Le jour où Neil Young s’est pris pour Kraftwerk en sortant un album de folk électro-futuriste

Écrit par Trax Magazine
Le 13.01.2022, à 12h02
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Enregistré à Hawaï et sorti en décembre 1982, sous-estimé et incompris à l’époque, le douzième album studio de Neil Young, Trans, vient de fêter ses 40 ans. À l’époque, le projet est aussi ambitieux que pionnier, rompant avec le style et la renommée que s’était forgée le « Loner » durant les années 1970. Un album étrange de folk synthétique, transpirant l’amour et les questionnements existentiels.

Par Victor Branquart

Début des années 1980. La Guerre est encore froide et le spectre de la bombe atomique plane toujours sur la moitié du monde. Une période charnière, aussi excitante qu’angoissante. Un vieux monde disparaît à mesure qu’un autre prend sa place, plus rapide, plus technologique. L’informatique personnelle se démocratise et le compact disc s’apprête à remplacer l’encombrant vinyle et la fragile cassette audio. Depuis plusieurs années déjà, des instruments électroniques s’immiscent dans les productions musicales. Aux États-Unis comme en Europe, de nombreux artistes ont déjà incorporé de nouveaux sons à leurs compositions. À coups de synthétiseurs et de séquenceurs, la pop, le rock et le disco s’hybrident. En Allemagne et en Angleterre, la synthpop et la new wave déferlent tandis que Kraftwerk révolutionne la musique, utilisant la technologie et la robotique pour célébrer l’aliénation du monde moderne.

De son côté, Neil Young, déjà devenu une figure incontournable du Panthéon du folk rock américain avec After the Gold Rush (1970) et Harvest (1972), sort transformé de la décennie des années 1970. La mort de ses amis Danny Whitten (guitariste de Crazy Horse) et Bruce Berry (roadie pour le groupe et les membres de Crosby, Stills, Nash & Young), mais aussi le handicap de son fils aîné, Zeke, la dépression, le cannabis et l’alcool ont teinté sa musique et les thèmes, sombres, de certains de ses albums, dont Tonight’s the Night (1975). Après son mariage avec la chanteuse Pegi Young, six autres disques et la naissance de son deuxième fils, Ben, souffrant comme l’aîné d’infirmité motrice cérébrale, le Loner décide de s’éloigner de la scène pendant quelque temps et de se consacrer à sa famille.

Brise tropicale

Au tournant des années 1980, une nouvelle ère musicale et personnelle s’ouvre pour Neil Young. Il enregistre deux nouveaux albums, Hawks and Doves, en 1980, puis Re-ac-tor l’année suivante. L’esprit brut, presque punk de ce dernier tranche radicalement avec la folk et les ballades mélancoliques qui ont fait son succès jusqu’alors. En 1982, un certain David Geffen, producteur à succès et fondateur des labels Asylum Records en 1971, puis Geffen Records en 1980, parvient à convaincre Young de quitter sa maison de disque, Reprise Records, qui l’accompagnait depuis son premier album solo, en 1968. Flairant l’inépuisable filon commercial du musicien canadien, toujours prolifique et inspiré, Geffen lui promet une liberté artistique totale. Neil Young saisit sa chance. Quelques mois plus tard, il propose Island in the Sun, un album expérimental teinté de couleurs et d’accents tropicaux, « à propos de la voile, des civilisations anciennes, des îles et de l’eau » racontera Young dans une interview accordée à Mojo Magazine en décembre 1995. Surprise, Geffen refuse et enterre le projet.

Malgré la déconvenue et la tension naissante avec son nouveau label (plus tard, Geffen portera plainte contre Young au motif que l’artiste aurait produit un travail délibérément non commercial et non représentatif), le Loner persiste et décide d’innover bien plus encore avec un nouveau projet. « Neil était à Hawaï à ce moment-là, raconte Ralph Molina, batteur historique de Crazy Horse. Je suppose qu’il pensait que j’étais le meilleur pour ce projet, alors il m’a appelé. Nils Lofgren, Ben Keith, Joe Lala et Bruce Palmer étaient déjà là. » Qu’importe si Geffen lui accorde le strict minimum d’un point de vue financier, pour l’occasion Young ne lésine pas sur la qualité des musiciens qui l’entourent. Il réuni ses vieux potes et fidèles acolytes, des membres de Crazy Horse, The Buffalo Springfield et The Stray Gators. Les compositions et sessions d’enregistrement se passent sans accros. Pressé de partir en tournée, Neil Young s’attarde peu sur le mixage final. Mais la nouveauté réside ailleurs, dans le choix des instruments notamment. Aux basses, batterie et guitares rock classiques, Young ajoute un Synclavier, un piano électrique, une pedal steel guitare et, surtout, il synthétise sa voix à travers un vocodeur.

