À son échelle, c’est une déclaration de guerre. En mai dernier, Rema sortait le clip de « Are You There? », tiré de son premier album Rave & Roses. Filmée à Lagos, la vidéo présente le jeune chanteur de 22 ans sous un jour qu’on ne lui connaissait pas, mégaphone en main, gestuelle guerrière et mine d’un homme prêt à en découdre. « Les gens disent que je ne devrais que parler des femmes », rappelle dans son premier couplet celui que beaucoup connaissent pour ses chansons d’amour et sa voix de miel. Mais fini les sérénades. Tout le long de la vidéo, Rema dénonce les violences policières et exhorte la foule à se soulever contre les autorités, dans une ambiance rythmée par le son des coups de feu et les flash infos d’alertes à la bombe. Le clip se termine par une confrontation musclée, face à face, entre Rema et un sergent de police prêt à envoyer sa matraque dans tout ce qui bouge.
De quoi voir dans ce morceau le manifeste d’un chanteur qui se veut désormais le porte-parole de sa génération, bien loin de l’époque où il débarquait accompagné d’un nounours géant pour son live sur la chaîne YouTube Colors. Car, comme tous les gens de son âge, Rema est en pleine transition, à cheval entre celui qu’il est et celui qu’il veut être. « La voix dans ma tête me dit que je suis un soldat. Puis je me rappelle que ma maman a un jour décidé de me donner le nom de Divine », chante-t-il en ouverture de son premier album. Dans le civil, Rema s’appelle bien Divine. Un prénom que lui a donné sa mère suite à une grossesse compliquée durant laquelle elle n’a jamais su si l’enfant qu’elle portait dans son ventre était vivant ou non. Neuf mois en suspens, interprétés comme une mise à l’épreuve céleste, qui se sont soldés par un miracle : la naissance d’un petit garçon dont on a eu tôt fait de dire qu’il allait changer le monde.

Famille décomposée
Divine Ikubor est né le 1er mai 2000, à Benin City, au Nigéria. Anciennement connue sous le nom d’Edo, cette ville a été au XVe siècle la capitale d’un des royaumes les plus puissants d’Afrique de l’Ouest. Avant d’être détruits par les colons britanniques, les murs qui l’encerclaient étaient la construction humaine la plus colossale de la planète, d’une longueur de quatre fois celle de la muraille de Chine. « Benin City est un lieu légendaire et ancestral. Avec une culture traditionnelle profonde. Les gens là-bas sont très religieux, portés sur la communauté et ils ont un état d’esprit assez différent du reste du Nigéria », résume Rema.
Au milieu de ce décor chargé d’histoire, le jeune Divine grandit dans une famille de six. De nature enjouée, il est un petit garçon populaire, toujours en train de se faire des nouveaux amis et d’amuser la galerie dans la cour de l’école. Un trait de caractère qu’il tient de son père, Justice Ikubor, homme respecté, directeur d’une maison d’édition et membre important du People’s Democratic Party (PDP), l’un des principaux partis politiques du Nigeria. « Mon père était un modèle pour moi. Je le trouvais si cool. Il me laissait regarder des films avec lui jusque tard le soir, alors que j’avais école le lendemain. Et il avait même un piercing au nez. Si certaines personnes considèrent aujourd’hui que j’ai du swag, c’est parce que je le tiens de lui. »
J’avais une tristesse très profonde en moi et je me murais dans le silence.
Rema
Le 8 mai 2008, le corps de Justice Ikubor est retrouvé dans une chambre du Bins Hotel à Benin City. Les raisons de sa mort sont floues, certains médias locaux se contentant d’évoquer un cœur fragile et un excès de boissons énergisantes. Pour Rema, qui a 8 ans, c’est un monde qui s’écroule. Il se renferme sur lui-même, ne parle presque plus : « J’avais une tristesse très profonde en moi et je me murais dans le silence. Petit à petit, j’ai commencé à avoir moins d’amis, à me couper des autres. » Pour se changer les idées, il prend l’habitude de s’asseoir au fond de la classe et de dessiner des comics inspirés des super-héros Marvel dont il parlait si souvent avec son père. Un moyen aussi d’oublier ce qui se passe chez lui. Car après le décès de son père, sa famille peine à joindre les deux bouts. « À cette époque, il m’arrivait d’aller à l’école le matin en ayant faim. Donc j’ai commencé à vendre mes comics ou à échanger quelques dessins contre de la nourriture », se souvient Rema.
En 2015, c’est un nouveau drame qui frappe le foyer. Le frère de Rema décède lors d’une opération chirurgicale qui tourne mal. « J’ai perdu mon frère à cause du mauvais système de santé du Nigeria. Ils l’ont opéré à la lumière d’une bougie. Il a été incisé au mauvais endroit et s’est vidé de son sang », racontera plus tard le chanteur sur Twitter. Face à ces épreuves, le jeune Divine est forcé de grandir en accéléré : « J’ai dû changer la manière dont je parlais, dont je me comportais. J’ai compris qu’il allait falloir se battre pour s’en sortir.» Derrière la bouille d’enfant, le mental du guerrier.
