Cet article est initialement paru en février 2016 dans le numéro 189 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Au pied de la tour de Belem, qui domine l’embouchure du Tage où, il y a 500 ans, Vasco de Gama et les conquistadors portugais ont largué les amarres de leurs caravelles, les Chinois et leurs selfie sticks se bousculent dans la queue pour manger les premiers les pastels de nata, des petits gâteaux à la vanille qui font la renommée de Lisbonne. Le quartier est le symbole de la volonté d’expansion de l’ex-empire colonial portugais, dont on retrouve les valeurs dans la scène électronique de la ville, qui vit à son tour son âge d’or et exporte ses produits phares (Buraka Som Sistema ou DJ Marfox et le crew de Principe Records) à travers le monde.
Si, avant de partir, on nous a hâtivement décrit Lisbonne comme “un petit Berlin”, la Ville blanche est bien en mouvement. Les médias anglais ont le nez rivé sur cette scène bass music/kuduro 2.0 propulsée par le succès des Buraka Som Sistema, véritables stars dans le pays. Principe Records, DJ Marfox sont programmés dans les grands festivals européens l’été, Batida a fait la première partie de Stromae à Bercy, et Warp est entré dans la danse avec les compilations Cargaa (la première est sortie en avril 2015), qui s’intéressent à l’underground de la ville.

Le modèle Seinfeld
Cette attention médiatique est une nouveauté pour les artistes portugais, qui tentent de la cultiver de peur qu’elle se reporte sur d’autres horizons. « D’ici, il n’y avait que le fado qui s’était exporté. Nous n’avions aucun modèle », explique Branko, producteur/leader de Buraka Som Sistema. « Batida ou DJ Marfox ont cette ambition de pousser leur musique à l’étranger parce qu’ils ont eu notre exemple. C’est intéressant parce que c’est la première génération portugaise à faire de la musique par elle-même. Nous avons créé un standard. C’est comme Seinfeld, qui a inventé un concept, et tous les shows TV après lui ont suivi ce modèle ».
Les membres du groupe sont devenus les princes de la ville après le succès de “Hangover (BaBaBa)”, “Kalemba” ou “Weke Weke”, qui résonnent encore aux quatre coins du pays. « Buraka ? C’est la porte à côté », nous indique une dame âgée à la porte d’un immeuble du quartier de Campo de Ourique, au nord-ouest de Lisbonne, gentrifié par les galeries d’art, où cohabitent politiciens, journalistes et musiciens. C’est là que les Buraka (deux Angolais et deux Portugais, plus la danseuse Blaya) ont installé leur studio, depuis leur sortie du d’Amadora, à 20 minutes de la ville. Dans ce ghetto régulièrement visité par les CRS locaux, le mélange ethnique entre autochtones et immigrés venus du Cap-Vert, d’Angola ou du Mozambique a forgé leur son. « Notre vie était un mix d’influences, à jouer au foot et à manger des plats cap-verdiens ou angolais chez les copains. Je ne serais pas la même personne si j’avais grandi dans un environnement strictement portugais », poursuit Branko.
Si ce mélange a constitué la base, le détonateur a été la façon consciente dont le groupe a façonné ses sons pour mieux les vendre à l’étranger. « On était bookés pour une toute petite soirée à Londres, juste les deux DJs », se rappelle le producteur. « Tous les gens du business étaient là, le gars de Fabric, des agents. Ils voulaient tous nous parler, parce qu’ils voyaient que notre musique était en train d’exploser. À partir de là, on a été signés et on s’est alors demandé comment rendre notre son plus international tout en gardant ce côté portugais. Il fallait que les gens puissent comprendre un minimum les refrains, et c’est dur avec certains phonèmes de notre langue qui n’existent nulle part ailleurs. Par exemple, je décroche très vite du rap allemand, parce que je n’y comprends rien. On a donc utilisé des mots qu’un Anglais pourrait prononcer. Il fallait que l’auditeur pense : ‘Je ne comprends rien de ce qu’ils disent mais ça a l’air bien ‘ ». Et ça a donné les refrains faciles à chanter de Kalemba ou Hangover.
