Photos : Archives du Lux
19h30. C’est un début de soirée de la fin du mois d’août, le soleil ne va pas tarder à se coucher. Lisbonne est paisible, son ciel est bleu pâle, légèrement teinté de rose, et les eaux du Tage scintillent tranquillement. À l’est de la ville, un concert de musique classique en plein air fait doucement résonner les notes d’Érik Satie, pendant que les spectateurs écoutent en silence. Comme souvent, au bord du fleuve, il y a une légère brise et les cheveux de la pianiste s’entremêlent. Derrière elle, orné de sa paroi verte, le Lux Frágil se dresse, austère et mystérieux. Il y a dans l’air ce sentiment doux-amer de quelque chose que l’on a aimé, mais qui appartient à un autre temps. En portugais, ça s’appelle la saudade.
Il y a quelques mois à peine, tout Lisbonne sortait ici pour les soirées les plus entraînantes de la ville, où les artistes en vogue de la capitale croisaient les fils de bonne famille, les ravers, les gays, les rockeurs, les skateurs, les touristes, les vieux et les jeunes. Mais depuis le début de la crise du coronavirus, tout s’est arrêté. L’emblématique boîte de nuit lisboète a dû fermer les portes. En cette soirée calme du mois d’août, le pays, comme beaucoup d’autres dans le monde, se trouve dans un entre-deux. Le confinement est fini, la vie reprend doucement, à tâtons. En attendant, le Lux a le droit d’organiser ce concert de musique classique, sur le parking d’en face, à quelques mètres seulement de l’entrée du club. La pianiste s’embrouille lorsque, tout à coup, le long du Tage, passe un petit bateau chargé d’un groupe d’amis écoutant de la musique électronique. La coïncidence fait sourire le public. Un clin d’œil poétique au monde d’avant. Au Lux d’avant.
La démocratie est née et il est temps de danser
C’est en 1982 que tout commence, à 3 kilomètres de là. À l’époque, le Bairro Alto est encore un quartier aux rues sales et étroites, central et perché sur l’une des sept collines de Lisbonne. Quelques années plus tôt, la révolution des Œillets, du 25 avril 1974, a mis fin à la dictature salazariste, en place depuis 1933. Doucement, le pays sort donc d’un régime autoritaire qui l’a trop longtemps coupé du monde et maintenu dans le passé. Plus que jamais, les gens ont désormais soif de légèreté. Le Bairro Alto, alors très populaire et défraîchi, héberge des sièges de journaux, des petits commerces et des maisons de fado où se croisent musiciens, marins, prostituées et journalistes. C’est un quartier marginalisé, presque mal famé, mais dont le charme singulier en séduit plus d’un, dont Manuel Reis. Ce trentenaire timide, mais ambitieux, commissaire de bord pour la compagnie aérienne nationale, est aussi fou d’art et de design. Il nourrit l’idée, fondée par ses nombreux voyages, d’une Lisbonne qui doit se moderniser. Il s’installe pour la première fois au Bairro Alto en 1974 pour y ouvrir une boutique de meubles vintage et de vêtements de seconde main. Une première touche de couleur dans un quartier gris. Mais c’est à partir du 15 juin 1982, que le Bairro Alto – et par extension, la capitale – se transforme quand Manuel Reis ouvre, dans une ancienne boulangerie, un nouveau lieu de vie, à la fois bar, discothèque, repère musical, artistique et culturel : le Frágil. L’ancêtre du Lux est né.

Dans un Portugal en transition, encore très conservateur, le Frágil offre un espace inédit de liberté et d’hédonisme. En quelques mois seulement, Manuel Reis parvient à attirer et fidéliser le fleurissant milieu artistique et intellectuel de Lisbonne. Toutes les semaines, musiciens, poètes, acteurs, philosophes, journalistes, étudiants en art et mannequins s’y côtoient dans une joie de vivre et une opulence que le pays n’a que rarement connues. La majorité de ces gens découvre leur propre capitale sous un prisme différent : celui de la vie nocturne. L’occasion de briser les codes d’une société très réservée, de s’autoriser les comportements les plus extravagants et d’accueillir à bras ouverts ceux qui, de jour, sont regardés de travers, avec leurs cheveux décolorés, leurs tenues outrageuses et leurs façons différentes d’aimer. À l’opposé du douloureux passé, c’est la naissance d’une nouvelle Lisbonne, bohème, effervescente et moderne. Il est temps de danser.