God’s plan
Pour faire face à ces épreuves, Rema se tourne très vite vers la religion. Issu d’une famille chrétienne, il a déjà l’habitude d’aller à la messe tous les dimanches. Mais le décès brutal de son père lui fait l’effet d’une révélation mystique. Il en est désormais persuadé : il n’est pas tout à fait comme les autres. Il s’explique :« Dieu m’envoie des signes, il me parle. C’est pour ça que je sais qu’il y a quelque chose de différent chez moi. Je suis branché sur une autre fréquence. » Peu à peu, il est de plus en plus assidu sur les bancs de la Christ of Mercy Church, l’église de Benin City, où il se passionne pour la musique gospel. Au sein de sa congrégation, il crée trois groupes différents et finit même par être convié à venir chanter avec ses amis à Lagos, sur la scène de la Christ Embassy, dont dépend son église. C’est là qu’il décide d’adopter le nom de scène de Rema, qui signifie « amour » en Igbo, une langue parlée au sud du Nigeria.
Un jour, le pasteur de son église le prend à part et lui fait part d’une prophétie à son sujet : « Il m’a dit que Dieu m’avait donné un don et qu’un jour, le monde entier écouterait ma musique. » Dès lors, certains de ses proches commencent à le surnommer « l’Élu ». Devenu youth leader de son église, il crée le programme Rap Nation qui vise à apprendre aux jeunes à rapper pour la congrégation. Lors d’un événement religieux, Rema rencontre Alpha P, un adolescent de son âge lui aussi passionné de musique. Ensemble, ils forment le duo RnA et finissent même par remporter en 2015 le premier prix du télécrochet local Dream Alive grâce à leur morceau « Mercy », qui remercie Dieu de les avoir menés jusque-là. Dans la foulée, Rema et Alpha P sont interviewés par Channel TV, l’une des antennes les plus suivies du pays. Les deux ados ont les yeux qui brillent. Ils se voient déjà au sommet.
Mais Rema n’a pas les ressources financières nécessaires pour investir dans sa carrière musicale et faire fructifier sa notoriété naissante. En plus, sa mère insiste pour qu’il n’abandonne pas ses études. Pourtant, certains signes ne trompent pas. « Un jour, en allant à l’école, j’ai entendu de la musique derrière une porte. J’ai frappé pour savoir ce qu’il se passait. Un ingénieur du son a ouvert et m’a dit que c’était son studio. Je lui ai répondu que je voulais rapper en lui demandant combien coûtait une session d’enregistrement. Comme il aimait ma voix, il a accepté de me la faire gratuitement. De toute ma vie, je n’ai presque jamais payé aucune session d’enregistrement. J’appelle ça une bénédiction. » Mais à la maison, les choses vont mal car l’argent manque. Avec sa mère et ses deux sœurs, Rema doit déménager au Ghana. La famille veut tenter sa chance ailleurs. Quitte à devoir laisser en plan les ambitions des uns et des autres.
Lagos puis le monde
En 2017, après un an passé à l’étranger, Rema et sa famille sont de retour au Nigéria. C’est un nouveau départ. Pour marquer le coup, avec l’argent qu’il a économisé avec ses petits boulots, Divine offre à sa mère une voiture neuve. Et pour tenter de reprendre sa carrière musicale là où il l’avait laissée, le jeune chanteur télécharge des centaines de beats sur lesquels il se met à rapper à la chaîne des freestyles qu’il poste ensuite sur son compte Instagram. Ses performances passent inaperçues et Rema désespère. « À cette époque, j’étais en dépression. Il ne se passait pas grand-chose dans ma vie et je venais de passer deux semaines enfermé chez moi sans sortir. Le monde extérieur me faisait peur. Je postais mes freestyles en ligne mais personne ne réagissait. » Jusqu’à ce 24 février 2018 où tout s’accélère. Ce jour-là, le rappeur est enfin sorti de chez lui et la vidéo qu’il partage le montre au volant d’une voiture, en train de broder des lyrics sur l’instrumental du titre « Gucci Gang » de D’Prince, superstar de la musique locale et patron de Jonzing World, l’un des labels les plus en vogue du pays.
Repost, likes, partages : la vidéo tourne à toute vitesse et le compteur de vues s’emballe. Rema n’a pas le temps de comprendre ce qu’il se passe qu’un message de D’Prince est déjà dans ses DM. Le chanteur star veut rencontrer l’enfant prodige et lui demande de venir à Lagos. Dès le lendemain, Rema est dans le bus en direction de la mégalopole de 15 millions d’habitants. Il ne reviendra pas à Benin City avant un moment. Car, dans la foulée, D’Prince le signe sur son label Jonzing World, sous-division de Mavin Records. Aussitôt, Rema est envoyé en studio. Et la magie opère : le garçon change n’importe quel beat en hit. À tel point que les producteurs finissent même par vider les fonds de tiroirs et lui refourguer les instrumentaux dont personne ne veut habituellement. Sortant de son registre hip-hop habituel, Rema commence à mélanger plus franchement le rap et le chant, au point de basculer du côté de l’afrobeats (avec un S, à ne pas confondre avec l’afrobeat tout en saxophones de Fela Kuti), ce genre phare au Nigéria qui mélange les percussions et les rythmes traditionnels aux sonorités du hip-hop et des musiques électroniques.

