Les DJ’s doivent-ils s’engager contre la montée de l’extrême-droite ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Flavien Prioreau
Le 06.06.2019, à 16h31
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©Flavien Prioreau
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Flavien Prioreau
Au mois de mars 2017, Trax sortait son 200ème numéro. L’occasion parfaite pour mettre au défit l’extrême droite devant la puissance de la techno française. À une période où le Rassemblement National (Front national à l’époque) passait tout près de la victoire aux élections présidentielles, Laurent Garnier venait nous parler engagement politique, télé des 90’s et Daft Punk. Missionnaire électronique et patron des nuits parisiennes, le papa de la techno revient sur son parcours.

 

Par Smaël Bouaici et Jean-Paul Deniaud

La veille de l’interview, Laurent Garnier mixait au Rex. Pour conclure la soirée, face à une salle encore à moitié comble, “Lolo” envoie le morceau “Porcherie” des Bérus, avec son fameux refrain « La jeunesse emmerde le Front national ». La vidéo postée sur sa page le lendemain – montrant une foule de majeurs levés sur le dancefloor – est vite devenue virale. Pour une raison qui en a surpris plus d’un : une flopée de commentaires critiques, dénonçant un « troupeau d’animaux » et plastronnant leurs sympathies d’extrême droite. Le (plus si) petit monde de la techno a découvert qu’il comptait dans ses rangs beaucoup d’adeptes de Marine Le Pen. « Je suis choqué du pourcentage de gens qui disent ouvertement : je vote FN », nous dira Laurent Garnier quelques heures plus tard. Depuis trente ans, il a pourtant bien fait le boulot. C’est le DJ français qui, le premier, a porté la bonne parole au-delà de la sphère techno (au sens large du terme). Depuis l’Hacienda mancunienne et les afters gays parisiens, Garnier est devenu l’un des piliers de de la scène française, à travers sa résidence au Rex Club et son label F Communications. Un statut de patron qui lui a valu d’être repéré par les médias mainstream et par les institutions. C’est donc lui qui était convoqué sur les plateaux télé pour expliquer cette musique étrange, démonter les préjugés, expliquer ses valeurs universalistes. Puis pour recevoir les distinctions de l’industrie qui ne pouvait plus ignorer cette scène après le succès de la French Touch et de la Techno Parade. Laurent Garnier a profité de ces opportunités pour faire gagner du terrain à la musique électronique, la poussant à la salle Pleyel, à la télé ou au Théâtre national de Chaillot, lui conférant ainsi de la légitimité et la faisant rentrer dans la norme. Jusqu’à retrouver son nom dans le Journal officiel, début janvier, pour annoncer qu’il allait recevoir la croix de chevalier de la Légion d’honneur de la part du ministère de la Culture. Pour ce Trax numéro 200, et à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, il était évident d’accueillir Laurent Garnier dans nos pages. Pour retracer le chemin qu’a parcouru cette musique depuis son arrivée dans l’Hexagone, et au passage rappeler quelques fondamentaux à ceux qui auraient la mémoire courte.


On va commencer par parler de cette vidéo que tu as postée ce matin qui a fait beaucoup de bruit.

Je l’ai postée, j’ai dormi deux heures et en me réveillant, j’ai vu tous ces commentaires. Je n’ai pas tout lu, mais je suis choqué du pourcentage de gens qui disent ouvertement : je vote FN. Il y a eu une énorme décomplexion de la connerie dans les dix dernières années. Avec la liberté qu’offrent les réseaux sociaux, les gens n’ont plus peur de dire qu’ils votent pour le FN. Pourtant, cette musique est multiculturelle, ce qui n’est pas forcément ce que défend le FN…

C’est pourtant un morceau que tu joues régulièrement. 

