Les caméras d’iPhone bloquées à distance, une technologie inquiétante

Écrit par Théodore Hervieux
Le 29.06.2016, à 14h35
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Écrit par Théodore Hervieux
Depuis mardi, Apple est en droit d’exploiter une caméra nouvelle génération capable, entre autres, de se bloquer si l’utilisateur filme de manière illégale un concert. Si sa mise en circulation n’est pas prévue pour demain, tant cela dépend de nombreux paramètres techniques, juridiques voire éthiques, c’est un sérieux pavé jeté dans la mare des libertés individuelles. Explications en compagnie d’un spécialiste de la question.


Mardi, Apple obtenait la validation d’un brevet parmi d’autres, déposé cinq ans plus tôt en 2011, lui permettant d’exploiter commercialement une caméra nouvelle génération pouvant recevoir des données infrarouges. Le site Patently Apple, qui a révélé l’information, a expliqué comment un iPhone serait ainsi susceptible de recevoir des informations en pointant sa caméra en direction de petites balises émettrices disséminées dans le paysage.

Les idées d’applications ne manquent pas. Imaginez-vous en visite dans un musée, pointant votre téléphone vers une œuvre en particulier : aussitôt, des annotations apparaissent à l’écran, vous indiquant sa date de création et le nom de l’artiste. C’est ce qu’on appelle une expérience de réalité augmentée, et jusqu’ici, tout va bien. Mais ce qui interpelle, c’est la faculté du dispositif à “brouiller votre caméra”, empêchant toute tentative de prise de photos avec votre iPhone à des endroits où cela pourrait être interdit, comme à des concerts ou dans ces mêmes musées.

Un schéma du fonctionnement du dispositif : des balises infrarouges placées au niveau des artistes empêchent la caméra de fonctionner si celle-ci est braquée vers la scène.
brevet apple concert musée

“Il y a vraiment une crispation en ce moment sur ces questions de captation des images pendant les concerts.”

“Je trouve ça tout à fait effrayant, mais logique au regard de l’évolution des choses”, nous explique au téléphone Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire, mais aussi membre du conseil d’orientation stratégique de La Quadrature du Net, une organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

“Il y a une forte demande en ce sens de la part des organisateurs de spectacles et de quelques artistes. Certains billets de spectacles comportent déjà des clauses indiquant qu’il est interdit d’enregistrer, et des artistes le font appliquer de manière très stricte – Adèle ou Taylor Swift par exemple. On a déjà vu Prince agir contre des individus qui avaient posté des extraits Vine de ses concerts, des vidéos de six secondes !”

“C’est ce qui s’appelle agir avant que l’acte ne soit commis, comme dans Minority Report.”

Mais ce spécialiste du droit d’auteur voit plus large : “On retombe sur l’éternel problème des DRM [gestion des droits numériques, GDN en français], c’est-à-dire les systèmes de verrou technologique placés dans les appareils pour empêcher une utilisation illégale a priori et qu’on trouve généralement dans les e-books, les Blu-ray et les jeux vidéo, et qu’on a vu pendant longtemps dans la musique”, explique-t-il.

“Encore faut-il que ça bloque des procédés illégaux ! Car si le concert est bien une œuvre protégée par le droit d’auteur [la musique diffusée, la scénographie, etc.], il existe une exception dans la loi qui permet d’en faire des copies pour soi – en le filmant par exemple – de manière totalement légale. Ça s’appelle l’exception de copie privée.”

“Non seulement la copie privée est légale, mais en plus, on paye pour y avoir droit.”

Lionel Maurel pointe du doigt un autre problème, plus grave peut-être : “Lorsque l’exception de copie privée est arrivée en France, sous l’impulsion de Jack Lang dans les années 80, on a dû trouver un compromis : la redevance. A chaque fois que vous achetez un smartphone, vous ne le savez peut-être pas, mais vous payez un pourcentage qui va dans les caisses d’une société de gestion collective au profit des auteurs. Donc non seulement la copie privée est légale, mais en plus on paye pour y avoir droit”, détaille le conservateur des bibliothèques.

Danny O’Brien, de l’Electronic Frontier Fondation, a tenu à souligner les dérives qu’un tel dispositif pourrait amener : “C’est très inquiétant que l’on puisse proposer une technologie ôtant le pouvoir de l’utilisateur en le transférant à un tiers”, a-t-il expliqué à la chaîne américaine CBS. Pour lui, cette technologie pourrait facilement être hackée : “Quelque chose qui a été conçu pour vous empêcher de filmer les concerts peut être détourné afin de vous empêcher de filmer des violences policières.”

“Si le téléphone vous bloque dans un usage, c’est bien le téléphone qui vous contrôle.”

La commercialisation de ce dispositif ne semble heureusement pas prévue pour tout de suite. “La stratégie de ces firmes, c’est de déposer le plus de brevets possibles dans toutes les niches possibles, pour au final n’en utiliser qu’une partie. Ce n’est pas parce qu’Apple possède ce brevet qu’il va forcément le mettre en œuvre”, espère Lionel Maurel.

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