« Il y a des gens ici qui détestent venir à l’Épicerie : on ne correspond pas à ce qu’ils cherchent dans un club. »
Simon-Yves, le programmateur de l’ Épicerie Moderne « Au début, on était vraiment vus comme “les petits frouzes”, les Parisiens qui ouvrent un bar à la Grand-Place. » « On dit qu’il fait blanc, ici, comme s’il n’y avait pas de lumière directe. L’hiver, à 16h30, il fait nuit », résume Simon-Yves, la vingtaine bien entamée et déjà programmateur de l’Épicerie Moderne, le nouveau club clé de la scène bruxelloise, remarquée pour sa programmation techno autant que pour son contingent d’exilés français à la manœuvre.
Alors qu’on a coutume de trouver les spots underground en périphérie des capitales, l’Épicerie Moderne forme une parfaite exception à cette règle : située à deux pas de la Grand-Place, le lieu est niché à l’épicentre des zones touristiques de Bruxelles. Une grande baie vitrée explose le traditionnel secret des endroits interlopes et le Club Maté y coule au moins autant à flot que la bière, pourtant emblème national. Des meufs au look arty pétillant disputent le dancefloor à des noctambules endurcis et des easyjetsetteurs, sous le regard halluciné d’un touriste saoudien entré là par hasard mais décidé à passer la nuit avec cette faune bigarrée. Dans la cave, l’ambiance est déchaînée, les verres éclatent contre le booth, les corps serrés suintent. La synthèse de ces publics est électrique.
« Au début, on était vraiment vus comme “les petits frouzes”, les Français, Parisiens, qui ouvrent un bar à la Grand-Place », poursuit Simon-Yves. En s’installant dans ce quartier, Jérémy et lui ont tout de suite marqué leur différence : ils ont osé lancer leur affaire dans une zone sur laquelle n’auraient jamais parié les locaux. L’architecture en elle-même forme une proposition assez inhabituelle dans une cité qui vit sa nuit dans un triangle étrange entre les espaces immenses du Fuse et du Catclub, les teufs dans des salles affiliées rock’n’roll et les squats menés par les étudiants des Beaux-Arts. À mi-chemin entre le bar à DJ et le mini-club, via son irrésistible cave, l’Épicerie ne rentre pas dans les grilles de lecture locales.
Le turfu français est-il belge ?
« Au début, on a senti que les acteurs locaux attendaient de voir comment ça allait se passer chez nous. Certains ont passé la porte pour la première fois il y a que quelques semaines. » Si l’âge d’or de la musique électronique belge se conjugue au passé, il garde une forte empreinte sur les Bruxellois : « Le spectre de l’acid house et de la new beat pèse toujours sur la ville, avec les histoires sur les clubs de légende comme le Rocca ou le Boccaccio Life, qui ont fait la réputation du pays », explique Simon-Yves. Impossible aussi de rentrer chez un disquaire sans tomber sur des raretés 90’s trouvables nulle part ailleurs. « Et depuis le bar, quand tu te prends huit heures de musique jouée par des Belges tous les soirs, forcément, ça finit par infuser. » Face à un lieu hors-cadre, les éléments installés de la scène techno vont mettre une distance. Une chance pour les petits frouzes.
Car à toute chose malheur est bon : des nouveaux venus vont trouver là un excellent terrain de jeu pour se faire les dents. Deep in House, Norite, Le Pacifique Records viennent s’y imposer, alors que, dans le même temps, la figure locale Rick Shiver lance ses soirées Nose Job à l’Épicerie moderne. Au milieu de cette foule de nouvelles entités, les expatriés français trouvent un parfait catalyseur pour formuler leurs propositions. Air LQD et LostSoundbytes y branchent vite leurs machines, Maoupa Mazzocchetti y lance ses events Orpheu.