Oui, parce que, en tant qu’artiste, on doit à un moment se réveiller et dire des choses. On ne peut pas être apolitiques tout le temps. Ce titre des Bérus, je l’ai souvent joué avant des élections. Les gens savent que le FN, pas chez moi. Généralement, je le joue une semaine avant, pour dire : « Allez voter. » Et là, il faut qu’on réagisse pour pas se retrouver comme des cons dans trois mois. C’est pour ça que j’ai mis ce hashtag #Réveillez-vous. Si les gens ne comprennent pas qu’il y a urgence, il y a un problème. J’avais aussi fait un post sur le Brexit, mais les gens n’ont pas compris. Je suis marié à une Anglaise, ma famille est le fruit de l’Europe. Le Brexit m’a foutu une gifle, l’élection de Trump aussi. On a deux exemples qui nous disent de faire gaffe. 

Tu étais aux Etats-Unis récemment, fin janvier. 

J’étais à New York pour l’anniversaire du club Output le jour où ils ont mis en place le “Muslim ban”. Je me suis demandé : qu’est-ce que je peux faire ? À 4 heures du matin, j’ai arrêté la musique et j’ai joué le discours de Martin Luther King, I have a dream. Ça a fait mouche. Je voulais que les gens se demandent où étaient passées toutes ces belles paroles. 

Cette affaire met aussi en lumière le fait que certains se demandent s’il faut mélanger musique et politique. On entend des gens prôner la neutralité de la techno. Pour toi, pas de doute : le dancefloor est un endroit pour faire passer des messages.

Bien sûr ! Si les gens me disent ça à moi, c’est qu’ils ne m’ont jamais vraiment suivi. En 2002, quand Jean-Marie Le Pen est passé au second tour, j’ai fait un morceau qui s’appelait First Réaction, avec mon batteur américain qui menaçait de partir si Le Pen devenait président. Et ce n’est pas vrai de dire que la musique électronique est apolitique. Il suffit de regarder Underground Résistance, leur combat est super politique ! Quand j’ai été booké à Jérusalem, j’ai reçu des messages de mort, des gens étaient super virulents juste parce que j’allais jouer là-bas. Ce soir-là, je me suis aussi demandé ce que j’allais faire. Le club où j’ai mixé est tenu par un couple mixte arabe et Juif. Alors j’ai joué “Promised Land” de Joe Smooth, et tout le monde a bien compris. Au Bataclan, quand j’ai fait la réouverture, j’ai démarré par un a capella qui disait « Freedom, freedom ». De temps en temps, on se doit de dire des choses. Si on est neutres tout le temps, dans trois mois, si le FN passe, on va tous se réveiller en se disant : « Qu’est-ce qu’on a foutu ? »

« Il y a plein d’artistes qui n’osent pas et ça, c’est un vrai problème. »

À voir autant de gens qui votent FN dans la scène électronique, teufeurs ou clubbeurs, tu ne penses pas qu’on a loupé un truc ?

J’espère qu’il n’y en a pas tant que ça. Mais j’ai vu un mec sur Facebook qui disait : « En lisant tous les commentaires, on se rend compte qu’il y a 20 % de mecs qui sont pro FN. » Ces gens-là, j’ai envie de leur dire : partez sur une autre page, vous n’avez rien à faire chez moi, vous n’avez pas compris l’essence même de cette musique, qui parle de partage et de respect.

Mais ces électeurs FN, ils sont en club, dans les festivals, dans les warehouses.

Et peut-être que ça les arrange bien que beaucoup d’artistes ne disent pas grand-chose. Et ça les énerve quand on vient les gratter, même si ce n’est pas le but. Si eux disent haut et fort qu’ils votent FN, à nous de dire qu’on n’en veut pas !

Tu comprends que d’autres artistes préfèrent rester en retrait ?

Oui, moi aussi je reste en retrait, mais parfois, ça explose, comme avec First Reaction, ou Downfall que j’avais composé pendant la guerre à Sarajevo. Je regardais CNN et toute la journée, ils ont parlé d’un avion qui s’était fait descendre. Ils évoquaient plus souvent le prix de l’avion que les centaines de personnes mortes. Alors j’ai fait ce morceau. Je comprends qu’on reste apolitique, mais une fois de temps en temps, un peu d’unité ferait du bien. On vit dans un monde où les gens font tellement attention à tout qu’ils ne disent plus rien. Alors qu’en face, ils n’ont plus de problèmes à exprimer haut et fort leurs idées extrêmes. J’ai l’impression que la vapeur s’est inversée. Et si on se met à tenir compte des haters, on ne fait plus rien. Dans ce cas-là, je ne poste que des belles photos et voilà. Mais est-ce que c’est vraiment moi ? Je pense qu’il faut gratter de temps en temps. 