Tout le monde n’arrivait pas à entrer. C’étaient des fêtes dignes des orgies grecques.
Guida Moura
Rapidement, le Frágil devient l’établissement le plus prisé de la ville. Júlio César, gérant du Side Bar au Bairro Alto et ancien habitué du Frágil, a les yeux qui brillent lorsqu’il se souvient de « ces nuits de magie ». « Tout le monde ne parlait que de ça. Je n’oublierai jamais la première fois que j’y suis allé : on m’a claqué la porte au nez, raconte-t-il. Même si tu étais un habitué, tu entrais vraiment en fonction de l’humeur de la personne qui était à la porte. » Les videurs, essentiellement des femmes, deviennent des figures de la nuit lisboète, parmi les plus célèbres, on compte Margarida Martins, aujourd’hui membre du parti socialiste portugais et Presidente da Junta de Freguesia de Arroios, équivalent d’une mairie d’arrondissement à Lisbonne, ou bien Anamar, vedette de fado et de pop rock. Derrière la porte blindée, un énorme rideau en velours bordeaux – ancienne propriété du restaurant Jules Vernes, chiné par Manuel Reis à Paris – laisse place aux gigantesques miroirs aux cadres dorés. À l’intérieur, des poutres apparentes, des colonnes couleur platine, des azulejos – un type de faïence typique, une décoration avant-gardiste et complètement remodelée plusieurs fois par an. Les serveurs sont déguisés en vedettes d’Hollywood ou en personnages baroques. On y croise David Byrne, Keith Haring, Nick Cave, Maria de Medeiros, Jean-Paul Gautier, Catherine Deneuve, mais aussi des clients avec des verres attachés sur la tête ou des chapeaux faits de tranches de salami et de fromage. « C’étaient tout simplement les meilleures fêtes que j’aie vues de ma vie, continue Júlio. Manuel Reis a réussi à transposer à Lisbonne l’ambiance qu’il y avait au Studio 54 à la fin des années 70. »


Guida Moura, l’une des clientes les plus fidèles du Frágil, se souvient : « Quand il y avait des fêtes privées au Frágil, Manuel faisait fermer la rue, il y avait des ambulances, la police… Tout le monde n’arrivait pas à entrer. C’était digne des orgies grecques. » Guida fréquente le Frágil depuis sa vingtaine et, à 60 ans, son goût pour la fête n’a pas défailli. « Les gens étaient habillés de toutes les façons, déshabillés de toutes les façons. Tout le monde se mélangeait : gay, hétéro, bi… À l’époque, ça ne se faisait pas à Lisbonne ! » Electro, techno, new wave, le Frágil propose la meilleure sélection musicale de la ville et les nouveautés y arrivent à une vitesse remarquable. « Je me rappelle y avoir rencontré des Américains, tout contents, qui disaient : “C’est incroyable je n’y crois pas, cette chanson vient de sortir à New York !” On leur répondait : “Bah oui, tu crois quoi…”, reprend Guida. C’était un temps où Lisbonne n’existait pas encore sur la carte. »
Une nouvelle impulsion est donnée à la ville et Manuel Reis est très vite hissé au rang de mentor pour toute une communauté de jeunes artistes. « Manuel repérait ces gens-là avant tout le monde, explique Guida. Ils avaient 18 ou 20 ans, et il devinait leur potentiel. Il devinait tout. » Aujourd’hui, beaucoup des plus grands noms du paysage artistique et culturel portugais sont liés à Manuel Reis et au Frágil, d’une façon ou d’une autre. « Avant Manuel Reis, il n’y avait rien, ni vie lisboète, ni… rien. Zéro. C’est lui qui a ouvert le Bairro Alto, ajoute Guida. C’était un homme de détails. Il était très réservé, mais aussi imposant… Les gens avaient quand même un peu peur de lui. Toujours habillé de noir, avec son béret, c’était une personne extrêmement affectueuse, adorable, très polie. » Malgré sa carrure, Manuel Reis surprend par sa discrétion, sa timidité, sa tendance à fuir les projecteurs. « Une fois, alors que je tenais le bar pour un événement de mode et qu’il y avait une file d’attente énorme, je vois arriver Manuel de loin, tout au bout, se souvient Júlio. Donc je vais le voir et je lui dis : “Manuel, qu’est-ce que vous voulez ?” Mais il refusait d’être servi en priorité. J’ai insisté, mais il voulait faire la queue. » En 1995, la soirée du dixième anniversaire du Frágil est organisée hors les murs, dans une ancienne usine de tabac accueillant plusieurs milliers de personnes. « Je crois que c’est à ce moment que Manuel Reis a compris qu’il pouvait ouvrir le Lux », confie Guida. La taille du Frágil n’est plus à la hauteur de ce qu’il représente, du nombre de personnes qu’il attire et des ambitions de Manuel : il faut voir plus grand.

