo, et je me suis lancé. Dès mon premier stream, j’ai eu un pic de connexion de 397 personnes. C’était énorme. » Deux ans après ce premier live, la chaîne Twitch de Carl (11 800 abonnés) est la plus regardée des chaînes “musique” francophones de la plateforme. 

DJ-streamer-YouTuber

Twitch. Un nom familier des gamer.euses. Créée en 2011, rachetée par Amazon en 2014 pour un milliard de dollars, la plateforme est leader dans le secteur du streaming de jeux vidéo, où les joueur.euses se filment en train de jouer et échangent en live avec leurs communautés. Chaque mois, plus de 8 millions de créateur.trices streament sur Twitch, devant une audience avoisinant 31 millions de visiteur.euses quotidien.nes. Parmi ces streams, ceux en lien avec la musique, à l’instar des DJ sets de Carl Brindle, ont le vent en poupe. En 2020, le nombre de streamer.euses affilié.e.s à la catégorie “musique” de Twitch a triplé. Le nombre d’heures de visionnage de cette même catégorie “musique” a été multiplié par 6. Derrière ces chiffres, l’on retrouve évidemment l’impact de la COVID-19 sur l’industrie de la musique, en particulier son versant “live”. À défaut de dates et de lieux où jouer, de nombreux.ses artistes ont trouvé avec Twitch une façon de remplir des salles (enfin, des chat rooms) dans le respect du confinement et des gestes barrière. Mais iels ont aussi dû se réinventer. Seul.e derrière sa webcam, il faut redoubler d’efforts afin de créer une connexion avec un public que l’on ne devine qu’à travers les messages qui défilent à l’écran. 

Carl Brindle dans son sous-sol©DR

« On est tous d’accord avec mes amis DJs : sur Twitch, tu dois faire encore plus d’animation que lors d’une date en club ou dans un bar, pour que les gens sentent ton énergie à travers l’écran », affirme Carl Brindle. « J’en connaîs plein qui ont arrêté après quelques mois. Ce sont d’excellents DJs, mais ça va plus loin que la technique. » La botte secrète de Carl pour conserver l’attention de son public : diffuser en direct les clips des morceaux qu’il joue. « Si je ne me filmais que moi, je suis persuadé que je ne serais pas aussi populaire. »

D’autres innovent en lançant des défis à leur public, faisant de chaque stream un événement inédit. C’est le cas d’Ysos, jeune beatmaker/YouTuber français, à qui l’on doit notamment l’instru de “Zipette” de Ninho. Sur Twitch, on peut par exemple le voir improviser une composition sur un thème choisi en live par son public, ou écrire des textes de rap en collaboration avec la chat room. Très actif sur YouTube, où sa chaîne cumule 34 mille abonné.es, Ysos fait partie d’une génération d’artistes ayant grandi avec les réseaux sociaux et leurs codes. « Il faut bien comprendre que Twitch, ce n’est pas la même chose qu’un concert. Le concert, c’est un événement exceptionnel, alors que le stream, c’est toutes les semaines, voire tous les jours. Si tu fais un concert tous les jours, les gens vont se lasser ! C’est tout l’enjeu de notre taf. Le public vient trouver autre chose que juste de la musique : une personnalité, un échange, une vibe… Et si tu veux pérenniser ça, il faut être divertissant. »

Pour les artistes, cette nouvelle façon de travailler est un défi, et tous.tes ne s’y retrouvent pas. On constate ainsi que dans les chaînes populaires de la catégorie “musique”, on retrouve majoritairement des créateur.ices ayant une double casquette : YouTubers/musiciens, gamers/musiciens, etc. Les artistes qui squattent les charts sont rares à avoir franchi le pas. Du côté des Etats-Unis, l’on retrouve bien quelques stars sur Twitch, telles que Snoop Dogg ou T-Pain, mais ces derniers se sont justement tournés vers la plateforme pour autre chose que la musique – en l’occurence, streamer leurs sessions de jeu vidéo. Ce qui ne les empêche pas de dégager des revenus. Car c’est là l’un des arguments de vente de la plateforme : la possibilité pour les artistes de monétiser leur relation à leur public. « Twitch a été une bouée de sauvetage pour les artistes qui ne pouvaient plus tourner, mais a également créé de nouvelles sources de revenus potentielles », explique Tracy Chan, vice-président de Twitch et Head of music. « Les artistes peuvent gagner un salaire en monétisant non seulement leurs performances, mais également d’autres activités quotidiennes, allant de la création musicale au moment de choisir une cover pour leur album. » L’essentiel étant, du point de vue du public, de passer un moment privilégié avec l’artiste – qu’importe qu’on le passe à jouer à Elden Ring ou à répéter en studio.

Un modèle rentable

Twitch se félicite ainsi qu’entre janvier 2020 et février 2021, le nombre de créateur.ices touchant plus de 25 000 $ annuels via la plateforme a grimpé de 1635%. Toujours selon les chiffres de l’entreprise, chez les créateur.ices gagnant plus de 50 000 $, le nombre moyen d’utilisateur.ices connecté.es lors d’un stream était de 183. « Cela signifie que la majorité des musiciens qui génèrent des revenus significatifs via Twitch le font avec une audience moyenne de seulement quelques centaines de personnes », explicite Tracy Chan. Un modèle qui tranche avec celui des plateformes de streaming “traditionnelles”, telles Spotify, Deezer ou Apple Music, où chaque millier d’écoutes ne rapportent, en moyenne, qu’une poignée de dollars. « Tu n’as pas besoin d’avoir un million d’abonné.e.s pour bien gagner ta vie », confirme Ysos. « Si tu as une communauté de niche très engagée, tu peux t’en tirer un salaire. C’est ça qui est incroyable. »