Tu n’as jamais eu envie de t’engager ? 

Si vous me demandiez aujourd’hui pour qui je vais voter, je répondrais que je n’en ai aucune idée. Je ne sais pas ce que je veux, mais par contre, je sais ce que je ne veux pas. Et ça a souvent été comme ça dans ma vie. J’ai pas une idée précise, mais j’ai toujours su ce que je ne voulais pas, comme vendre mon âme mon diable ou jouer telle ou telle musique. J’ai touché à plein de choses parce que je suis curieux. Mon saxophoniste Philippe m’a dit ça un jour : « Tu n’as jamais d’idée très précise, mais tu sais précisément ce que tu ne veux pas. C’est bien parce que ça nous laisse beaucoup de liberté. » En politique, c’est pareil. Ça m’a fait tiquer quand j’ai vu ce commentaire sur la vidéo sous-entendant que je suis de gauche. Je n’ai rien dit ni sur la gauche, ni sur la droite, j’ai juste dit non au FN. Je ne m’y retrouve pas. Et vu comme ils sont virulents, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas leur faire un doigt. Je l’ai dit en musique. Ce qui serait bien, c’est qu’il y en ait d’autres qui aient les couilles de le faire et de le poster, que je ne sois pas tout seul.

 

Est-ce que tu penses que tu aurais pu davantage profiter de ta position médiatique de “parrain” de la techno française pour faire avancer certains sujets ? Est-ce que tu as des regrets ?

Non, pas de regrets, parce que quand la marmite bout, j’y vais, parfois un peu tête baissée sans réfléchir, mais je suis comme ça. Ce n’est pas ma place d’être tout le temps sur le créneau politique. Quand tu regardes l’histoire de Nina Simone, il y a un moment où elle a été tellement obnubilée pour la cause noire qu’elle s’est perdue. C’était bien de faire des chansons engagées, il le fallait, mais après, elle est partie complètement dedans. Et ce n’est pas mon chemin.

L’engagement peut dépasser l’artiste ? 

Ça peut devenir dangereux à un moment. Il faut faire attention, mais ne pas non plus devenir un béni-oui-oui. La techno a toujours été une musique qui revendique. Il n’y a qu’aujourd’hui que les gens disent le contraire. L’histoire de cette musique, ce sont des personnes qui souffrent. Peut-être que certains ont oublié cette histoire.

Il y a trois ans, dans le Trax #174, Ricardo Villalobos nous disait que pour lui, le simple fait de se réunir et d’écouter de la musique, c’est politique, c’est une façon de vivre ensemble.

Bien sûr. On en parle aussi dans Electrochoc : ces rassemblements, c’est une vision politique des choses, c’est une façon de dire merde au monde extérieur aussi. Nous, on a envie de danser jusqu’à 8 heures du matin, et ce n’est pas ce que les bien-pensants voudraient qu’on fasse. On a envie de se retrouver, alors qu’il y a beaucoup de mouvements politiques qui essaient de désunir les gens, qui prônent l’individualisme. Hier soir, on était tous ensemble, et on avait l’air tous assez d’accord ! (Rire.)

Tu es l’un des artistes techno français les plus mis en avant, mais tu gardes cette posture humble par rapport au mouvement. Par exemple, il y a eu ce moment difficile avec la Légion d’honneur, que tu as immédiatement redonnée à toute la scène.

La Légion d’honneur, ce n’était pas que pour moi. Comme la Victoire de la musique, ce n’était pas que pour Laurent Garnier et son album 30. J’ai pensé tout de suite que c’était pour tout le mouvement. OK, j’ai été ici et là, je représente la France, mais sans tous les gens qui m’ont nourri de leur musique, sans les disques qu’on me donne et les clubs qui m’accueillent, je ne serais pas là. La techno, ce n’est pas un culte de ma personne. On est tous ensemble. Hier soir au Rex, il y avait une dizaine des producteurs que j’adore, Madben et compagnie, ils étaient tous là, il y avait un truc fraternel. La Légion, c’est moi qui la reçois, mais elle est pour nous tous.