Là où le soleil se lève
Quelques années à peine après l’ouverture du Frágil, le Bairro Alto se transforme. Les petits commerces disparaissent pour laisser place à des bars, salles de concert et restaurants. Les rues étroites se remplissent de jeunes riant et déambulant dans le quartier, bières et caïpirinhas à la main tandis que les marins et les prostituées désertent les lieux pour laisser place à ce qui devient le repère officiel de la vie nocturne de Lisbonne. Manuel Reis, lui, est déjà ailleurs. En 1998, l’exposition universelle donne naissance au Parque das Nações et dynamise une zone industrielle délaissée : l’est de Lisbonne. Là-bas, Manuel Reis rachète un ancien entrepôt d’arrimage situé dans le quartier de Santa Apolónia, un secteur ressemblant alors à une sorte de grand couloir sombre et dépeuplé de toute animation, à mi-chemin entre le centre-ville et le Parque das Nações. « Les gens lui disaient : “Mais comment tu vas faire pour passer d’un bar de 300 personnes à un endroit qui peut en contenir un millier ? Tu es fou, tu ne vas pas y arriver !”, raconte Guida. Mais il s’était mis ça en tête. »


C’est dans ce vieux bâtiment en béton, au pied de la colline d’Alfama, sur un quai oublié, mais à l’ensoleillement unique, que, le 29 septembre 1998, ouvre le Lux Frágil, surnommé plus simplement le Lux. Trois lettres qui renvoient à l’abréviation Lx souvent utilisée pour désigner Lisbonne, mais aussi à la lumière en latin, parce que la capitale portugaise est une ville lumineuse et que l’illumination fait partie intégrante de l’expérience du Lux. « Dès l’ouverture du club, pendant des mois, tout le monde ne parlait que de ce nouveau lieu si particulier. Nous, les commerçants du Bairro Alto, ça nous a attristés, car on perdait quelque chose d’une grande valeur », se souvient Júlio. Manuel Reis emmène avec lui toute son équipe du Frágil : ses DJs, ses barmen, ses videurs, ses conseillers. « Je crois qu’aucun des DJs ne savait comment ça allait se passer, car on passait d’une surface de 50 m2 à un endroit dix fois plus grand », raconte Yen Sung, une DJ repérée à 17 ans par Manuel Reis au Frágil, aujourd’hui résidente du Lux. « Le défi était de réussir à transposer l’essence du Frágil à un espace comme le Lux, beaucoup plus grand », continue-t-elle.
Les clients, eux, sont d’abord mitigés. Avec deux immenses pistes de danse, au rez-de-chaussée et au premier étage, une terrasse sur le toit, le Lux paraît déjà bien loin des nuits entassées, mais intimistes du Frágil. « Au début, je n’allais pas au Lux avec beaucoup d’enthousiasme, j’étais habitué au circuit du Frágil, à un espace plus petit. Quand tu arrives au Lux, c’est une proposition complètement différente », explique Júlio. Mais le Lux représente aussi une opportunité : celle d’enfin rejoindre l’univers de Manuel Reis pour les éternels recalés du Frágil. L’acteur américain John Malkovich, habitué de Lisbonne de la première heure, participe financièrement au projet et prend part à la fête d’inauguration. Quelques semaines après, Prince, de passage à Lisbonne, y donne un concert privé. Le ton est donné : le Lux ne fait pas les choses à moitié.