Le marketing de la sono portugaise
Quasiment une démarche de directeur marketing, qui rappelle le travail des ingénieurs du son d’Island avec Bob Marley, “popisant” les bandes enregistrées chez Lee Perry et créant une star internationale. « C’est exactement ça », confirme Branko. « Mais on savait que ça n’allait avoir aucune conséquence sur la vibe de notre musique. De toute façon, c’était le niveau zéro, personne ne faisait ça, il n’y avait aucun exemple à suivre. Avec notre label Enchufada, on applique la même formule. Maintenant, la question, c’est : comment l’emmener au niveau supérieur et continuer de construire sur cette personnalité musicale qu’est devenue Lisbonne ? »
Et ça marche. La ville vibre sur ce nouveau son qui n’a pas de nom officiel (même si zouk bass s’est implanté dans les esprits), une sorte de kuduro 2.0 qui fait d’ailleurs de l’ombre à la scène électronique historique et aux DJs de techno/house. Le Lux Fragil, le meilleur club de la ville, où sont passés Seth Troxler et Ricardo Villalobos, leur a ouvert ses portes, et le Music Box, caché derrière une petite porte en bois sous un pont dans le quartier animé de Cais do Sodré, est devenu l’épicentre de cette révolution musicale, accueillant les soirées d’Enchufada et de Principe Records, le label qui monte avec sa tête de gondole DJ Marfox (aperçu au Peacock Society à Paris en 2015). Pour prendre le pouls de la ville, on grimpe dans un train de banlieue direction Algés, pour le Nos Alive, un méga-festival d’été avec des têtes d’affiche comme Prodigy ou Muse et surtout un chapiteau dédié à la musique électronique.
Ce soir-là étaient notamment programmés Batida, le groupe mené par le producteur d’origine angolaise Pedro Coquenão et son show grand format avec danseurs, MCs, projections et ombrelles, et DJ Magazino, figure d’une scène techno/house qui se retrouve donc un peu éclipsée. Les deux versants de la scène lisboète sont réunis dans la dizaine d’Algeco faisant office de loges. Magazino, invité pour célébrer les dix ans de son label Bloop Recordings, serre des mains et claque des bises. C’est jour de fête et on le sent un peu agacé quand on aborde le succès de ce kuduro électronique.
« Ici, tout le monde sait qui je suis »
« De l’étranger, vous ne connaissez que Buraka, Batida ou Principe, mais la scène house/techno marche bien ici. La scène kuduro, ça va, ça vient. Nous, on est présents depuis longtemps ». Magazino joue la carte de l’ancienneté. Fils d’avocat, il a lâché ses études de droit pour les platines il y a vingt ans quand il fut hypnotisé par les sets de DJ Vibe, le Laurent Garnier portugais (toutes proportions gardées). Sa carrière a pourtant bien failli tourner court. En 1998, après trois ans de nuits de défonce, il tombe en dépression, « trop d’ecstasy et trop de joints ». « J’ai décidé d’arrêter toutes les drogues, je ne fume pas, je ne bois pas de café, seulement un peu d’alcool ». Depuis une décennie, il fait vivre son label et les Bloop parties, des fêtes itinérantes (tantôt dans une piscine vidée, tantôt sur une terrasse géante) qui sont les plus prisées de la ville.
Partir à l’étranger, il a essayé. Magazino a vécu deux ans à Barcelone avant de rentrer au bercail, lassé par l’anonymat catalan. « Ici, j’ai la famille, les amis et tout le monde sait qui je suis ». C’est la grande différence entre les deux entités de la scène électro portugaise. Si Buraka et Cie jouent la carte de l’export d’un produit local, la communauté techno/house locale s’est bâtie sur l’importation de valeurs, et particulièrement celles de New York. La house portugaise a toujours été confinée à ses frontières, à l’exception de Rui Da Silva, qui a scoré un hit en Angleterre en 2001 avec “Touch Me” sous l’alias Doctor J. Da Silva et DJ Vibe, au sein du projet Underground Sound of Lisbon, ont aussi fait leur petit effet sur les dancefloors des 90’s avec le track d’acid house “So Get Up”, remixé par Junior Vazquez et le grand copain de Vibe, Danny Tenaglia. Depuis, la house portugaise arbore cette monochromie new-yorkaise.
Magazino, lui, fournit un argument climatique pour expliquer les carences de la scène locale. « Déjà, il n’y a pas beaucoup de producteurs. Et le souci au Portugal, c’est qu’on a six ou sept mois d’été. En studio, il fait trop chaud, on préfère souvent aller à la plage. Le soleil est un frein à la création. Le climat ici est très bon pour le tourisme mais mauvais pour la house, parce que ça ne motive pas les producteurs à rester longtemps enfermés en studio ». Les sons d’hiver, un concept typiquement portugais… Mais le pays a tout de même un gros festival consacré à la techno et à la house, le Neopop, qui squatte depuis dix ans Viana do Castelo, un bled sur la côte Atlantique devenu le repaire des surfeurs. En août dernier, Sven Väth, Robert Hood, Rødhåd, Oscar Mulero ou Max Cooper sont venus goûter le bacalhau. Magazino y joue tous les ans avec son crew.