Tu comprends les gens qui critiquent la récupération, qui pensent qu’il fallait la refuser pour dire merde à l’État ?

Pourquoi je dirais merde à l’État ? Qu’est-ce qu’il m’a fait ? J’ai choisi de rester vivre en France. Je suis parti habiter en Angleterre et en Belgique à un moment, et je suis revenu. Je paye des impôts, j’aime bien ce pays. Ce n’est pas le président de la République qui m’a donné quelque chose. Je la reçois parce que ça fait trente ans que je me balade sur les routes, que je représente la France à leurs yeux. Ce qui est fou, c’est qu’il y a trente ans, on n’y aurait jamais pensé. Il y en a qui doivent bien se marrer. C’était tellement virulent il y a trente ans pour la techno, c’est quand même un très joli pied de nez de la recevoir aujourd’hui. J’ai demandé que ce soit Jack Lang qui me la remette. Je pense que ça a du sens. Avec Hollande, il y aurait eu une connotation politique. Je l’ai acceptée aussi parce que c’est une promotion spéciale, avec les pompiers de l’attentat de Nice. Ça m’a beaucoup touché.

Comment tu l’as appris ?

On l’a su une semaine avant. Éric Morand, mon manager, m’a appelé : « Ils voudraient savoir si tu vas l’accepter ou pas, parce que si tu n’en veux pas, ils ne vont pas le faire. » « Pourquoi je refuserais ? » « C’est peut-être une récupération politique. » « Je ne pense pas. » À partir du moment où je reste sobre et que ce n’est pas le président qui me la remet, je vais la prendre et ça fera chier ceux qui nous ont craché dessus pendant des années. Si demain, un gamin rêve de devenir musicien et qu’on lui dit que sa musique, c’est nul, il pourra se dire : « Tiens, lui, il y est arrivé. » Je n’ai fait aucune concession, et l’accepter, ce n’en est pas une non plus. Ça me fait penser au jour où Bambounou m’a appelé en me disant : « On me propose de faire une émission de télévision, qu’est-ce que je fais ? » « Bah t’y vas ! » « Ouais mais bon, ça peut être mal perçu. » Je lui ai dit : « Ça peut être mal perçu si tu y vas et que tu parles d’EDM. Mais si tu parles de ta musique, elle restera toujours underground, sauf que tu vas prêcher la bonne parole à plus de monde. Il vaut mieux que ce soit toi qui y ailles que Bob Sinclar. »

C’est aussi un bon exemple de la méfiance de la sphère électronique face aux médias et aux institutions.

On vit dans un pays de méfiants ! On est névrosés en France.

Toi, tu as essuyé les plâtres pour les DJ’s à la télé. On se souvient que tu t’étais fait cueillir par Baffie dans Nulle part ailleurs dans les années 90.

Il y a eu Ardisson aussi… Je me suis fait baiser plein de fois, mais si je n’y étais pas allé, aucun message ne serait passé. Mais cette époque a été très difficile. On jouait de la musique de pédés, on était tous des drogués notoires. Il y a eu des articles de presse bien violents, donc la Légion, c’est un joli doigt.

C’est l’équivalent d’une rue Frankie Knuckles à Chicago.

C’est une belle initiative, ça. Ce qui serait malvenu, c’est que je fasse beaucoup de bruit autour de ça. Je vais aller la prendre au mois de septembre, j’ai préparé un petit texte, mais je ne vais pas faire une réception avec l’ambassadeur.

Tu as toujours assumé ce rôle d’aller chercher le grand public. Qu’est-ce qui a fait que c’était plutôt toi que d’autres ?

Pas mal de gens renoncent après certains échecs, mais moi, je lâche rarement. Et j’ai été bien entouré, avec des gens qui y croyaient.