Days like this
Fidèle à la vision de Manuel Reis, le Lux devient progressivement bien plus qu’une simple discothèque. En plus des DJs du monde entier, le club accueille des concerts de musique classique, de punk, de fado, des performances artistiques ou des vernissages. Surtout, il conserve la même tradition des soirées privées, toujours plus exubérantes les unes que les autres. Au fil des années, Manuel collabore avec de nombreux artistes du pays. Le designer graphique Ricardo Mealha crée les flyers d’invitation, le styliste Dino Alves dessine la tenue des employés et décore les tissus du grand lit situé sur la terrasse. Joana Vasconcelos, ancienne habituée du Frágil puis membre de la sécurité du Lux, y expose sa sculpture A Noiva, avant de la voir sélectionnée par la Biennale de Venise. Les collaborations artistiques mènent à des installations plus grandes que nature – des jambes géantes inspirées de Niki de Saint Phalle, entre lesquelles il faut passer pour entrer, une tête de clown encerclant la porte, ou encore un labyrinthe avec des projections vidéo, des performances et du champagne dans chaque recoin.

L’esthétique du Lux est soignée, propre, bien tenue, fait rare à l’ère des warehouse et clubs underground. « Tout est impeccable tout le temps, affirme Júlio. Et puis, plus un endroit est beau, plus on se fait beau pour y aller. » Et jamais les gens ne s’étaient faits aussi beaux que pour participer aux fêtes gargantuesques. Les thématiques, les invités et les concepts allaient tous azimuts : Alice aux pays des merveilles, Dita von Teese, Louie Austen, des hommages à Grace Jones ou à David Bowie, du voguing, des drag queens, des jupes obligatoires pour tout le monde ou des personnages du Rocky Horror Picture Show. Tout, depuis la décoration jusqu’à la nourriture en passant par les participants, doit être en accord avec le thème. « Il y a eu un bal masqué où, quand tu arrivais, on t’attrapait, t’emmenait dans une cabine et te mettait sur le visage un masque, créé par l’un des treize designers portugais invités pour la soirée, raconte Guida. Ensuite, on te poussait dehors. En sortant, tu ne savais plus où tu étais. » En 2006, pour les huit ans du Lux, une fête sur le thème des réalisateurs Fellini et Almodóvar rassemble, à travers un tunnel, les sept restaurants et commerces situés en face du Lux. Pour l’occasion, chaque lieu a une thématique différente – un salon de coiffure des années 50, un restaurant italien avec des mannequins nus dans des frigos – des extraits de film sont projetés partout, des enceintes sont pendues aux grues, tout le monde est déguisé. À l’unanimité, cette fête reste la plus flamboyante de toutes. « Ces moments-là, c’était Manuel à son meilleur, Manuel qui rassemblait les gens, explique Pedro Fradique. C’était avant tout un metteur en scène d’ambiances et de situations. Il construisait des scénarios qui touchaient les gens. On recevait parfois 5 000 personnes, l’alcool coulait à flots et mis à part la fois où des voitures sont tombées dans le fleuve, il n’y a jamais eu aucun problème. On aurait dit qu’il y avait un alignement cosmique en notre faveur. »

À Lisbonne, malgré une scène club qui se développe avec le Alcântara-Mar, le Kremlin ou, plus tard, le Ministerium, le Lux sort du lot en offrant quelque chose de différent, quelque chose en plus. Son identité musicale se construit autour de Yen Sung, Rui Vargas, Dexter, Inês Duarte et de ses autres résidents. DJ Vibe, le plus grand nom de la scène électronique portugaise, s’y produit souvent. Progressivement, des artistes internationaux de tous les univers électroniques répondent eux aussi présents. « On a eu une programmation internationale dès 1998. DJ Harvey a été le premier DJ étranger à jouer, rembobine Pedro Fradique, le programmateur du Lux. Presque tous les grands DJs d’aujourd’hui, on les a vus commencer : Dixon, Nina Kraviz, 2 Many DJ’s, Boys Noize, Horse Meat Disco… » Les années 2000 arrivent et, avec elles, on assiste à