C’est ce qui va donner naissance au morceau qui le propulse dans une autre dimension : « Dumebi ». « Ce titre a été enregistré très rapidement, presque par erreur », se rappelle le jeune chanteur. « Ce jour-là, je n’avais pas beaucoup de temps en studio. J’ai juste posé une vibe et marmonné une mélodie pour ne pas l’oublier. Mais je n’avais pas le temps d’écrire de texte, donc j’ai sorti tout ce qui me passait par la tête. Quand j’ai fait ensuite écouter la maquette à D’Prince en lui disant que je devais écrire un texte, il m’a dit : “Hors de question, ne touche à rien !” » Sorti en 2019 sur le premier EP de Rema, « Dumebi » atteint aussitôt le sommet des charts du Nigéria.
Dès lors, tout s’enchaîne comme dans une prophétie. Son titre « Iron Man » se retrouve la même année sur la playlist de Barack Obama et Rema est appelé pour défiler à la fashion week de Lagos. On l’aperçoit au côté de Jaden Smith, à la soirée d’Halloween de Drake, en studio avec Skepta, FKA Twigs ou Virgil Abloh. En parallèle, il passe chez Boiler Room et sur la chaîne YouTube Colors tout en affichant son visage enfantin en couverture des magazines Dazed, The Fader et Crack. Rema n’a même pas 20 ans et il a déjà le monde à ses pieds.
Jours d’orage
Quoi qu’il en dise, l’ascension rapide et spectaculaire de Rema n’est pas qu’une affaire de bénédiction et d’individualité. Elle accompagne l’explosion générale de l’afrobeats nigériane dans les charts du monde entier depuis un peu plus de cinq ans. Une arrivée en force incarnée par exemple par le succès de Wizkid qui signe en 2016 au côté de Drake le titre « One Dance », numéro 1 dans 15 pays. Ou celui de Burna Boy qui, dans la foulée de son album African Giant, remporte le prix du meilleur artiste international aux BET Awards en 2019. Dès lors, c’est tout un écosystème qui prend forme à Lagos tandis que les majors du disque se ruent sur le Nigéria comme sur un nouvel eldorado. En 2016, Sony Music ouvre ses bureaux sur place et devient le premier gros label occidental à investir sur le continent africain. Deux ans plus tard, c’est cette fois Universal Music (dont dépend Rema via Mavin Records) qui s’installe, suivi par Warner Music en 2019. Longtemps exclu des discussions, l’Afrique a désormais voix au chapitre de la pop music mondial et le Nigéria compte bien se faire entendre comme une puissance culturelle majeure. Quitte à faire oublier que sur le plan politique et social, le pays est à l’agonie, coincé entre les inégalités, la corruption, un accès encore aléatoire à l’eau ou à l’électricité ainsi que de nombreux attentats revendiqués cette dernière décennie par le groupe terroriste Boko Haram.
Tout le monde attend juste cette étincelle qui va déclencher une grande révolution. Et je sens que ça vient. Les gens bouillonnent.
Rema
Une situation qui pousse à bout la nouvelle génération, celle de Rema. « Actuellement, c’est de plus en plus dur, à un point qui en devient insupportable. Tout le monde attend juste cette étincelle qui va déclencher une grande révolution. Et je sens que ça vient. Les gens bouillonnent. J’espère que le gouvernement s’en rend compte car sinon, ça ne va pas être marrant. Les nuages sont pleins et il doit pleuvoir », prédit Rema qui voit sa musique et la résonance qu’elle trouve maintenant à l’international comme un moyen de faire bouger les lignes, à la manière de la légende nationale Fela Kuti qui a toujours su faire danser son public tout en passant un message de revendication. Car le jeune prodige de Benin City ne veut plus porter le costume du gentil garçon chantant des chansons d’amour.
En septembre 2020, il se permet même d’apostropher le People’s Democratic Party (PDP) le temps d’une série de messages sur Twitter – supprimés depuis – où il règle de vieux comptes : « Le PDP, vous devez tous vous expliquer sur ce qui est arrivé à mon père dans cette chambre d’hôtel. Le fils de Justice Ikubor est devenu grand. » Tranchant, il enchaîne dans le tweet suivant : « J’ai vu le sac d’argent, 2008. La vie a été dure quand j’ai perdu mon père. Lorsque je reviendrai à Benin City, j’irai frapper à la porte de certains dont je n’ai pas oublié les noms, pacifiquement. » Même s’il se sait observé d’en haut, Rema assure qu’il n’est pas « tombé du ciel » et il refuse de tendre l’autre joue. Comme il le dit, Divine est devenu grand, très grand. Et malgré ce que peuvent laisser croire les hits sucrés aux millions de vues, il se sent maintenant comme un soldat armé d’une voix d’ange. Prêt à mener une guerre au goût de miel.
Cet article est extrait du numéro 234 de TRAX, disponible sur notre store en ligne.
