Cet article a initialement été publié en 2019 dans le numéro 223 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Axel Cadieux
On y pénètre en franchissant deux portes battantes, façon western, après le vestiaire et la caisse. Face à soi, une piste de danse avec cabine de DJ ; sur la gauche, un petit salon avec banquettes ; à droite, le bar ; et au fond, au bout du couloir, un véritable club dans le club, les toilettes gérées par le mythique Kouët, le monsieur pipi, généralement vêtu d’un tutu. Durant dix années, de 1997 à 2007, le Pulp a rendu ses lettres de noblesse à la nuit parisienne en électrisant les trottoirs des Grands Boulevards, tout en accompagnant deux combats cousins : l’émergence d’une nouvelle scène électronique française et l’affirmation des droits LGBT, avant qu’une sombre histoire de bail immobilier ne vienne mettre un terme à l’aventure, à l’aube du règne de Nicolas Sarkozy. Une parenthèse de dix années enchantées, articulées autour d’un simple principe impulsé par la fondatrice, Mimi, aujourd’hui gérante du Rosa Bonheur : une boîte de filles, pour les filles, où les garçons sont tolérés. Comment, dans ce contexte, préserver l’ADN du lieu ? S’assurer que le club reste un espace LGBT-friendly, conçu par et pour des lesbiennes ?

« Vous venez faire quoi ? »
« Il n’y avait qu’un seul mot d’ordre », explique Christine, la physio. « Si t’es un garçon, tu viens pour écouter de la musique. Même pas tu regardes, même pas tu touches, sinon tu dégages direct ». La Nîmoise d’origine – accent compris – accueille dans son appartement du centre de Paris qui lui sert aussi de studio d’enregistrement. C’est d’ailleurs par le biais de la musique qu’elle intègre la « famille Pulp », au début des années 2000. « Avec mon groupe de metal, X Syndicate, j’ai enregistré une partie de la bande originale de Baise-Moi, de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi. À la fête de sortie du film, à la Villette, j’ai rencontré Sextoy, Delphine. Puis via Delphine, j’ai rencontré Mimi, qui avait fondé le Pulp deux ans plus tôt. Ça a été un coup de foudre. Quinze jours après, on était ensemble et l’histoire a duré cinq ans. J’étais disquaire à la Fnac à l’époque, mais Mimi m’a proposé de gérer ‘la porte’ du club. Je lui ai dit que je ne savais pas du tout faire ça. Elle m’a répondu : ‘Tu verras, tu apprendras ». Et Christine a appris. Vite. De 2001 à la fermeture définitive en 2007, de minuit à six voire sept heures du matin, quatre soirs par semaine, elle est l’iconique physio du Pulp, celle qui octroie le droit de passage ou refuse l’entrée à ceux qu’elle « ne sent pas ».
Avec l’idée, déjà, de créer une sorte de safe space avant l’heure ? « Honnêtement, on ne savait pas ce qu’était un safe space, mais inconsciemment, on était déjà là-dedans », admet Christine. « Aujourd’hui dans les boîtes, ce sont les videurs qui font les physios. Au Pulp, ce n’était pas ça. On avait fait l’effort de mettre quelqu’un à l’entrée, moi en l’occurrence, dont le boulot était de flairer les gens, d’être capable de savoir qui allait foutre le bordel. C’est aussi une marque de respect pour la clientèle : le fameux safe space, il commence dès l’entrée de la boîte ». Et concrètement, comment on filtre ? Comment on trie ? Comment on « sent » ? Christine, les réflexes toujours affûtés : « Je faisais mille personnes par soir. Donc techniquement, j’avais à peu près trois minutes pour saisir une personne. L’important, ça n’a jamais été les habits ou l’apparence, mais l’âme, ce qui se dégage de toi, de ton corps et de ta bouche. Ta vibe, ton énergie. Je posais juste trois questions : ‘Bonsoir, vous êtes combien ? Vous allez bien ? Vous venez faire quoi ?’ Avec ça, je te scanne et je sais si tu vas bien te mélanger aux autres ». Premiers écartés : les hétéros en chasse. « Les crevards étaient systématiquement alignés », confirme Christine. « Si je teste un garçon en lui annonçant que c’est une soirée lesbienne et qu’il me répond : ‘Ah, mais j’adore les lesbiennes’, en riant, il dégage. Des petites questions et des petites réponses qui font la différence. Avec le temps, j’ai développé un radar tellement aiguisé que ça allait vite. Et globalement, je préférais ne pas faire rentrer, plutôt que de prendre un risque. J’avais la réputation d’être dure, mais c’est juste que je suis contre le fait de mettre un groupe en danger à cause d’une seule personne. Je préfère la sacrifier. Je créais le safe space comme ça, avec parfois mille personnes quand même. C’est ça, être un bon physio ».

