L’épopée du kick, partie 3 : qui sont les savants fous du kick ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R.
Le 15.06.2020, à 17h22
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La production de beats est aussi souvent un sport extrême. Petit tour d’horizon de ces musiciens qui ont su repousser plus loin les limites sonores et esthétiques, effaçant au passage les frontières entre musique populaire et underground.

Par Adrien Durand, rédacteur en chef du magazine Le Gospel et auteur de Kanye West ou la créativité dévorante, paru chez Playlist Society (2020).

Cet article est le troisième épisode d’une série consacrée à l’étude du kick dans la musique actuelle. retrouvez la première partie ainsi que la seconde dans les archives de Trax.

La pause inattendue imposée par la Covid-19 et le confinement d’une grande partie de la population mondiale aura obligé les musiciens à ré-inventer leurs moyens d’expression et de diffusion, des plus petits aux gigantesques. Le 3 avril dernier, alors que le monde entier (ou presque) est coincé à la maison et vissé aux réseaux sociaux, l’un des plus gros vendeurs de la pop music actuelle, Drake, saisit l’occasion de faire un coup médiatique. Il sort le titre Toosie Slide et l’illustre par un clip filmé dans son manoir gigantesque. Il s’y met en scène en prof de fitness 2.0, faisant une démonstration d’une danse piquée au duo Ayo & Teo sur Tik Tok. Objectif: toucher les plus jeunes et créer un effet d’emballement (on se retiendra d’utiliser le terme de “viralité” dans le contexte sanitaire actuel) pour ce morceau entre trap et pop, somme toute assez banal. Résultat: une demie-molle artistique qui offre à son auteur une nouvelle entrée en tête du top Billboard.

En 2007, c’est une autre danse qui devient virale un peu malgré elle et qui contribue à changer en même temps la face du rap et de la musique électronique. Une décennie (soit une éternité au XXIème siècle) avant l’avènement du tout à l’image, le duo de Chicago Dude And Nem sort le titre Watch My Feet, au croisement de la ghetto house et du hip hop. Un succès underground qui va pourtant donner naissance à la fois à une nouvelle façon de danser et une nouvelle scène musicale: le footwork. Chicago n’est pas une ville américaine comme les autres. C’est une métropole gigantesque qui a vécu au XXème siècle une mutation urbaine ultra rapide. Un véritable laboratoire social pour les sociologues qui formèrent l’école de Chicago et purent observer un brassage de communautés et de cultures inédites. C’est une ville berceau de la musique électronique américaine, dont la vision des Dj’s et producteurs pionniers (Frankie Knuckles ou Ron Hardy) est construite dès le départ sur une hybridation de la musique synthétique européenne, de la disco, de la soul (Motown et Stax ne sont pas loin) et du hip hop naissant. Sur les cendres du label local Dance Mania (qui met la clé sous la porte en 1999), se forment un nouveau collectif qui va révolutionner la musique club américaine: Tek Life.

“En 2001, 2002, on s’est éloigné progressivement de la vision de Dance Mania avec Rashad, Clent, Gant-Man, RP Boo et Traxman. On a commencé à augmenter les BPM et faire des jams percussifs avec des MPC pour établir les fondations d’un nouveau son qui irait plus loin que la Ghetto House et la Juke qui étaient encore partout à cette époque.”

DJ Spinn, au magazine Dummy Mag, en 2014

Cette nouvelle musique s’appuie massivement sur la puissance rythmique d’un kick syncopé et ultra rapide. Son côté novateur séduit les crews de danseurs à Chicago qui accompagnent l’émergence de cette nouvelle scène qui prend des allures de culture du futur. Tek Life (qui succède en 2010 à une première mouture du collectif nommée Ghettoteknitianz) réalise une synthèse impressionnante entre les vocalises de la house, l’esthétique du street rap, l’art du beatmaking et les breaks de la musique club britannique. C’est d’ailleurs un label anglais, Planet Mu, qui permettra à la vision de Tek Life de devenir globale. Si le décès de Dj Rashad en 2014 a ralenti l’ascension du collectif, il n’en reste pas moins que la vision du collectif Tek Life (qui compte désormais des membres à Berlin, Londres et Durban) a changé la face de la musique de danse mondiale et écrit une page de l’histoire culturelle de Chicago.

« Mais ça, c’était avant »

Au XXème siècle, quand on pénétrait dans un studio d’enregistrement, les ingénieurs du son en bons garants du résultat fini devaient (entre autres choses) s’assurer que les niveaux restent dans le vert et ne produisent pas des sons saturés, notamment sur les rythmiques censées avant tout soutenir le morceau. « Mais ça c’était avant » se sont visiblement dit une bande de gamins dans une maison du South Side de Chicago au début des années 2010.