« Ici, les gens consomment la ville »
Si DJ Magazino fait quelques dates à l’étranger (il vient d’embarquer pour une tournée en Amérique du Sud), il vit surtout des gigs locaux. La nuit lisboète est riche en bars, mais niveau clubs, elle reste modeste. Depuis son studio, Branko explique que les clubs pâtissent du mode de vie des habitants, qui ont tendance à traîner dans les rues, une habitude exacerbée par la crise économique qui a touché le pays depuis 2009. « Vu que les gens n’ont pas beaucoup d’argent, ils passent la majeure partie de la soirée dans la rue. Au lieu d’aller en club, ils gardent leur argent pour acheter autant de bières que possible, ou quelque chose de plus fort, et déambuler dans les rues de 23 heures à 6 heures du mat. Tu danses quand un mec met de la musique sur un iPhone, mais c’est tout. La plupart du temps, tu traînes. J’ai tellement fait ça… C’est devenu emblématique de la ville. Il n’y a pas de pression pour aller nulle part. Même s’il y a un super event quelque part, tu es avec tes potes, devant un bar, à enquiller des bières pas chères. Au bout d’un moment, tu te dis : ‘Merde, il est 4 heures du matin !’ Tu te dépêches d’y aller, ou tu n’y vas même pas. Lisbonne n’a jamais été une ville où les gens consomment des événements. Ici, les gens consomment la ville, à marcher, rencontrer des gens, babababa… Dans tout ça, il y a de la musique, mais ce n’est pas la chose la plus importante. Lisbonne n’était pas prête à embrasser ce son comme une identité quand on a commencé. Et elle ne l’est toujours pas. C’est présent mais c’est aussi absent ».
Magazino est d’accord : « Ça n’aide pas à la fréquentation des boîtes et ça a mis un frein à la construction de la scène clubbing, qui n’est pas aussi importante qu’elle devrait. En hiver, les gens viennent plus tôt, mais de juin à septembre, ils restent dans les rues ». Pour danser sur de la bonne musique, en dehors des clubs clichés au bord du Tage, il faut aller au Music Box et surtout au Lux Fragil, le phare des nuits de Lisbonne. Fondé par l’oiseau de nuit Manuel Reis et copropriété de l’acteur américain John Malkovich, le club est surtout connu pour sa programmation sans fausse note, qu’il étale sur trois étages, avec une terrasse monstre à la vue saisissante, un rez-de-chaussée feutré et le dancefloor au sous-sol avec un soundsystem au top. « C’est le plus grand de la ville, mais il descend d’une lignée de plus petits clubs appelés Fragil. En 1998, ils ont déménagé dans un endroit plus vaste », raconte Branko. « Le fait que le plus grand club soit aussi celui avec la meilleure musique est une particularité de la ville. Ce n’est pas souvent le cas dans les autres capitales européennes ».

240 euros pour entrer
Le hic, c’est qu’il n’est pas toujours très accessible. Le physio soumet certains touristes à une forme d’extorsion. Alors que l’entrée tourne généralement autour de 8 euros, le club demande parfois 240 euros (!) pour entrer, qui seront remboursés sous forme de boissons. À 7 euros le long drink, compliqué de rentabiliser le prix du ticket. Conscient de ne pas pouvoir faire illusion bien longtemps, on se fait lister par Tiago Mendes, qui mixe au Lux depuis l’ouverture. Près du booth où s’agite un Anglais qui du mal à caler ses disques, le poppers tourne dans le couloir. Tiago a fini de mixer. Il vient d’aspirer un truc qui l’a un peu crispé, mais il accepte de raconter la vie d’un DJ portugais.
Lui aussi a démarré au début des 90’s. Débarqué à Lisbonne pour suivre des études de cinéma, il prend les raves et la techno en pleine face et décide de tout lâcher pour la musique, ou presque : « C’était un moyen facile de gagner de l’argent. Je voyais mes potes mixer… Ce n’était pas comme aujourd’hui, où tout le monde veut devenir DJ. Je jouais dans un autre club et quand le Lux a ouvert en 1998, je me suis fait embaucher ». Selon lui, le piédestal sur lequel est monté le lieu est amplement mérité : « Le Lux Fragil a influencé non seulement des DJs et des aspirants DJs, mais aussi d’autres clubs qui le voient comme une référence. Il a apporté une nouvelle dimension à la scène, avec des vrais DJs résidents – un concept old school mais important – et de super guests étrangers ».