l’explosion de la musique électronique. L’agenda du Lux commence à se développer sérieusement. « Souvent, les DJs venaient jouer ici un jeudi, puis au Fabric le vendredi et au Berghain ou au Rex le samedi, continue Pedro. Notre objectif était très concret : placer Lisbonne sur la carte musicale européenne. » Le Lux résiste au piège des DJs stars. Ils préfèrent explorer, innover, dénicher de nouveaux talents. Quitte à s’évertuer à programmer des artistes qui ne remplissent pas les salles, jusqu’à ce qu’ils le fassent. « Si c’est quelque chose qu’on n’apprécie pas, on ne le programme pas, soutient Pedro Fradique. Une fois, avec Tiga, on avait dû fermer le premier étage tellement la soirée était vide. Un an après, il y avait une queue immense pour le même artiste. » L’identité musicale du Lux est diversifiée, mais caractérisée par l’éclectisme, le groove et l’envie de rester jusqu’au petit matin. En condensé, cela donne “Days Like This” de Shaun Escoffery, l’un des hymnes fétiches des sets de Yen Sung.
Ne pas perdre son âme
À partir de 2014, Lisbonne se retrouve au cœur d’un boom touristique exponentiel. Coût de la vie abordable, météo ensoleillée, gastronomie unique, rues photogéniques, vie nocturne effervescente et législation favorable aux locations touristiques : la ville attire soudainement des dizaines de millions d’étrangers tous les ans et devient l’une des capitales européennes les plus visitées au monde. Le Lux figure évidemment parmi les endroits à voir à tout prix. « Le tourisme, les Airbnb, tout ça est arrivé très vite, raconte Pedro Fradique. Pour nous, ça a impliqué une charge de travail en plus, car c’était un public plus volatil. Les fêtards d’ici savaient comment c’était, comment se comporter, donc il a été question de faire un choix au sein d’un public agrandi et différent. Mais clairement, ça a élargi notre public. À tel point que Lisbonne est devenu méconnaissable. » En quelques années, le paysage change, les Airbnb éclosent en masse, les quartiers se gentrifient et, malgré tous les bienfaits économiques liés au tourisme, naît une crainte pour la capitale portugaise : celle de perdre son identité en cherchant à trop s’adapter aux vacanciers. Cette crainte, le Lux la partage. « C’est toujours bon d’avoir plus de public, estime Yen Sung. Mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le Lux se dénature. C’est bien d’avoir des touristes, mais on veut qu’ils aient conscience de l’endroit où ils se trouvent. » Les clients locaux, eux aussi, sont réticents face à l’afflux touristique. « On ne veut pas être une discothèque pour touristes ! C’est notre maison et ce sont nos DJs. Ce club a toujours appartenu aux Portugais. Le Lux n’avait pas besoin du boom touristique : il a toujours été rempli, affirme même Guida. Mais c’est vrai que ça a contribué à sa renommée internationale. »

Pour conserver son essence et par souci constant d’innovation, le Lux tend l’oreille et se positionne parfois là où on ne l’attend pas. En 2017, le club lance une résidence avec Príncipe Records, bouillonnant label lisboète du mouvement de la batida – genre qui mêle kuduro, kizomba, tarraxinha et dance music – et maison de DJ Marfox, DJ Nigga Fox, Nídia et Niagara. Príncipe représente le son de la périphérie, des banlieues et des communautés afrodescendantes et africaines de Lisbonne. Le Lux étant un club de la capitale, à l’image inaccessible, c’est une rencontre entre deux mondes qui s’opère alors sur le dancefloor. Marfox, membre précurseur du label, a vécu sa première performance au Lux comme un moment historique. « L’idée que j’avais était celle d’un club extrêmement élitiste et médiatisé. La première fois, j’ai invité huit amis, ils m’ont tous dit : “Non je ne viens pas. Je ne sais pas comment je vais me sentir là-bas.” Les gens du centre ont parfois peur de la banlieue, mais les gens de banlieue ont cette même peur concernant le Lux. Quand j’y ai joué, j’ai compris que ça n’avait rien à voir avec ce que j’imaginais. J’y ai vu plein de gens différents, j’y ai trouvé de la représentativité. » Pour Marfox, le Lux perdure, car il a su se réinventer et s’ouvrir à d’autres mondes : « Je pense que le Lux a compris que cette musique est née ici, à Lisbonne, mais que son expression vient d’un espace différent. Ce mélange entre la ville et la banlieue est important. Il y a des défauts des deux côtés, mais il y a une chose qui surpasse cela et nous unit tous : la musique. »