Sorti en 2012, le titre de Chief Keef et Lil Reese I Don’t Like fait figure de séisme dans le rap mondial. Son kick saturé à outrance défonce la bienséance d’un hip hop récupéré alors par les futures stars de la pop. Assigné à résidence pour port d’armes, Chief Keef et ses potes teenagers de Chicago se filment dans leur cuisine et amènent une nouvelle esthétique sur la table: sale, sombre, claustrophobe et violente, en droite lignée de la réalité de la ville qu’on surnomme désormais Chi-Raq (compression de Chicago et Iraq). La drill est née. Et c’est une révolution autant sonore qu’esthétique (on pourrait à ce titre comparer l’impact de cette vidéo à celui de Pour Ceux de la Mafia K’1 Fry réalisée par Kourtrajme en 2003).

Cousine de la trap d’Atlanta, cette nouvelle sous-scène vient totalement rebattre les cartes du rap des années 90 (le fameux boom bap qui doit son nom aux sons produits par les kicks et caisses claires limpides des MPC des beatmakers) et 2000 (où les producteurs investissent de luxueux studios d’enregistrements). Produite à la maison, souvent sur le logiciel Fruity Loops (qui, longtemps, ne trouva grâce qu’aux yeux du producteur mystérieux Burial), la drill est dure, froide, hardcore. Les conservateurs et les rappeurs dits conscients peuvent bien crier, le mouvement est inarrêtable et I Don’t Like est repris par des mastodontes du genre, Kanye West ou Lil Wayne. Au point de devenir internationale et de trouver un nouveau foyer créatif au Royaume-Uni. La drill anglaise est régulièrement visée par la police anglaise, comme la techno ou le grime avant elle. Elle est rappée sur un tempo bloqué à 140 BPM qui donne son nom à un récent EP du rappeur belge Hamza. Celui-ci trouve dans son approche minimale et rêche des rythmiques un écrin avant-gardiste en forme de renouveau sonore.

Crossover is not a crime

En 2017, XXXTentacion jeune rappeur originaire de Floride sort le titre Off The Wall construit sur un sample du groupe metal Slipknot, Spit It Out. Ces derniers sont un des chefs de file de la scène néo metal (ou nu metal), née aux Etats-Unis autour d’un crossover chant rappé et musique metal (dont la paternité reviendrait initialement à la BO du film Judgement Night qui organisa les rencontres entre formations rock et hip hop en 1993). Slipknot a pourtant une particularité: celle d’avoir neuf membres dont deux percussionnistes et un batteur. Or, le morceau de XXXtentacion ne garde aucune rythmique du morceau original. La raison en est simple : elles ne sont pas assez puissantes.

On imagine assez aisément les néophytes ayant cliqué sur l’original de Slipknot hausser les yeux au ciel quand on leur parle de musique « pas assez puissante ». Et pourtant. Dans la droite lignée du thrash metal, voire de certaines sonorités black metal, les percussions de Slipknot sont agressives car poussées dans les aigus. Soit à peu près tout le contraire du travail sur les basses effectuées par les artisans de la trap et de la drill, qui, eux, misent tout sur les fréquences “sub” des kicks de leurs productions. Si le crossover rap metal proposé par Korn, Deftones et les formations moins inspirées qui suivirent s’appuyait souvent sur une simple reprise du flow hip hop, la nouvelle génération née avec Internet va créer une musique hybride qui digère sans complexes tous les extrêmes pour parvenir à un résultat novateur.

C’est par exemple le cas du projet Ghostemane mené depuis 2017 par un jeune musicien originaire de Floride, lui aussi, passé par des groupes rock hardcore. Influencé par Three Six Mafia et Bone Thugs’n Harmony (auxquels il emprunte son timbre mélodique), il navigue en permanence entre les rythmiques surpuissantes de la drill et des  éléments piqués à la musique metal extrême (sonores ou esthétiques). A le voir se produire sur la scène du festival Lollapalooza en 2019, accompagné par un groupe rock, face paints et logo de black metal scandinave, soutenu par des rythmiques hip hop ultra saturées, on assiste à l’émergence d’un micro-phénomène qui questionne.

Enième rejeton d’un rap blanc qui se pose rarement la question de l’appropriation culturelle ou projet à l’esthétique chiadée et aux tenants conceptuels parfaitement maîtrisés? La question reste ouverte. Il n’en reste pas moins que Ghostmane comme Chief Keef ou XXXtentacion (et Hamza dans une moindre mesure) représente parfaitement un moment où les musiciens marchent sur la terre brûlée de l’underground. Pendant les décennies 80 à 2000, les scènes musicales de niches allaient puiser dans des répertoires sonores extrêmes, censés à la fois innover et départager connaisseurs et grand public (blast beats metal ou techno hardcore). Désormais, les jeunes générations ne s’embarrassent plus de ces clivages entre musique populaire et expérimentations sonores. Ce qui compte c’est marquer les esprits. Pour le meilleur et parfois pour le pire.

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