Tu as su activer les bons réseaux aussi ?

Des gens se sont associés et ont fait bouger les choses. Sans Jack Lang, par exemple, on n’en serait sans doute pas là aujourd’hui.

Quand tu fais ces ouvertures, tu as aussi les puristes qui viennent te voir et qui te disent : « Tu vas à la télé, on te reconnaît plus. » On le voit aussi avec les commentaires sur la vidéo de ce matin. Comment tu te protèges par rapport à ça ?

Déjà, j’évite de tout lire. Sinon tu te fais très mal. Le plus important, c’est d’être sincère. Et si des gens ne comprennent pas aujourd’hui, c’est qu’ils ne m’ont jamais vraiment compris. C’est comme quand j’ai commencé à faire des trucs dans le jazz, ça a gêné beaucoup de gens. Deux ans après Crispy Bacon, je pars dans un délire différent, certains n’ont pas compris. On me disait : « T’as lâché le monde de la techno ! ». Mais ils n’ont pas compris qui j’étais vraiment. Les vrais fans qui me connaissent bien, ceux qui suivent mes émissions de radio, mes projets dans la danse contemporaine, je ne pense pas qu’ils soient déçus. J’ai toujours voulu explorer et pas seulement prêcher des convaincus. Sinon, je me serais fait chier ! J’ai besoin de me nourrir, de tenter, d’apprendre, de me planter. C’est important.

Quelles étaient les critiques sur le ballet Preljocaj (le spectacle chorégraphique avec des danseurs du Bolchoï de Moscou, dont il a composé la musique, ndlr) ?

Je ne sais plus trop, mais musicalement, c’est le projet le plus radical que j’ai fait. Et je m’en moque si les gens n’ont pas aimé. C’est comme quand Bowie est monté sur scène pour faire “Elephant Man” et que ses fans venaient lui demander de chanter “Heroes”. Le mec jouait dans une pièce de théâtre ! Quand tu regardes sa carrière, il a eu raison de faire ces choix. Et c’est tellement plus intéressant ainsi.

C’est difficile pour un artiste de se libérer de son premier public ?

Il y a plein d’artistes qui n’osent pas et ça, c’est un vrai problème. En tant qu’artiste, on se doit d’avancer, de tenter des choses. Quand je joue en DJ, ma base principale, c’est le public, les gens devant moi. Essayer de construire une relation avec eux. Mais en studio, je ne pense qu’à moi, jamais aux autres. Si je ne suis pas sincère avec moi-même, comment pourrais-je aller défendre ce projet après ? Si j’ai envie de faire un morceau indansable ou une polka zaïroise, je le fais. Je ne force pas les gens à acheter mes disques, je propose des choses et forcément, tu ne peux pas adhérer à tout. C’est comme au cinéma, tu ne peux pas aimer tous les films de tel ou tel réalisateur, mais ils correspondent à des périodes de sa vie. Quand je réécoute ma discographie, je constate que j’ai eu beaucoup de périodes, et je vais en avoir encore.

Tous ces projets, ce sont aussi des pierres qui ont permis d’ouvrir et de légitimer la musique électronique. Jouer à Pleyel, dans une salle de concerts symphoniques historique de Paris, c’était aussi une belle porte enfoncée.

Pleyel, ça a été très important. Et on n’a pas fait de concessions : on a joué “Crispy Bacon” à la salle Pleyel. C’est ça qui était intéressant, pas d’emmener Garnier à Pleyel. Ce sont deux mondes tellement différents. C’était en mode concert, et là-bas, les gens sont assis. Et à un moment, on les a fait se lever, c’était incroyable. 

Quels ont été les autres moments forts qui ont permis à la musique électronique de conquérir un espace de légitimité ?

La Victoire de la musique. C’est marrant parce qu’on m’a reparlé d'”Acid Eiffel” ces derniers temps. J’étais au Panorama Bar vendredi dernier, et un mec du label Mobilee me disait que la vidéo de la performance était devenue virale en Allemagne. C’était un moment clé dans ma carrière. Grâce à ça, six mois après, on a pu avoir L’Olympia pour un concert. Là, on a planté un beau drapeau.