Trans-music express

Le résultat, baptisé Trans, est étonnant, inattendu. Obstiné, Young a réutilisé une partie des enregistrements de Island in the Island, dont le titre d’ouverture, “Little Thing Called Love”, un morceau plein d’entrain, un brin naïf. Mais, à peine la piste terminée, une boîte à rythme prend le relais. Les synthétiseurs sont lâchés et la voix de Young, méconnaissable, entame un hymne étrange, “Computer Age”, ou la bande-son d’un futur électronique et technologique. Dans “We R In Control”, le Loner chante un monde dominé par les machines, menaçant, comme les accords des guitares et ses paroles, robotisées, presque incompréhensibles. D’une improbable rencontre stylistique naît un puzzle intrigant, où les nappes synthétisées et la voix déformée du Canadien côtoient des riffs de guitare, tantôt rock, tantôt funk et folk, et des mélodies aussi inquiétantes qu’aériennes.

Dans un article publié en février 1983 par Rolling Stone Magazine, le journaliste Parke Puterbaugh raconte qu’à l’époque, l’album Computer World de Kraftwerk avait particulièrement attiré l’attention du Canadien. Musicalement bien sûr, mais aussi par la manière dont les Allemands y célébraient « de manière si glaciale et agile » les promesses et les dangers des technologies informatiques et du monde nouveau qu’elles initiaient. « Trans est voué à un certain mimétisme stylistique », estime le journaliste. « Kraftwerk écrit “Computer World” et “Computer Love”. Young écrit “Computer Age”’et “Computer Cowboy”. » Près de treize plus tard, dans l’interview donnée à Mojo Magazine, Neil Young, habituellement peu bavard, revient sur l’un des éléments fondateurs du projet musical de Trans : le handicap de son deuxième fils, Ben, et la longue thérapie médicale qu’il a suivie pendant près de deux ans. « Mon fils est gravement handicapé, et, à ce moment-là, il essayait simplement de trouver un moyen de parler, de communiquer avec d’autres personnes, explique le musicien. Et c’est pourquoi, sur ce disque, vous savez que je dis quelque chose, mais vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est. C’est exactement le même sentiment que j’avais avec mon fils. » Débordant d’amour et d’humanité, le titre “Transformer Man” est certainement celui qui incarne le mieux la démarche de Neil Young. Il semble y encourager son fils à se libérer et se transformer. « Jetons les chaînes qui te retiennent », « Déverrouillons les secrets », « À travers la galaxie de l’amour », chante-t-il. Puis, à mesure, que les pistes s’enchaînent, le spectre d’un règne technologique s’estompe progressivement.

À la croisée des mondes 

S’il peut interpeller aujourd’hui par sa modernité et sa complexité, sa tendresse et sa naïveté, Trans n’a jamais vraiment trouvé son public lors de sa sortie en décembre 1982. Au peu d’entrain de son label à promouvoir l’album s’ajoute alors l’incompréhension de nombreux fans, à l’écoute du disque ou en live, lorsque Young et sa bande jouent certains titres. « La seule chose à laquelle je pensais, c’était à quel point c’était différent. Avec le vocodeur, quand nous jouions les chansons en direct, les fans ne savaient pas quoi penser », se souvient Ralph Molina. Douzième album studio de Neil Young, il est aussi le premier de sa discographie à se vendre à moins d’un million d’exemplaires (845 000 précisément, selon ChartMasters). À l’époque, Rolling Stone Magazine fait partie des rares médias à soutenir le projet et la démarche du Loner : « Une fois que vous avez dépassé son vernis sonore radical, Trans s’avère être un traité assez fantaisiste sur le thème de la rencontre entre l’homme et la machine. » Mieux, selon l’auteur de l’article, Trans a même « un hit de club avec “We Are In Control”, un appel à l’insurrection informatique qui surpasse les petits choux de Kraft ». Rien que ça !

Quatre ans avant la sortie deTrans, Neil Young composait le titre “Hey Hey, My My”, dans lequel il exprimait ses doutes et un sentiment de déphasage par rapport à son époque et ses musiques. Un hymne envoûté, presque grunge dans sa version électrique. Ses paroles, « It’s better to burn out than fade away » (« Il vaut mieux brûler franchement que de s’éteindre à petit feu »), résonnent avecTrans comme une promesse : celle d’innover, sans cesse, quitte à se planter et exploser en plein vol. Intrigué par l’idée que la technologie puisse permettre à son fils de communiquer, inspiré par d’autres comme Kraftwerk ou le groupe américain de pre-new wave Devo, avec qui il s’était lié quelques années plus tôt, Young a créé un son d’un nouveau genre, synthétique et mâtiné de rock et de folk, sorte d’ovni musical, à son image, infusé de ses questionnements et de la drôle d’époque qu’il raconte. C’est cette même idée que l’on retrouve sur la pochette du disque : deux mondes qui se croisent au bord de la route, qui se reflètent ou s’opposent, séparés l’un de l’autre et pourtant si proches, tandis qu’au loin, emplie d’espoir et de doutes, pointe l’aube d’une ère nouvelle.

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