Les secrets derrière “Équation à un inconnu”, le porno gay le plus mélancolique jamais réalisé

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Altered Innocence
Le 12.08.2020, à 17h57
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Sorti en 1980, le porno gay Équation à un inconnu, unique film réalisé par Dietrich de Velsa, aussi dénommé Francis Savel ou Frantz Salieri, porte comme une blessure, une tristesse cachée derrière ces images prodigieuses de baise tourmentée. Retour sur les traces de ce mystérieux pornographe au passé glorieux de peintre ou de scénographe, finalement déchu puis tombé dans l’oubli.

Par Quentin Grosset. Photographies  par Guy Gallice et Altered Innocence

L’obscurité d’une backroom dans un cinéma parisien. Les amants anonymes se cherchent, se toisent, se donnent quelque plaisir furtif. Les spectateurs venus se mettre en chauffe avec un film choisi au hasard abandonnent vite leurs fauteuils usés pour les rejoindre. Jeans défaits, souffles courts, râles étouffés perçant la nuit. En ce soir de mars 1980 au Dragon, salle de ciné du VIe arrondissement de Paris dévolue au porno gay, on joue Équation à un inconnu de Dietrich de Velsa devant une salle presque vide. Des jeux de lumière bleutés émanent de l’écran tandis que retentit régulièrement la musique lancinante du film, une version de La Jeune Fille et la Mort  de Franz Schubert jouée au synthétiseur, qui se mêle au bruit tressautant du projecteur 16mm. Sur la toile blanche, Gianfranco Longhi, motard blême aux boucles noires, poursuit ses errances sexuelles, chaque fois filmées comme un sacre qui le fait prince. Dans un vestiaire de sport, un bar à flipper, une cabane de cheminots, zones érogènes et perdues de la banlieue parisienne, le jeune homme lunaire rêve de crâneurs qui se multiplient. Pourtant, il paraît préoccupé, une image semble le hanter. Celle d’une route de campagne brumeuse sur laquelle il prend la fuite à moto, délaissant sans un regard le pompiste qui vient de le sucer.

La scène revient à l’esprit du biker au beau milieu d’une orgie solennelle qui, à la fin du film, réunit toutes ses rencontres du jour. Plus sentimental qu’on l’aurait cru, Gianfranco   imagine peut-être avec regret la mine désolée de son amant qu’il a abandonné en plein hiver sur le sentier. L’extase s’assombrit. Un son ruisselant évoque des larmes, des rires maléfiques résonnent. La séance est plongée dans une ambiance étrange, presque funèbre…

Pseudonymes 

On saisit bien pourquoi Yann Gonzalez, cinéaste aussi trash que fleur bleue, est fasciné par cette séquence spectrale. Dans son film Les rencontres d’après minuit (2013), sur un couple dont la passion s’essouffle et se voit ravivée par une communauté ardente, ou le court Les Îles (2017), dans lequel des branleurs viennent mater une déclaration d’amour, l’auteur a sublimé d’un même voile maniériste et fantastique les corps se tordant de plaisir dans un déferlement de sentiments contraires. Porno magnétique, Équation à un inconnu est donc une inspiration pour lui. Le cinéaste a même supervisé la restauration du film dans son format d’origine en 16  mm. Grâce à lui, en décembre 2016, il a été le tout premier porno gay à être projeté à la Cinémathèque française. 

Le film en soi est une énigme à résoudre. Car à quoi tient son romantisme noir   ? Qui sont ses acteurs suaves aux cheveux longs, dont les ébats alanguis s’apparentent à un rite mystique  ? Quel inconscient agité se libère dans la bizarrerie sonore de la séquence d’orgie, qui ressemble à un mauvais présage  ? Et surtout quelle est l’histoire de ce réalisateur inconnu, Dietrich de Velsa, au nom qui fascine par sa sonorité aristocratique, et dont le sens chorégraphique de la mise en scène paraît si singulier dans un porno  ?

«  Le film en soi est une énigme à résoudre  »

« De Velsa a presque réalisé un film dansé qui, bien au-delà de la gymnastique ordinaire des corps, parvient à nous immerger dans la sexualité entre hommes, son insatiable appétit et son inexorable solitude », explique Gonzalez, qui a découvert le film en 2012, alors qu’il se documentait pour nourrir le scénario d’Un couteau dans le cœur (son dernier film sorti en 2018), giallo entêtant qui se déroule dans le milieu du porno gay des années 1970. En enquêtant sur de Velsa, Gonzalez et son équipe se sont rendu compte que ce pseudonyme cachait en fait un peintre des années 1960, Francis Savel, aussi connu sous le nom de Frantz Salieri quand il fonda le cabaret transformiste La Grande Eugène, fleuron des nuits parisiennes des années 1970. Savel, Salieri, de Velsa, trois identités pour l’histoire effacée d’un artiste un peu maudit.