Résident depuis cinq ans au Lux, Tiago Mendes s’est un peu mis en retrait ces derniers temps. Il garde sa mensuelle et se contente de faire tourner la boutique avec quelques dates ici et là. Il s’est installé dans le sud du pays, sur la côte, et ne monte à la capitale que pour travailler. « La scène de Lisbonne doit grandir mais la situation économique est tellement pourrie que c’est difficile. L’argent est un gros problème, plus que tout le reste. Les gens dépensent moins dans les clubs, ils revoient leur façon de s’amuser ».
Querelles de clocher
On sent un peu de saudade chez les DJs de house portugais. Les adeptes du beat carré sont dans le creux de la vague, celle des rythmes zouk bass qui attisent désormais les convoitises. De retour dans le backstage du Nos Festival, un black longiligne de 1,90 mètre en short fait des étirements, appuyé sur l’échafaudage de la scène. C’est le rappeur/slameur/danseur Biru alias Alexandre Francisco Diaphra. Il fait un peu de cardio avant de monter sur scène pour le show de Batida. Après deux années à Londres, le gars nous briefe dans un anglais impeccable sur les clans de la scène bass music lisboète, entre Enchufada, le label de Buraka Som Sistema, et Principe Records, regroupé autour de DJ Marfox.
Les deux se chamaillent parfois quand il s’agit de signer de nouveaux artistes, comme avec DOtOradO, un gamin de 17 ans qui a écrit dans sa chambre le hit “African Scream” (500 000 écoutes sur Soundcloud), le titre symbolique du Zeitgeist lisboète selon Branko, qui tacle gentiment : « Principe voulait le signer, mais on l’a approché en premier. Ses disques marcheront mieux avec nous, parce qu’ils sont très stricts sur leur ligne éditoriale. Personne n’arrive à différencier leurs producteurs parce qu’ils se ressemblent tous. Nous, on est plus éclectiques ». Alexandre détaille sans prendre parti : « Il y a pas mal de polémiques au Portugal au sujet de qui a lancé quoi le premier, ce n’est pas très sain. Il y a de l’argent en jeu et ça prend de l’importance parce que les médias et les clubs s’en sont emparé, ce n’est plus un style connecté aux ghettos. Il y a quelques années, pour écouter ce genre de musique, il fallait aller dans des endroits précis. Aujourd’hui, tu peux en entendre dans toutes les voitures ».
Une transe sans conscience ?
Alexandre essaye de son côté de mettre de la conscience dans un mouvement qui semble uniquement connecté au défoulement et à la transe. « On compare souvent Batida et Buraka Som Sistema. Buraka, c’est du fun, mais le kuduro, intrinsèquement, ce n’est pas juste du divertissement. Batida, lui, a un point de vue politique et sociologique dans ses lyrics ». Né dans les banlieues de Luanda en Angola, le kuduro avait effectivement des textes engagés, comme ceux du chanteur Dog Murras, évoquant les problèmes sociaux du pays. « Il y a un contexte historique dans cette musique, qui est basée sur des samples de musique angolaise des 60’s. Ces musiciens vivaient sous une dictature. Sampler leur musique est une forme de déclaration », ajoute Alexandre, pour qui cette dimension est indispensable afin d’éduquer la nouvelle génération. « En 2010, il y a eu un concours à la télévision pour élire la personnalité portugaise la plus populaire. C’est le dictateur Salazar qui est arrivé en tête. Apprendre que ce gars a été choisi comme le meilleur Portugais de tous les temps, ça en dit long sur le pays dans lequel tu vis. C’est préoccupant, alors que dans la musique, de plus en plus de gens s’intéressent aux courants ‘ethniques’ ».
Donner une conscience à cette scène est aussi une façon de la rendre moins éphémère. Les artistes portugais savent que l’attention médiatique ne sera pas éternelle et que tous ne sortiront pas du lot. Buraka Som Sistema est un cas exceptionnel. Marfox ou Nigga Fox – qui a joué au Berghain en avril 2015 – bénéficient d’une bonne aura, mais il y aura des laissés pour compte. « Il va y avoir une redescente vers un point bas », prédit Alexandre. « Le Portugal est petit, il n’y a pas de place pour tout le monde, mais en ce moment, il y a une ouverture. Si tu lances quelque chose maintenant, dans trois ans, il y a des chances que tu te retrouves avec quelque chose de sérieux et que tu continues à faire des choses ici ».
Pour lui aussi, le salut viendra de l’exportation. « Il faut tirer avantage des anciennes colonies portugaises. On peut jouer plus souvent dans des pays lusophones, au Brésil, en Angola. Le Portugal pourrait devenir une résidence, un camp de base, pour manger des escargots et boire des bières. Mais pour bosser, ce sera à l’étranger. C’est une illusion de penser que tu pourras travailler au Portugal toute ta vie en tant que musicien ». Les caravelles sont prêtes à repartir.