L’European Lab Winter Forum imagine la prochaine décennie culturelle

Écrit par Sophia Salhi
Le 11.12.2015, à 15h30
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Écrit par Sophia Salhi
Laurent Garnier, Paula Temple, Edwy Plenel, des programmateurs de festivals (Sonar, Macki Music), une flopée de journalistes, d’écrivains, d’intellectuels, de philosophes, d’anthropologues et de critiques d’art se sont donnés rendez-vous du 15 au 17 décembre à la Gaîté Lyrique pour penser la prochaine décennie culturelle. L’occasion pour nous d’échanger quelques mots avec la co-programmatrice de cet événement prospectif, ambitieux, et optimiste.

Habitué des rencontres culturelles de haut-vol, la Gaité Lyrique accueille du 15 au 17 décembre le European Lab Winter Forum, un série de conférences dont le dessein, très ambitieux, n’est rien de moins que de penser la prochaine décennie culturelle. 

Pléthore de thèmes y seront abordés : de la fin de la techno à la “food culture” en passant par les médias-machines, la vie privée, la culture pop, la résistance de l’underground, le porno ou encore les festivals, le European Lab Winter Forum questionne la société européenne de demain, et convoque pour cela des dizaines d’intervenants.

L’intégralité du programme et des intervenants du European Lab Winter Forum

Afin de comprendre la vision et les motivations de cet événement réflexif et participatif, nous avons discuté avec Meryl Laurent de Arty Farty (Nuits sonores), l’association lyonnaise qui co-organise cet incubateur éphémère d’idées créatives. Leur crédo : la culture comme rempart à la morosité.  

ENTRETIEN AVEC MERYL LAURENT



Tu es la co-programmatrice de cet événement. Pour concevoir une telle série de conférences, j’imagine que tu as du faire appel à des consultants extérieurs pour chaque domaine ?

Mon job est d’avoir une vision globale de tous les sujets qu’on aborde. Bien sûr, je ne suis pas spécialiste de tout ! Nous sommes deux programmatrices, entourées d’un cercle de quatre conseillers artistiques, dont Charles, spécialisé dans les questions du numérique. Il a par exemple piloté la conférence “Les nouveaux médias, dernier rempart au réac-land” ou encore celle sur la vie privée. Une autre collaboration marquante de cette année reste le fooding. C’est une première d’aborder “la food culture” sous l’angle réflexif. 

En voyant le thème global, tiré comme un arc vers l’avenir, je me suis demandée si cet événement était plutôt prospectif ou purement spéculatif. 

C’est un événement prospectif. Le postulat du European Lab Forum est éminemment politique, puisqu’il est né avec le soutien de la commission européenne. L’idée était que le festival des Nuits sonores puisse se doter d’un forum professionnel en marge du festival. Il fallait qu’on fructifie ce vivier. C’est devenu peu à peu un forum réflexif sur la culture en Europe. Et parler d’Europe à l’heure actuelle, c’est en engagement politique en soi ! La crise est avant tout identitaire, politique et économique. On souhaitait vivement que cette édition parisienne adopte un format prospectif, pour que les gens puissent avoir un espace de réflexion et d’inspiration sur la culture de demain.

European Lab Winter Forum

On milite pour aller sur des terrains expérimentaux, pour convier des intervenants (artistes, auteurs, journalistes, penseurs…) qui auraient, en d’autres circonstances, pas grand chose à se dire.On aimerait tous ensemble ouvrir des portes sur l’avenir, surtout dans la morosité actuelle…

Cet événement semble reposer sur un esprit résolument optimiste. Est-ce le cas ? 

Déjà, nous sommes des européens convaincus. On part d’un constat d’échec sur bien des points, comme la politique culturelle et la valorisation de l’émergence, que l’on juge insuffisantes. Nous tentons d’établir un discours positif sur ces problématiques. On souhaite faire un focus sur les porteurs de projets enrichissants. C’est quelque chose que l’on fait beaucoup à Lyon déjà, avec toute la partie professionnelle qui n’est pas à Paris. L’idée ici, c’est vraiment de souligner une génération d’intellectuels, d’acteurs qui représentent cette nouvelle génération. Ces gens sont porteurs d’avenir, d’idées et de créativité. C’est cela que l’on défend. 

Excuse mon pessimisme, mais penses-tu sincèrement que dans dix ans, ça ira mieux, et que tout ce qu’on a pu penser et envisager aujourd’hui sera effectif demain ?

Permets moi de citer une phrase d’un réseau duquel nous sommes assez proches qui s’appelle Culture-Action-Europe : “Ce n’est pas une crise, c’est une transition”. Je trouve cette phrase très juste. On arrive au terme d’une ère, et au début d’une transition. On fait avec le pessimisme ambiant mais à titre personnel, je reste persuadée qu’on arrive à la fin de quelque chose et qu’on est au début d’une nouvelle ère dont il faut commencer à dessiner les contours, du moins dans le secteur culturel. 

Alors, que s’y passe-t-il d’intéressant ?