Malgré cela, le Lux a du mal à se débarrasser de son étiquette élitiste, en partie liée à sa politique d’entrée exigeante. « C’est une image qui est restée de l’époque du Frágil. Mais le Frágil, c’était une “autre ville”, c’était différent, explique Pedro Fradique. Je pense qu’au Lux, l’accès a été démocratisé. Mais la question de la porte a aussi à voir avec l’expérience du Lux. C’est comment au Berghain ? Des heures et des heures dans la queue sans savoir si tu vas rentrer. Bien sûr, tout le monde raconte s’être un jour fait recaler. C’est une énorme injustice, mais ça fait partie du truc et c’est essentiel. » Nombreux sont aussi ceux qui se déplacent jusqu’au Lux, pour se voir demander un prix d’admission de quelques centaines d’euros – une façon polie pour les physionomistes de les refouler, sachant qu’il est illégal pour un club de refuser l’entrée à qui que ce soit sans raison majeure. « Si tu vas voir les critiques sur internet, ce ne sont que des gens qui se plaignent qu’on leur ait demandé 300 euros pour entrer, remarque Guida. Bien sûr, personne n’aime se faire refuser l’entrée de cette façon. Donc les gens disent des horreurs, mais tout est faux : c’est un endroit merveilleux et ils le savent. » À l’image de ceux qui tenaient la porte au Frágil, les physionomistes du Lux sont des figures impressionnantes et respectées. « C’est le statut social ultime, explique Júlio. Certains d’entre eux nous racontent parfois qu’on leur disait des choses comme : “Je suis dentiste, je peux vous offrir un traitement si vous ne me refoulez plus à la porte.” »
« Nous avons toute la vie devant nous »
Manuel Reis, lui, est sorti par la grande porte. Le 25 mars 2018, il décède à l’âge de 71 ans, des suites d’une maladie prolongée. C’est l’année des vingt ans du Lux. La presse nationale parle d’un homme « qui a changé la nuit de Lisbonne », « qui a inventé une Lisbonne cosmopolite », « qui n’avait pas peur de penser en grand », un « soldat de la lumière », un « prince de la ville ». L’Assemblée nationale présente des condoléances officielles et rend hommage à « une figure unique de la vie culturelle et civique de Lisbonne et du pays, créateur de projets qui ont ouvert les horizons de la ville et l’ont marquée d’une façon singulière. » Ses obsèques se tiennent à Lisbonne, dans le Théâtre Thalia. « On était très nombreux, raconte Júlio. Personne n’avait le droit d’entrer avec des fleurs, il fallait les laisser à l’entrée. À l’intérieur, il y avait une lumière rouge tamisée, les DJs du Lux qui jouaient et, tout au fond, son cercueil, très sobre, avec un bouquet de fleurs de lys, rien de plus. Il y avait un bar, c’était comme une fête : les funérailles ont commencé à 18 heures et on est restés jusqu’au petit matin. Il avait pensé à tout. Même sa sortie était grandiose. C’était la fin, sa fin, car son âme continue d’habiter le Lux. » Les fêtes et les soirées qui suivent son décès sont émouvantes, mais empreintes d’une volonté d’aller de l’avant et de continuer à danser. Ce que Manuel voulait. Après presque quarante ans avec les mêmes équipes, du Frágil puis du Lux, la relève est assurée. « Nous avons appris et grandi avec Manuel, et lui avec nous, affirme Yen Sung. Sa présence ne pourra jamais être remplacée. Mais elle coule dans nos veines : on se comporte comme il se comportait… C’est implanté en nous. Je ne pense pas que le Lux changera du fait de son décès. Son identité était déjà devenue la nôtre. »

Je pense sans aucun doute que j’ai vécu une vie plus heureuse grâce au Lux et au Frágil.