Fresques ombrageuses 

Au début des années 1960, tandis que Cocteau consacre des articles élogieux à la peinture de Francis Savel, Romy Schneider ou Françoise Sagan se pressent à ses vernissages. Dans leurs sujets télévisés, les journalistes admiratifs comparent son style tourmenté à l’expressionniste Bernard Buffet. On le voit se traîner dans la ferveur mondaine, absorbé dans ses propres fresques de toreros émaciés. Même air sombre lorsque le cinéaste mélancolique Guy Gilles lui consacre un portrait documentaire, intitulé Journal d’un combat (1961), où on le voit composer ses tableaux d’animaux rachitiques dans des charniers.

Le livret de l’exposition autour de son Bestiaire, qui a lieu à dans la Marseille en juin 1963, reproduit d’ailleurs le journal intime traversé d’idées noires que l’artiste tient dans son atelier montmartrois. Savel y évoque sa difficulté à créer : «  Rien n’est plus infidèle que le bonheur en art  », prophétise-t-il. Vite, il ne vend plus tellement. Son amant Gérard Béchu, un ancien légionnaire à la peau grêlée qui est aussi son agent, tente malgré tout de faire rebondir sa cote. « Béchu était un type extrêmement douteux, connu pour ses incursions dans les lits du Tout-Paris et qui parvenait à caser les tableaux à ses “connaissances”  », raconte le réalisateur et journaliste Pierre Philippe, qui a connu Savel à la fin des années 1960, au moment où sa renommée de peintre s’est étiolée et où il s’est réinventé en Frantz Salieri. 

Francis Savel dans un photogramme du film Journal d’un combat de Guy Gilles

Énigmatique, ce nouveau pseudonyme révèle autant sa fibre mélomane (il rêve de mettre en scène les opéras de Verdi ou Wagner) que sa future disgrâce (Antonio Salieri, compositeur italien du XVIIIe siècle, est souvent dépeint comme le rival dans l’ombre de Mozart). Fréquentant Michou, le Prince bleu de Montmartre, Frantz Salieri conçoit d’abord quelques numéros dans le célèbre cabaret de travestis de la rue des Martyrs. Il aurait même conçu son décor tout en miroirs. Estimant peut-être que le spectacle de Chez Michou est déjà devenu un peu touristique, Salieri débauche l’une de ses vedettes, Eugène Couvri. S’improvisant patron de cabaret, il en fait sa star et lui offre son propre show, La Grande Eugène, rue d’Argenteuil.

Couverture du livre de photo de Guy Gallice consacré à La Grande Eugène

Sur cette nouvelle scène du quartier de l’Opéra, Couvri, grâce fatiguée et dentier en toc, parodie Mistinguett, actrice du muet à la célèbre voix chevrotante, au milieu d’hommes pailletés et torses nus. Mais, tempétueux, Salieri finit vite par virer Couvri, non sans avoir déposé la marque « La Grande Eugène », empêchant alors l’interprète d’utiliser son propre nom dans d’autres shows. Le metteur en scène a en tête un spectacle à la tonalité plus scandaleuse. « Il y avait une ambiance un peu orgiaque : les serveurs étaient torses nus avec des colliers de perles. Le spectacle était un numéro de travestis. Au milieu, il y avait quelque chose d’assez difficile à avaler : le strip-tease d’un SS qui finissait en slip noir et bas résille… On sentait déjà une envie de pornographie.  » Le bruit et le succès redoublant, La Grande Eugène s’installe dans un espace plus vaste, rue de Marignan près des Champs-Élysées.

«  Le spectacle était un numéro de travestis, avec au milieu quelque chose d’assez difficile à avaler : le strip-tease d’un SS qui finissait en slip noir et bas résille  »

Pierre Philippe, habitué de La Grande Eugène

Salieri y crée un décor qui ressemble à sa peinture, baroque et macabre. La scène fait face à un rideau sur lequel est imprimée une reproduction géante du tableau d’Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges. Les deux fils du roi Clovis II y sont dépeints, allongés sur une barque dérivant sur la Seine. Pour s’être révoltés contre leur père, on les a « énervés ». Littéralement : on leur a brûlé les tendons des muscles. Une image qui laisse penser que le grinçant Salieri souhaitait susciter l’effroi chez son spectateur.

