Cet article a initialement été publié dans le n°193, encore disponible sur le store en ligne.
Par Smaël Bouaici
C’était l’endroit le mieux gardé de la ville. Un coffre-fort protégé par des portes en acier blindé, situé sous le mur de Berlin, ses barbelés, ses miradors et ses 14 000 gardes. Un peu plus d’un an après la chute du mur, en novembre 1989, le lieu est ouvert à tous les vents. Dimitri Hegemann et ses acolytes le découvrent alors qu’ils cherchent un nouveau lieu de rassemblement pour succéder au Fish Büro et à l’UFO, les deux spots qu’ils faisaient bouger à Berlin-Ouest. Dans la confusion qui a suivi la réunification, tout est à prendre dans la capitale. « À cette époque, tu pouvais t’accaparer un endroit et on te donnait un permis d’exploitation pour trois mois, le temps de trouver le vrai propriétaire, se souvient Dimitri Hegemann. On a payé 800 marks et signé pour trois mois, sans trop savoir où ça allait nous mener. »
Il a d’abord fallu faire le ménage dans un lieu que personne n’avait pénétré depuis quarante-cinq ans. « On a nettoyé les deux salles avec des masques de protection. Le plus drôle, c’est que la photo du ménage a circulé et des gens sont venus avec des masques dans le club parce qu’ils pensaient que c’était le dress code. » Une fois la poussière dégagée, il faut encore remettre l’eau et l’électricité en marche, sans compter les travaux d’aménagement. « On a eu un coup de chance. Je connaissais ce mec de Munich qui bossait pour une marque de tabac. Je lui ai montré le lieu avant l’ouverture et il me dit : “Tout est défoncé ici, qu’est-ce que tu veux faire avec ça ?” Je lui ai expliqué qu’on voulait perpétuer l’esprit de l’UFO, passer de la musique électronique. Il a aimé et il nous a donné 20 000 marks sur son budget promo. Cet argent nous a vraiment aidés. On n’a jamais oublié et on a travaillé pendant quatorze ans avec lui. » Grâce à ce trésor tombé du ciel, Dimitri Hegemann et son équipe lancent les travaux et remettent l’électricité en marche. Pour l’eau, ce fut une autre affaire. « Ça faisait un demi-siècle qu’elle n’avait pas coulé. Rien que pour trouver les plans de l’immeuble, c’était un cauchemar. Mais c’est l’Allemagne, c’est carré, on a donc fini par les localiser dans un bâtiment administratif à Berlin-Est, au milieu de nulle part. »
Wasser, Wasser !
Arrive le jour de l’inauguration, le mercredi 13 mars 1991. Le club doit ouvrir à 23 heures. Dans l’après-midi, il n’y a toujours pas d’eau courante au Tresor. « On appelle la société qui gère l’eau mais il n’y avait plus personne dans leurs bureaux. Ils savaient qu’on devait ouvrir ce soir-là mais les employés étaient tous partis à 16 heures pétantes. Alors on a essayé de faire venir l’eau depuis la bouche d’incendie dans la rue. On a fini par trouver la bonne clé et le bon tuyau, mais on ne pouvait pas le connecter à l’intérieur du club. Je n’avais pas d’adaptateur alors j’ai utilisé du gaffer ! Quand on a ouvert le robinet, on a entendu un énorme bruit, et tout le monde hurlait : “Wasser, Wasser !” »
Il est déjà 22 heures. Devant le club, une file de plusieurs centaines de personnes commence à se former et personne pour la gérer. « Dans l’équipe, avec Achim, il y avait Johnny (on l’appelait Johnny, je n’ai jamais su son vrai nom), un youngster qui venait de Berlin-Est. Il avait amené ses potes, un mix de hooligans et de fans de rock. Parmi eux, il y avait un gars appelé Mario. Il était obnubilé par les chaussures, un vrai fétichiste, il pouvait te dire par qui tes chaussures avaient été fabriquées, leur prix… En voyant la foule devant le club, Mario a dit : “Je m’en occupe, c’est moi le doorman.” Et il est resté quinze ans à ce poste. »
« C’était le départ d’une aventure qui allait révolutionner l’image de Berlin et façonner celle d’aujourd’hui »
Coup de fil raté à Carl Craig
Les gens entrent dans la première salle, où la sono crache de l’acid jazz, et se pressent au bar, où les serveurs sont à l’arrache. « On n’avait aucun contrôle, tout le monde entrait gratuitement, il n’y avait aucun concept économique. Beaucoup sont restés en haut, c’était cool, un bunker, une musique chill, ça leur suffisait. Ils n’avaient pas compris qu’il y avait une salle en dessous ! À cette époque, personne ne connaissait encore la techno. » En bas, le producteur de Detroit Damon Booker, cofondateur du label Retroactive Records avec Carl Craig, est aux platines. Dimitri Hegemann l’a booké quasiment par accident, via les copains du magasin de disques Hardwax. « On a appelé un numéro à Detroit, en pensant avoir Carl Craig, mais c’est un autre mec qui a répondu : “Allo, ça va ? Tu peux jouer à Berlin ? Oui, pourquoi pas.” Et voilà. On voulait un DJ de Detroit et c’est Damon qui a répondu, alors il est venu. Si Carl avait décroché, peut-être qu’il aurait joué pour l’ouverture du Tresor ! »
Le lendemain, jeudi midi, la fête s’arrête enfin. « Les gens étaient tellement fatigués, tout le monde avait bossé 24 heures sans dormir. On a nettoyé la salle et le vendredi soir, c’était reparti ! », se remémore Dimitri Hegemann, nostalgique « C’était une période folle, nous étions plein d’innocence, de passion, de joie. Nous étions gonflés d’une énergie qui coulait dans toute la ville. Tous les Allemands de l’Est venaient visiter le reste de Berlin, ceux de l’Ouest faisaient le chemin inverse. Tout le monde se mélangeait, ces deux trois années étaient vraiment magiques. Personne ne prenait ça au sérieux mais c’était le départ d’une aventure qui allait révolutionner l’image de Berlin et façonner celle d’aujourd’hui : la liberté dans les clubs, le fait qu’il n’y ait pas de couvre-feu, la musique techno, le mélange des milieux sociaux… Tout ça a démarré au Tresor. »