Júlio César
Aujourd’hui, le Lux a 22 ans et sa place au centre de la mouvance culturelle et nocturne de la ville, du pays, voire de l’Europe, n’a fait qu’évoluer. Comme les autres clubs qui ont marqué l’histoire, le Lux – et avant lui le Frágil – a joué un rôle important dans le développement de Lisbonne et du Portugal en mettant en relation des gens, en dynamisant l’espace urbain et en participant à la naissance de nouveaux concepts culturels. Régulièrement élu comme l’un des 100 meilleurs clubs au monde par DJ Mag, décrit par le Guardian comme l’une des 25 discothèques préférées des DJs, le Lux est devenu un lieu historique que beaucoup estiment être immortel. Lors de l’immense exposition rétrospective Paradisæa, organisée en septembre 2018 à Lisbonne à l’occasion des vingt ans du club, le curateur Fernando Brízio définissait le Lux comme un « possibilitateur de bonheur » (sic). Júlio, à l’image de tant d’autres fidèles de Manuel Reis, a accompagné cette évolution depuis ses débuts, et il est formel : « J’ai vécu une vie plus heureuse grâce au Lux et au Frágil », pose-t-il. Aujourd’hui, comme toutes les scènes culturelles et musicales du monde, le Lux fait face au plus gros défi de son histoire. Après avoir fermé pendant quelques mois du fait de la crise sanitaire, le Lux a pu, début septembre, rouvrir avec de nouveaux horaires restreints, en places assises et avec distanciation sociale. Des live sets ont maintenant lieu de 17 heures jusqu’à minuit, dans une ambiance douceâtre qui laisse sur sa faim. C’est la nouvelle normalité. Mais quand tout cela sera fini, le Lux sera toujours là pour offrir ce que la nuit a de mieux : désinhibition, musique et sensation d’éternel. Avec la certitude qu’il saura se réinventer, encore et encore.

Après l’ouverture du Lux en 1998, le Frágil est resté ouvert quelques années, aux mains de nouveaux propriétaires. Puis il s’est peu à peu vidé, la foule exubérante des danseurs et penseurs du Frágil préférant rejoindre le nouvel espace de l’est de Lisbonne, au bord du Tage. Le lieu a fermé, puis rouvert, pour sceller définitivement ses portes en 2016. Aujourd’hui, c’est un pub irlandais qui occupe les murs du 126, rua da Atalaia, au Bairro Alto. Ici, il y a à peine quarante ans, dans une démocratie toute nouvelle, se mélangeaient les futurs grands artistes plastiques portugais, les meilleurs acteurs et réalisateurs en devenir du pays et les journalistes des plus grandes revues lisboètes. Désormais, l’ancien Frágil est surtout animé par des groupes de jeunes touristes anglais qui draguent lourdement les serveuses brésiliennes, enquillent les litres de bière bon marché et se chamaillent devant les matchs de foot. Il ne faut pas pour autant céder à la nostalgie. Car loin de s’apitoyer sur le passé, la fameuse saudade qui fait l’âme du Portugal sait aussi laisser la place au renouveau. Lisbonne est certes devenue une autre ville, mais les petites rues animées du Bairro Alto sont toujours aussi joyeuses, peu importe qui les traverse. À quelques kilomètres de là, au bord du Tage scintillant, le Lux persiste et attend patiemment que reprennent les projets bouillonnants qui continueront à faire briller la capitale portugaise. « A nossa vida é toda para diante », pour reprendre l’expression fétiche de Manuel Reis. « Nous avons toute la vie devant nous. »