L’effroi, c’est ce à quoi, nonchalamment, vont s’affairer la souveraine Erna Von Scratch (Jean-Claude Dreyfus) aux yeux tombants cernés de mascara, la méchante et gracieuse Belle-de-May (Jérôme Nicolin) et la burlesque Josepha Badabou (José-Christan Niego). Chantant en play-back, les travestis se livrent à des tableaux grimaçants et ombrageux qui cherchent autant à émerveiller qu’à provoquer le malaise. Les scandaleuses rejouent la crucifixion de Jésus sur « L’Hymne à la joie » ou incarne les droogies ultra violents d’Orange mécanique.

La beauté glacée du spectacle finit par attirer la presse étrangère et le célèbre réalisateur américain Joseph Losey fait appel à la troupe pour concevoir l’inquiétant numéro de cabaret de son film Monsieur Klein (1975), thriller mystérieux dans le Paris occupé de 1942. Frantz Salieri savoure alors sa revanche, invitant toute sa bande en villégiature dans son imposante maison de Jouques, village de l’arrière-pays aixois, où il vit occasionnellement avec Gérard Béchu, sa mère et des gigolos de passage. 

Ivre de ce ce retour en grâce, Salieri va vite virer mégalo. La Grande Eugène ne s’en remettra pas. Alors qu’une tournée européenne est organisée, une mutinerie se trame contre lui. Jean-Claude Dreyfus, comédien qui était alors l’un des performer travestis, se remémore : « On était en Italie pour un mois et le succès était incroyable. On s’est dit qu’on pourrait se servir des recettes pour un nouveau spectacle, mais ce n’était pas dans les plans de Salieri. Je suis rentré dans une colère noire lorsqu’à Naples, le hall du théâtre était parsemé de photos de lui. Alors que nous étions les vraies stars. J’ai lacéré les photos et le panneau de l’entrée. »

La troupe de La Grande Eugène, avec Salieri au premier plan.

La troupe continue la tournée un mois avant de se séparer définitivement. Salieri rebondit un temps, remonte quelques spectacles, puis disparaît peu à peu. Pierre Philippe rapporte  : « Son ultime coup d’éclat, ça a été d’inviter Georges Beaume, le célèbre agent artistique d’Alain Delon, à transférer toutes ses affaires dans la propriété de Jouques. Salieri l’a invité à s’installer chez lui à la campagne, ce qu’il a fait. Mais un jour, Beaume a voulu venir à l’improviste et le portail ne s’est pas ouvert. Salieri et Béchu étaient partis depuis trois mois avec tous ses biens et avaient vendu la maison. Sans laisser d’adresse.  » 

Porno retrouvé

Avant de s’évanouir dans la nature, Frantz Salieri est secrètement devenu Dietrich de Velsa et a réalisé Équation à un inconnu. Une question reste en suspens : ce pseudo momentané était-il pour lui une sorte de masque, une façon de se planquer, comme souvent dans le porno ? Ou au contraire le considérait-il comme l’occasion de se relancer, pour se révéler enfin, ne serait-ce qu’à lui-même ? C’est que la réalisation du film, entre 1978 et 1979, intervient alors que Salieri fait face à une nouvelle désillusion. Après leur première collaboration sur Monsieur Klein, le cinéaste Joseph Losey l’invite à travailler ensemble de nouveau sur l’adaptation à l’écran de Don Giovanni (1787), l’opéra de Mozart. Un projet monumental taillé pour de Velsa et son sens opératique. Pierre Philippe raconte comment il en a été dépossédé : « Au départ, Salieri devait cosigner le film. Il n’apparaît en fait au générique qu’au titre de simple collaborateur. Car avec Losey, ils se battaient sur le plateau. Ils avaient chacun un prétendant pour jouer le valet noir, un personnage sombre qui n’existe pas dans l’opéra de Mozart. Losey avait en tête Éric Adjani, qui a finalement eu le rôle. Quant à Salieri, il aurait voulu que ce soit Gianfranco Longhi… »

Au téléphone, Gianfranco, qui a 65 ans aujourd’hui et vit en Italie sous un autre nom, ne se souvient que très partiellement d’un casting avec Losey – « un monsieur très gentil  » – et sa rencontre avec de Velsa lui paraît lointaine. Il a une vingtaine d’années lorsque l’artiste, alors quinquagénaire, l’aborde au bar du Colony, boite gay de la rue Sainte-Anne, où les gigolos étaient souvent repérés pour jouer dans les porno homo. « Salieri était un peu pervers, un peu mélancolique et nostalgique de son passé », relate celui qui étudiait alors l’architecture. « J’étais “l’objet”, très recherché pour mon physique, et je faisais déjà des photos porno pour Jean-Daniel Cadinot, le célèbre pornographe. C’est en les voyant que Salieri m’a proposé le rôle dans Équation à un inconnu. Je ne savais même pas faire de moto… » Mais c’est tout ce qu’il peut dire sur Salieri.