L’étape suivante est de remettre Bruxelles en bonne place sur le circuit des DJ’s internationaux qui l’inspirent. « On voyait se monter toutes ces tournées européennes. Mais les artistes qu’on aimait ne passaient pas par Bruxelles, donc on a décidé de les booker nous-mêmes », résume Maoupa Mazzocchetti, qui est désormais l’un des résidents emblématiques de l’Épicerie. Cette soirée qu’il mène avec son acolyte Valerian s’apprête notamment à recevoir le patron de L.I.E.S. Records en décembre prochain.
« Nous sommes venus à l’Épicerie Moderne parce que nous voulions nous affranchir des formats club traditionnels. Ici, on te laisse assez rapidement carte blanche pour proposer des live, prendre des risques », explique-t-il. Alors que les Bruxellois ont tendance à compartimenter, avec une séparation bien nette entre la boîte, le bar de quartier et la salle de concert, ces jeunes loups ne choisissent pas. « Il y a des gens ici qui détestent venir à l’Épicerie : on ne correspond pas à ce qu’ils cherchent dans un club. On a encore récemment accueilli un concert de drone pur jus en lieu et place d’un warm-up », raconte Simon-Yves.
La patte des expats
Le club devient vite le point de chute de tout un tas de Français qui ont préféré les machines aux écoles de commerce. « Quand je suis arrivé en ville, j’ai rappliqué directement à l’Épicerie puisque j’étais pote avec Ian, qui bosse au bar » : c’est comme ça que Benoît, derrière le projet LostSoundbytes, rencontre Maoupa et Air LQD et forme avec eux le projet L.A.A.M.. Les collaborations se font naturellement au sein d’un cercle de potes liés par leur statut d’expats et un même goût des musiques déviantes.
Face à la profusion, il devient nécessaire de rassembler tout le monde sous une étiquette commune. Ce sera un tape label, Vastechoses. On peut d’ailleurs dater l’intégration de chacun ces larrons à la bande au fil des sorties : sur la première compilation, une face est entièrement occupée par Ian Tocor et Sevyce, l’alias de Simon-Yves, alors que dès les suivantes, on voit s’imposer Air LQD ou LostSoundBytes. Des Parisiens comme Renart ou ABSL s’incrustent même dans la toute dernière.
« Il y a une vraie dynamique depuis un an », confirme Ian Tocor. Le son se radicalise, le propos est clair : la musique de ces trublions sera étrange, sombre, radicale et bruyante. Les tracks qu’ils sortent sont de longs jams tortueux qui sentent fort les boîtes à rythme à la limite de la rupture, la cendre qui tombe sur les synthés et les séquenceurs en panique. Une proposition à la mesure d’une ville qui, de son héritage musical à son nouveau décor vert kaki en passant par son gramme de speed au prix d’un kebab, pousse ces jeunes gens à bout ?
Punks de club
Plus que le canal historique et ses immenses raouts qui sont désormais à reléguer au rang de souvenirs, c’est avec l’underground rock qu’échangent ces jeunes Frenchies. Par exemple avec ceux du crew Intra Muros ou en zonant dans des lieux comme le Café Central ou le Chaff, où l’on voit débouler des live punk comme ceux de Pierre et Bastien et où se tenaient les premières fêtes Orpheu. Là-bas, on est plus proche du cliché du bar belge, avec ses bières improbables, ses comptoirs ancestraux et une bonne franquette qui compense largement des sound-systems craignos.
Les frontières musicales sont poreuses au sein d’une jeunesse qui n’a que faire du compromis. « On partage un truc avec ces gens. On fait partie d’une génération qui est capable d’écouter aussi naturellement du punk ultra-dur que de la techno machine bien brute », résume Ian Tocor à propos de ses compères, qui goûtent moins à Ben Klock qu’à un concert cold au Barlok.
Plus apatrides que franchouillards, les membres de l’Épicerie Moderne n’attendent pas qu’on les prenne par la main pour creuser leur sillon. Alors que le gang s’enrichit chaque mois de nouveaux éléments et que ceux-ci semblent arriver à maturité, ne reste qu’une question : la sphère club française pourra-t-elle encore longtemps bloquer ces jeunes radicalisés à la frontière ?