Depuis le début de ta carrière, quel rôle a eu la presse dans la légitimation et la vulgarisation de la musique électronique ?

La presse a eu un énorme rôle en Angleterre. Avant qu’il y ait des titres français, tout le monde lisait deux magazines : Muzik et DJ Mag. Même en France, c’était la base. Après, chaque pays a eu sa presse locale. C’était une époque où l’on vendait des disques, des magazines, alors que je sais que c’est compliqué aujourd’hui. Après, les réseaux sociaux sont arrivés et les journaux ont eu moins d’impact.

Tu te souviens des premiers articles que t’as lu sur toi ?

Le tout premier papier, c’était dans le journal gay Le Gai Pied, par Didier Lestrade. J’avais eu un petit truc en Angleterre dans i-D, dont j’étais très fier. Comme j’ai commencé dans la scène gay, on parlait de moi dans des fanzines consacrés à la nuit. Et petit à petit, on a intégré des médias plus importants. Mais il a fallu se battre.

Tu utilises souvent le champ lexical de la guerre pour évoquer tes débuts. C’était si violent ?

Je pense que rien n’est jamais acquis. Même maintenant, alors tout le monde écoute de la techno. J’étais avec DJ Deep à Londres récemment et il me disait : « C’est dur en ce moment, je trouve que les gens réagissent moins. » Je pense qu’on est train de vivre une nouvelle scission, une nouvelle évolution. Il s’est passé quelque chose il y a quatre ou cinq ans, il y a une excitation autour de la nouvelle culture française, avec tous ces nouveaux clubs. Mais il y a une espèce d’habitude qui s’est créée, et je crois qu’on va arriver à une bifurcation. C’est peut-être une connerie, mais je pense qu’on va de nouveau se radicaliser musicalement. Toute une frange de gamins va dire : « Votre musique d’intellos, ça nous fait chier. » Et ils vont aller vers des trucs plus radicaux, comme il y a eu les free parties ou le hardcore. Je m’en suis rendu compte en travaillant sur la compilation du label Skryptöm. Je leur ai fait un morceau, Scan X aussi, et on a eu beaucoup d’échanges avec Electric Rescue, le patron du label. Et je vois qu’il y a une façon de réfléchir la musique aujourd’hui, une façon de définir la modernité en enlevant tel son ou tel son « parce que ça sonne trop old school ». Ces conversations sur la modernité, ça me fait marrer. Si le morceau est bien, on s’en fout de savoir si ça sonne neuf. Il y a une façon moderne de faire de la musique, mais rien de vraiment nouveau. Aphex Twin, il y a vingt ans, c’était peut-être le plus moderne de nous tous. C’est plus moderne que ce qu’on écoute aujourd’hui.

Tu parlais de radicalisation tout à l’heure, et on voulait aborder ta relation avec les free parties…

(Il coupe) C’est simple, il n’y en a pas eu !

Tu n’as jamais joué en free ?

Non, je n’étais pas forcément le bienvenu, je n’étais pas assez radical pour eux.

Il paraît que ça te faisait chier de ne pas être invité aux raves de Manu Casana au début des 90’s ?

C’est vrai, quand ils faisaient des raves, lui ou d’autres, je n’étais pas invité. Comme je jouais dans les clubs gays, je n’avais pas le droit d’aller jouer là-bas. Les gens ont oublié, mais les débuts, c’était très violent. Vraiment. Il y a eu des périodes où il fallait que j’aille prouver quelque chose, avec les mecs te regardent en pensant : « Allez montre-nous ce que tu sais faire. Parce que nous, on est underground, et toi tu es commercial. »

Tu étais à la fois considéré comme un DJ pédé pour les mecs des raves et comme un ovni sur les plateaux de télé. Ce n’était pas trop déprimant ?