De gauche à droite : Jean-Claude Dreyfus, Savel/De Velsa/Salieri, et deux inconnus/

Quand on l’interroge sur comment celui-ci a casté les acteurs, par exemple celui qui incarne le pompiste à l’intrigant tatouage de tigre dans le dos, Gianfranco Longhi est assez flou. Tout au plus dit-il que la scène d’orgie qui bascule dans un cauchemar à la fin du film correspond bien à ses propres fantasmes… Dans cette séquence infiniment sensorielle, chacun des personnages, adossés insolemment à un mur, se désape puis s’approche du lascif Gianfranco… François About, le directeur de la photographie, en a un souvenir plus net. « Ça s’est passé chez moi. Je vivais dans un atelier d’artiste de la rue de la Tour d’Auvergne. J’avais un plafond de quinze mètres de haut et une loggia, ce qui me permettait de faire des plongées, détaille-t-il. Beaucoup de films porno ont été tournés ici, mais le concierge et les voisins voyaient défiler les mecs et j’ai fini par être viré par l’agence qui recevait leurs lettres homophobes.  »

«  Beaucoup de films porno ont été tournés ici, mais le concierge et les voisins voyaient défiler les mecs et j’ai fini par être viré par l’agence qui recevait leurs lettres homophobes  »

François About, directeur photo

Au tournant des années 1970-1980, François About était une sorte de couteau suisse des trois sociétés de porno homo de l’époque (AMT Productions, Les Films de la Troïka et Les Films du Vertbois). Cet octogénaire affable aux yeux rieurs a vu passer nombre de réalisateurs, pas seulement porno d’ailleurs, l’amenant à collaborer avec Philippe Garrel sur La Cicatrice intérieure (1972) et Maurice Pialat sur la série La Maison des bois (1971). Dietrich de Velsa, lui, s’est un peu effacé de son esprit. Lorsqu’on le rencontre dans un café d’Argenteuil, il préfère d’ailleurs digresser sur d’autres épisodes de sa vie, comme quand il a réalisé le tout premier clip des Village People, ou ses souvenirs de la nuit homo à New York dans les seventies, façon Cruising, et ses rencontres avec Jean Marais ou Jean Genet… About semble en fait un peu étonné qu’on s’intéresse à Équation à un inconnu et que des réalisateurs comme Yann Gonzalez considèrent aujourd’hui le film comme un chef d’œuvre.

Alors, pour le lui prouver, on lui repasse le film sur un ordi portable, tandis que les clients venus prendre leur petit déjeuner jettent un regard oblique et circonspect à l’écran. About s’anime en voyant son passé resurgir. Le début montre deux jeunes hommes en marcel blanc et jean serrés qui, sur un chantier de construction, écrivent le titre du film à la craie sur un mur puis partent derrière les gravats. « J’aimais bien ce truc très simple, de deux mecs marchant enlacés. On ne voyait pas ça dans la rue à l’époque  », remarque le chef op’. Plus tard dans le film, un plan transpire la solitude, celui d’un vieil homme, incarné par le producteur Norbert Terry, propriétaire de la salle Le Dragon, assistant figé, avec envie, au défilé de Gianfranco et de ses amants rejoignant un plan cul dans les toilettes. « C’est moi qui ai fait venir Terry comme figurant », se souvient About.

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Encore plus loin, ce plan étrange, en plongée sur une moto, les silhouettes opaques s’y détachent dans une lumière vaporeuse. « Je suis né myope, du coup j’ai toujours eu une certaine tendance au contre-jour.  » À mesure qu’About détaille de plus en plus précisément ses visions, ses partis-pris, la figure de Dietrich de Velsa semble lui revenir à l’esprit. Ainsi, il loue ses choix de montage du film, ses pauses et respirations entre les scènes strictement porno, qui intensifient cette impression de rêve flottant et désenchanté. Finalement, il dit surtout avoir joué un rôle important dans la direction artistique du film. « Salieri n’était qu’à moitié réalisateur, explique-t-il. Comme il ne connaissait pas vraiment le cinéma, j’avais beaucoup de liberté sur les lumières, le cadrage.  » 