Kickback ou Jennifer Cardini
Outre le ciblage des « chasseurs », les autres critères d’admission restent somme toute classiques : ne pas être trop défoncé – « selon le diamètre de ta pupille, je sais exactement la quantité de drogue que tu as prise » – et, surtout, correspondre au profil de la soirée. C’est une autre caractéristique du Pulp : son immuable programme hebdomadaire. Rock le mercredi et électro le jeudi – c’est ainsi que naît « l’autre » French Touch, celle de Ivan Smagghe, Arnaud Rebotini, Jennifer Cardini et Chloé plutôt que des Daft Punk. Des choix pointus et un éclectisme hors norme qui draine selon les nuits une clientèle très diversifiée et peut favoriser une certaine confusion. Christine, qui assume alors les fonctions de programmatrice et de régisseuse technique, crée les soirées concerts Dans mon garage du mercredi soir : « L’idée, c’était d’être comme dans un garage, sans retour, avec deux enceintes, comme en répète, mais avec des gens qui t’écoutent », explique-t-elle. Celle qui fut ambassadrice du mouvement riot grrrl en France dans les années 90 monte un nouveau groupe, les Flaming Pussy. Encagoulées, elles jouent systématiquement en première partie avant de laisser place à la tête d’affiche. Deux mots d’ordre : ouverture et radicalité. Kickback, un groupe de hardcore, vient notamment se produire, accompagnés de leur pote, un certain Gaspar Noé qui les filme dans la salle. Dans ce contexte, la clientèle ne doit pas se tromper de soir. « À l’époque, il y avait une énorme dissension entre le rock et l’électro », rappelle-t-elle, fataliste. « Les gens et les clubs étaient l’un ou l’autre, mais jamais les deux. Donc ceux qui venaient le jeudi ne venaient pas le mercredi, et vice-versa. Moi, j’expliquais très clairement à l’entrée ce qu’il y avait à l’intérieur. Et les gens décidaient parfois d’eux-mêmes de ne pas rentrer. Ça désamorce les conflits en amont, c’est mieux ».
Progressivement, le Pulp devient kaléidoscopique, pluriel, brouille les frontières pour mieux fédérer. Aux multiples identités musicales se superposent les enjeux de genre et d’orientations sexuelles : les mercredis et jeudis sont ouverts à tous, le vendredi résolument queer et le samedi réservé aux filles. Là encore, Christine doit faire preuve de pédagogie et de finesse pour préserver l’harmonie qui règne à l’intérieur de ce club aux règles d’admission changeantes. Au risque de froisser ses habitués ? « Selon certains, on avait vendu notre âme au diable », grince Christine. « Les lesbiennes, notamment, avaient carrément du mal à accepter la présence des mecs… Et les gars qui entraient le vendredi ne comprenaient pas pourquoi ils n’étaient plus les bienvenus le samedi avec leurs copines. On était vachement décriés dans ce milieu. En fait, chaque camp nous critiquait ».
In fine, peu importe le jour de la semaine, une seule règle prévaut : le Pulp est un club de filles où les garçons peuvent venir la plupart du temps, à condition de se soumettre aux règles en vigueur, quitte à ce que Christine les rappelle à l’entrée en cas de doute. Et si ce n’est pas suffisant ? Pas de quartier. Des mains qui traînent, un regard baladeur, un comportement inapproprié : c’est la porte sans préavis. « J’avais deux videurs avec moi. De temps en temps l’un d’entre eux faisait un tour dans le club », se souvient la physio. « Moi-même, quand ça se calmait à l’extérieur, je rentrais et j’analysais. Je n’attendais pas qu’un mec fasse une connerie pour le foutre dehors, on sent ces choses-là. Et de mon point de vue, c’était aussi une forme de sensibilisation. Tu n’es pas chez toi, tu ne touches pas. On te donne de l’amour, on t’accueille, donc tu respectes. On mélangeait, mais on restait hyper vigilants. Les mecs n’étaient pas là pour draguer les nanas, mais pour amener leur vision du monde, leur richesse. Tous les gens qui ont contribué à cet endroit étaient riches d’eux-mêmes : Fany Corral, Axelle le Dauphine, Dana Wyse, Sextoy… C’est cette pluralité qui a rendu le truc mythique. On n’était pas dans un tunnel ».
Au 25 boulevard Poissonnière se dresse désormais une grande librairie à devanture rouge. Le Pulp a vécu et vaincu les préjugés, imposé ses codes, son ouverture et son énergie, avant de céder la place au son reposant des pages qui se tournent. Christine a quitté le navire, avec Mimi, Zouzou et les autres, pour mieux l’amarrer ailleurs, tout en mesurant le poids des années : le Pulp s’est mué en Rosa Bonheur, dont les portes ne ferment plus à sept heures du matin, mais à minuit. « Par contre, on se la colle dès 19 heures », se marre Christine. « On rentre hyper bourrées, mais tôt, et le lendemain on est fraîches. Très pratique ! ». À l’approche de la cinquantaine, la musicienne a troqué sa casquette de physio pour celle de régisseuse générale des Rosa, dont celui du VIIe arrondissement, versant rive gauche et plus policé que celui des Buttes-Chaumont. Récemment, l’établissement a refusé d’accueillir une soirée organisée par un parti de droite : « Faut quand même pas déconner, ces mecs ont défilé contre nous », assène Christine. « En vrai, ils ne savent même pas qui on est ni à qui appartient ce bateau. Je vais faire mettre un drapeau arc-en-ciel en évidence à l’entrée. Ça va tout clarifier ». Christine ne l’a-t-elle pas déjà martelé ? Le safe space, ça commence sur la chaussée.