Il y a eu plein de moments où c’était compliqué, et une fois, je me suis dit : j’arrête. On était à Nation, autour de 1995. J’appelle Éric Morand, je lui dis qu’il faut qu’on se parle. On est tous les deux dans un café, devant la vitre, je lui dis : « J’en ai marre, je suis fatigué. On a le label, on en chie, j’en prends de tous les côtés. Je vais arrêter, je vais retourner dans la restauration parce que je me faisais moins emmerder là-bas. » Il me regarde en disant : « Tu me fais peur parce que je sens que c’est sincère. » Et là, un mec passe dans la rue, me voit, entre dans le café et me lance « Laurent, merci beaucoup pour tout ce que tu fais, c’est vraiment génial » et il se barre, ça ne dure pas plus de dix secondes. Éric me dit : « Alors t’arrêtes toujours ? » « Ben non, je peux pas. » Grâce à ce mec que je ne connaissais pas, c’était reparti.

Et deux ans après, la scène électronique était au plus haut avec la French Touch. Ça aussi, c’était un bon pas vers la légitimité.

La Techno Parade a aussi été importante en 1998. La French Touch, ça a ouvert les esprits, surtout les Daft Punk. Avant, c’était un petit milieu radical, pas très bien compris et quand les Daft sont arrivés, tous les gamins se sont dits : pourquoi pas nous ? Beaucoup de disques français sont sortis en même temps et la presse anglaise a compris qu’il se passait quelque chose. Avant ça, je me souviens qu’on était à New York pour essayer de défendre nos disques avec Éric, et le patron de Nervous Records nous avait envoyé chier : « Les Français vous savez faire du parfum et du fromage, mais pour la musique, vous êtes des nazes. » Aujourd’hui, on en rigole, mais c’était violent quand même ! On a réussi à toucher les USA avec Acid Eiffel, qui est sorti sur Fragile Records, le label de Derrick May, en même temps que sur Fnac Music. Comme Derrick May l’avait signé, ça a été vu différemment. Et on vendait plus de la version Fragile que celle de Fnac Music, même si c’était le même morceau…

Est-ce que Daft Punk aurait pu aider un peu plus la scène française selon toi ?

Ils ont fait leur truc intelligemment. Mais est-ce que c’est le rôle d’artiste d’aider tous les autres ? Parfois, des gens viennent me demander de faire un post sur ma page pour de la promo. Je pourrais, mais je devrais le faire pour tout le monde et ça deviendrait compliqué. J’aide des artistes, mais seuls eux et les labels le savent. Je contacte beaucoup de gens sur Internet, et pas que des Français. Il y a 7-8 artistes que j’aime beaucoup, je les branche avec des labels. Et ça marche souvent. Récemment, je l’ai fait avec Lee Van Dowski pour son remix du “By The Kiss” de M83. Je ne connais pas M83, mais je me suis démerdé pour avoir son adresse e-mail et les mettre en contact. Ils ont fini par sortir le disque en décembre dernier. J’aime bien faire ce genre de choses avec certains artistes.

Et après, tu les fais venir au Yeah! (le festival qu’il coorganise à Lourmarin, ndlr) ?

Même pas, parce que le Yeah, c’est pas électronique.

On sent que ça te fait marrer de faire ce festival, de perturber les fans de musique électronique.

(Il éclate de rire.) Ah j’adore ! Mais j’aime la musique. Sur le Yeah!, on est trois associés, et ce sont des popeux, que veux-tu…

Tu fais un peu de serrages de louche avec les élus du coin ?

Pas du tout. En général, je m’occupe du booking et des artistes.

Tu as rencontré beaucoup de politiques au cours de ta carrière ?

À l’époque de Catherine Trautmann, j’avais été la voir. Elle avait organisé une table ronde avec Jean-Louis Aubert, pas mal de gens différents de la musique, elle voulait savoir ce qui se passait. C’était plutôt positif. J’ai vu Jack Lang plusieurs fois, mais sinon, je reste assez en retrait. Je demandais qu’il y ait moins de répression, mais je n’ai pas trop suivi le dossier free party. Si je n’ai jamais été joué là-bas, c’est déjà parce que je ne les connaissais pas. Ce sont deux mondes parallèles. La seule personne avec qui je peux en parler, c’est Manu le Malin. Et je sais que même pour lui, à un moment, ça a été compliqué.