En l’écoutant parler des blessures liées à sa carrière – «  j’ai été catalogué chef op’ de porno homo et ça m’a porté préjudice  » –, on se dit que le spleen émanant de chaque mouvement de caméra est peut-être autant le sien que celui de Dietrich de Velsa. On ne saura jamais, et c’est mieux comme ça, qui a réellement signéce porno à la grâce inouïe. Mais on préfère, comme Yann Gonzalez, considérer qu’à travers ce film se joue « la rencontre miraculeuse entre un chorégraphe esthète (Dietrich de Velsa) et un grand chef opérateur qui avait la sensualité dans la peau (About). » Aucune solution pour cette équation à deux inconnus. 

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Équation à un inconnu vu par… Yann Gonzalez, cinéaste

Yann Gonzalez © Ella Hermë

Comment avez-vous découvert le film   ? 

Grâce au réalisateur Hervé Joseph Lebrun, entre 2012 et 2013, probablement au moment où je terminais Les Rencontres d’après minuit, mon premier long métrage. J’avais déjà en tête le projet d’Un Couteau dans le cœur et Hervé, qui est le grand spécialiste du porno homo français (il a notamment réalisé Mondo Homo en 2014, documentaire pour lequel il a inventorié toutes les archives du porno gay français de 1974 à 1983, période d’avant les VHS quand ces films étaient encore projetés dans une poignée de salles dédiées, ndlr) m’avait offert tout un tas de DVD pirate dont celui d’Équation à un inconnu qu’il tenait en haute estime, comme en témoigne sa magnifique notule dans le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques de Christophe Bier. La qualité de la copie était médiocre, issue d’une VHS des années 1980, mais le choc esthétique et sensible n’en fut pas moins immense.

En quoi est-il singulier dans la production porno de l’époque  ?

C’est probablement le seul porno homo français où la mise en scène est aussi saillante. Il faut saluer le travail de François About, le directeur de la photographie, qui s’est ici surpassé   : la manière dont sa caméra, dans les séquences de sexe, particulièrement la dernière, transcende les corps, les regards, les caresses des acteurs. C’est prodigieux. La particularité du film tient aussi à sa bande-son, qui joue sur la répétition musicale et sur des boucles de sons hyper réalistes, créant ainsi un hiatus étrange et déroutant avec l’image. Procédé qui culmine dans la dernière séquence d’orgie, où les rires répétés d’un homme et d’une femme – représentants de l’hétérosexualité dominante   ? – semblent jeter un sort funeste sur ces corps extatiques. Comme le film a été tourné en 1978 ou 1979, on peut évidemment y lire une prophétie terrifiante du fléau du SIDA qui s’abattra quelques mois plus tard sur la communauté homosexuelle.

Qu’est-ce qui vous touche autant dans ce film  ? 

Son infinie mélancolie, pas si loin des films de Guy Gilles (Absences répétées, Le Jardin qui bascule) dont Savel était proche. La puissance onirique, fantastique, de sa lumière et de ses no man’s land. Ce mélange troublant de désir et de tristesse qui hante le moindre mouvement de caméra. La beauté des visages, notamment du protagoniste Gianfranco Longhi. Beauté qui semble appartenir à un autre temps. En cela, le film est également un documentaire sur une forme d’extase qui, par son innocence et son intensité, apparaît en 2020 comme le vestige d’un passé révolu. Impossible aujourd’hui, avec toutes les images dont nous sommes assaillis, de retrouver dans un porno cette virginité des visages, des expressions, cette impression que chaque étreinte, dans le film, convoque les émotions et l’inquiétude amoureuse des premières fois.

Équation à un inconnu est le premier porno gay à avoir été projeté à la Cinémathèque française. Comment s’est déroulée la projection dont vous êtes à l’initiative  ? 

Cette projection à la Cinémathèque française en décembre 2016, une première, était aussi joyeuse que bouleversante. J’étais encore plus intimidé et fébrile que si je présentais mon propre travail. Je me réjouissais de le faire découvrir à un public d’ami.e.s et d’inconnu.e.s totalement conquis après la gêne des premières minutes – ce n’est pas si évident de découvrir un porno collectivement sur grand écran, surtout à la Cinémathèque   ! Les filles étaient particulièrement émues et excitées en sortant de la salle, certaines amies m’en reparlent encore aujourd’hui. Et puis François About était là. Il n’avait pas revu le film depuis sa sortie, j’étais heureux de pouvoir lui rendre hommage.

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