Le Britannique Will Page, ancien économiste en chef de Spotify et spécialiste de l’industrie de la musique, signe en 2021 un article édifiant sur les spécificités du modèle de monétisation de Twitch, intitulé “Twitch’s Rockonomics”. Là où Spotify ou Apple Music optent pour une rémunération au pro-rata – un modèle qui favorise in fine la rémunération des plus gros artistes, car ces derniers “captent” la plus grosse part des écoutes –, Twitch adopte un modèle “user-centric”, “centré sur l’utilisateur”. Les utilisateur.ices choisissent directement les artistes qu’iels souhaitent rémunérer par voie de donations et d’abonnements “premium” au stream, lesquels donnent droit à des contreparties telles de stickers ou des badges personnalisés à utiliser dans le chat. Du micro-mécénat, en somme. Tracy Chan compare ce modèle à l’expérience du stand de merchandising : « C’est comme acheter le T-shirt d’un groupe pendant un concert, avec en plus l’artiste présent.e pour te remercier. »

Mais tenir le stand de merch demande du temps. Beaucoup de temps. C’est là l’un des défis principaux auxquels Twitch a dû faire face à mesure que sa popularité a grimpé. Récemment, l’entreprise organisait un séminaire sur le thème du “burnout des créatif.ves”, avec à la clef des outils pour ne pas se retrouver pris au piège par l’injonction au stream permanent – sentiment que rapportent quasi-systématiquement les streameur.euses les plus célèbres. Carl Brindle a su prendre le problème de front : conseiller en électroménager la journée, il a divisé ses 40 heures de travail par deux pour pouvoir streamer sereinement ses 12 heures par week-end. Depuis le lancement de sa chaîne, il n’a pas manqué un seul rendez-vous. « Et le dimanche soir, je suis de nouveau sur mon ordinateur pour voir ce que je pourrais améliorer pour le prochain show, quel équipement je pourrais ajouter dans le studio… »

Et après ?

D’après le cabinet de recherche Midia Research, l’utilisateur.ices moyen.ne de Twitch passe près de 16 heures par semaine sur la plateforme – contre 6 heures sur YouTube et Spotify et seulement 2 sur TikTok. Un chiffre nécessairement gonflé par la COVID-19 et les confinements, mais qu’Ysos refuse d’apparenter à une “bulle”. « C’est sûr que s’il n’y avait pas eu le confinement, je n’aurais peut-être pas lancé ma chaîne. Il y avait une opportunité à saisir – tout le monde était devant ses écrans, c’était le moment parfait pour faire ça dans de bonnes conditions. Mais je pense que ce moment a fait émerger prématurément une nouvelle manière de consommer du contenu. Il y a plein d’artistes qui sont plus à l’aise chez eux que sur scène, et Twitch permet de proposer une alternative pour ces gens-là. Ça n’entre pas en conflit avec ce qui existe déjà. Il y aura sûrement un ralenti avec la réouverture des salles, mais selon moi c’est une dynamique de fond. »

Même son de cloche du côté de Tracy Chan. « 2020 a changé la face de l’industrie de la musique. Il y a eu un virage forcé vers le “tout-virtuel”, et cela a accéléré le développement de la catégorie “musique” de Twitch. Mais le livestream n’est pas prêt de disparaître, car les musicien.nes ont réalisé que le livestream interactif leur offre une opportunité qu’ils ne trouvent pas ailleurs : une proximité et une interaction directe avec leur public, aussi bien qu’une nouvelle source de revenu. Je crois que l’industrie va continuer de changer de deux façons très importantes : d’abord l’hybridation entre les concerts IRL et virtuels, et ensuite en créant des opportunités pour de plus en plus de nouveaux.elles artistes via le livestream. »

©Four Color Zack

Twitch a déjà commencé à se faire une place sur scène. En 2020, la plateforme collabore avec le Beacon Theater de New York afin de streamer les concerts intimistes du songwriter Trey Anastasio. Durant le concert, diffusé en live sur Twitch, Anastasio disposait d’un écran afin de lire les commentaires du chat et d’interagir directement avec ses fans. La dynamique s’observe jusque chez les plus gros acteurs de l’industrie : l’année dernière, Live Nation annonçait également équiper plus de 60 salles de matériel destiné à livestreamer leurs concerts. 2022 verra également le retour de la convention TwitchCon, sorte de “Comic-Con du livestream”, à l’occasion duquel sont prévus tout un panel de conférences, de tournois de cosplay, de rencontres et de concerts, évidemment retransmis en live. TwitchCon 2022 se tiendra cet été entre Amsterdam et San Diego – un retour IRL, in real life, après une édition entièrement digitale l’année précédente. Cette fluidité entre le virtuel et le réel, on la retrouve désormais partout, du concert de Travis Scott sur Fortnite à celui de Jean-Michel Jarre dans un Notre-Dame de Paris reconstitué en images de synthèse – sans parler d’albums en NFT et de smart contracts dématérialisés afin de simplifier le versement des droits d’auteur. L’heure est encore à l’expérimentation, mais il y a fort à parier que les artistes qui auront pris le virage Twitch – ou ceux qui auront carrément percé grâce à la plateforme – seront mieux équipés pour appréhender le paysage musical hybride de demain. « C’est une question de codes », réaffirme Ysos. Et à 53 ans, Carl Brindle prouve bien qu’il n’y a pas d’âge pour se les approprier.

Newsletter

Les actus à ne pas manquer toutes les semaines dans votre boîte mail

article suivant