À l’opposé des organisateurs de free party, on a les gens de We Love, des Nuits Sonores, du Weather, qui essayent de travailler en bonne entente avec les pouvoirs publics.

C’est un travail très intelligent, surtout quand on sait que la région Rhône-Alpes a été la plus hardcore au niveau de la répression. C’était une région sinistrée. Je me suis fait mettre en joue par un flic à la sortie de l’autoroute parce qu’ils arrêtaient tous les mecs qui allaient à la fête. Une soirée sur deux était annulée à l’époque du côté de Lyon. Les flics venaient, ils entraient dans les backstages et fouillaient tout le monde. Donc voir ce que Vincent Carry et son équipe ont bâti, c’est d’autant plus impressionnant. Parfois, la radicalisation n’est pas toujours la meilleure solution. Si on peut faire avancer les choses en devenant un peu plus médiatiques, faisons-le. Je préfère qu’on écoute de la bonne techno que de l’EDM. Le problème, c’est que l’EDM a plus de place que nous. Donc quand on nous donne une petite case, il faut qu’on y aille. C’est comme vous avec la presse, la place n’est pas grande, mais il faut l’occuper.

On sent une résistance à l’EDM en France tout de même.

Oui, et quand je vois ce qui se passe ailleurs, je pense franchement que nous avons la scène la plus excitante. Plein de clubs ouvrent partout en France, des labels et des artistes en pagaille. On n’a rien à envier à l’Allemagne. Que ce soit sur le jazz ou le hip-hop, deux grands styles en France, on reste relativement qualitatifs par rapport à la musique qu’on écoute. Après, l’EDM, c’est massif quand même. J’ai joué une fois avant Martin Garrix, à cause d’un changement de timetable changements de créneaux. C’était en Belgique, j’ai joué pendant deux heures devant une salle de 6 000 gamins qui me regardaient les bras croisés sur les barrières. J’ai tenté plein de choses, mais je les voyais prendre des airs ennuyés. Garrix est arrivé, il a ouvert avec “Animals”, et la salle est entrée en trance.

« Les conversations sur la modernité de la musique, ça me fait marrer. Aphex Twin, il y a vingt ans, c’était plus moderne que ce qu’on écoute aujourd’hui. » 

Pour le coup, ce sont des endroits où tu ne prêches pas des convaincus.

Oui, mais je préfère prêcher au festival de jazz de Montreux. Ils ont de meilleures oreilles.

Et désormais, tu veux aller prêcher dans les salles de cinéma. Où en est ton film ?

Le tournage est normalement confirmé pour octobre/novembre cette année. Je dis “normalement”, parce que dans le cinéma, tout peut se casser la gueule du jour au lendemain. C’est quelque chose que je n’avais pas intégré il y a un an ou deux – d’où le retard – mais que j’ai bien compris maintenant. Ce serait bien que ça se fasse parce qu’on a une jolie histoire.

Tu peux nous en dire un peu plus ?

Ce n’est pas un film sur moi. C’est une fiction autour d’un personnage qui va traverser des moments que j’ai vécus. On retrouvera dans le film des traits de caractère, des expériences et des réflexions que j’avais envie d’évoquer. C’est un film qui parle de la passion et jusqu’où elle peut t’emmener.

Si tu avais quelque chose à dire au prochain président ?

Aujourd’hui, comme on fait de la musique instrumentale, on ne rentre pas dans les quotas sur la musique d’expression française. Ce serait bien que ça bouge, ça fait longtemps qu’on en parle. Après, on ne peut pas demander plus de fric pour la Culture alors qu’il y a des gens qui crèvent la dalle. Mieux vaut s’occuper des gens qui dorment dans la rue que de demander de la thune pour la techno. 

Et à la jeune génération ?

Je trouve la scène ouverte, mais il ne faut pas qu’elle se repose sur ses lauriers. Il y a déjà une nouvelle génération qui arrive, il faut toujours se battre, ne rien prendre pour acquis. Il faut rester éveillé et faire en sorte de « travailler pour la scène ».

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