Déjà, ce sont des pays qui ne font pas partie de l’Union européenne mais qui sont candidats. Dans ces pays, il n’y a aucun soutien à la culture, aucune politique culturelle. Mais on y trouve des gens qui ont réussi à monter des projets très pointus et exigeants en terme de vision artistique. Il y a un vivier de lieux culturels d’incubation, porté par des gens de 25 à 35 ans, et ils ont aussi réussi à créer des modèles économiques viables dans leur domaine, en toute autonomie. Et ça, c’est la clé. Belgrade est notre nouvel Eldorado. Varsovie aussi, bien qu’on soit dans l’Union européenne, est d’ailleurs considérée comme le nouveau Berlin. 

Pourtant il me semble qu’il n’y aura pas de conférence sur le sujet dans cette édition parisienne du European Lab. Pourquoi ?

Non ça on le fera à Lyon. La différence entre le projet parisien et le projet lyonnais, c’est que le projet lyonnais possède aussi un projet professionnel, ce n’est pas seulement réflexif et prospectif, comme le projet parisien. À Lyon, l’idée est de créer un rendez-vous pour les professionnels, et là on travaille beaucoup plus sur la question des territoires et des scènes artistiques des pays du nord et de l’est, et même du pourtour méditerranéen, puisqu’on a aussi lancé un festival à Tanger il y a quatre ans. Pour Paris, on a fait le choix de rester dans le réflexif et le prospectif. 

European Lab Winter Forum

Donc pas de forum plus professionnels à Paris pour le moment ?

C’est notre première édition à Paris, qui résulte de plusieurs années de collaboration avec la Gaîté Lyrique. Pour l’instant, on reste dans une petite bulle de réflexion et d’expression. Mais on verra comment le projet va évoluer. Pour les prochaines éditions, nous aimerions faire venir le plus possible d’intervenants internationaux, par exemple. Et pourquoi pas connecter à des porteurs de projets parisiens… Mais ça aurait été beaucoup trop ambitieux pour une première édition !

Pour revenir au présent, et aux conférences, celle sur la fin potentielle de la techno, en présence de Laurent Garnier et Paula Temple, nous interpelle particulièrement. Se demander si la techno est un objet du passé, n’est-ce pas déjà répondre à la question ? 

Alors c’est un des sujets qui fait le plus débat chez nous ! Et les avis sont tranchés. Le simple fait que deux musées des musiques électroniques ouvrent leurs portes à Berlin et Francfort, signifie que la musique électronique, et notamment la techno, s’est institutionnalisée. On se demandera, au travers de cette conférence, à quel point l’institutionnalisation d’une entreprise ou d’un courant artistique annonce sa mort. C’est la même problématique avec le graffiti, devenu street art : il y a quelques années, une grande exposition à la Fondation Cartier a fait grand bruit. En tous cas chez nous, c’est un des débats les plus vifs. Il y a deux camps : ceux qui pensent qu’il s’agit d’une transition vers une musique de plus en plus expérimentale, et c’est pour cela qu’on a invité Paula Temple. 

Pourquoi avoir choisi Rone comme intervenant de la conférence “L’underground résistera-t-il toujours” ?

Alain Damasio, auteur de science-fiction, a écrit le texte qui a été mis en musique par Rone sur “Bora Vocal”. Rone serait tombé sur ces enregistrements d’Alain Damasio, ce sont en fait des cassettes produites avec un dictaphone, isolé dans une cabane. Et il aurait enregistré ce texte pour se donner de le force. Erwan est tombé amoureux de ce journal audio intime. Et c’est ce titre qui a ouvert à Rone les portes du succès. 



Les deux artistes nous ont même demandé pourquoi nous les avions choisi pour parler de l’underground, reconnaissant qu’ils n’en faisaient pas partie. On en a discuté il y a une semaine, pendant qu’on préparait la conférence. Et nous nous sommes dits qu’au moment où Rone a composé le morceau dans sa cave, et qu’Alain Damasio s’enregistrait seul dans sa cabane, ce moment là était très underground. La conférence questionnera donc l’underground en tant que tel, mais aussi le passage de l’émergence à la lumière. Mais plus globalement, les deux se sont mis d’accord pour parler plutôt d’expérimentation que d’underground. 

Pour terminer, dans l’esprit prospectif qui anime l’esprit du forum, que vous donniez votre avis sur l’accès à la culture. Sachant qu’en 2015, avant de penser au contenu de cette culture, il est déjà difficile pour beaucoup d’accéder à la culture, quels sont vos pronostics là dessus ? Êtes-vous encore optimiste ? 

C’est difficile. À notre échelle, pour les Nuits sonores, à Lyon, Tanger et Paris, ainsi que sur European Lab, on essaie de rester le plus abordable possible. À Tanger, par exemple, le projet est intégralement gratuit, car la jeunesse marocaine n’a pas ou peu les moyens de se payer des festivals. Pour le forum parisien, les prix sont aussi très bas (l’ordre de prix allant de la gratuité à 5 euros). On souhaite rester le plus accessible possible. J’espère que ces petites démarches pourront garantir un accès à la culture au plus de gens possible. Mais les porteurs de projets culturels sont souvent étranglés par le fait que ça coûte beaucoup d’argent. L’éternelle rengaine… 

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