Le jour où Brian Eno a composé la musique de lancement de Windows 95

Écrit par Trax Magazine
Le 01.09.2022, à 09h26
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On connaît Brian Eno pour ses longues compositions éthérées ou ses collaborations avec U2, les Talking Heads et David Bowie. Pourtant, son morceau le plus écouté, la musique de démarrage de Windows 95, lui est rarement attribué.

Par Paul Lepvrier

Boong-bliiiing-tink-tink-tink. Des dizaines de millions de personnes ont entendu la musique de démarrage de Windows 95. En revanche, la plupart ignorent qu’elle a été écrite par Brian Eno. Si ce petit arpège éthéré, carillonnant et aérien de 7 secondes est joliment composé, on pourrait penser qu’il n’est rien de plus qu’un ornement inutile. En réalité, ce morceau interroge le rapport fondamental des humains à la musique, de la grotte de Lascaux jusqu’à l’ère numérique.

Le 24 août 1995, la sortie du système d’exploitation est accompagnée d’une campagne publicitaire sans précédent. La tour CN de Toronto se voit drapée d’une banderole Windows 95 et les couleurs de Microsoft illuminent l’Empire State Building. Avant ce lancement en fanfare, la direction s’est longuement interrogée : comment donner à son nouveau logiciel une identité ? Pour y parvenir, elle va contacter en 1994 l’Anglais Brian Eno.

D’abord claviériste du groupe de glam rock Roxy Music, il collabore à la fin des années 1970 avec David Bowie sur les trois albums de sa trilogie berlinoise. Au cours de la décennie suivante, il produit deux albums immensément populaires des Talking Heads et de U2. Surtout, en 1979, son Music for Airports contribue à fonder un genre musical central dans l’histoire de la musique électronique : l’ambient. Le nom de Brian Eno évoque alors tout à la fois les guitares et les synthétiseurs, le succès populaire et l’avant-garde. À l’orée du nouveau millénaire, toutefois, ces éclatants succès sont derrière lui. Le musicien fait face à un trou d’air créatif, et Microsoft va tomber à pic.

Un minuscule bijou

« J’ai vraiment adoré que quelqu’un débarque pour me dire ‘Tiens, voilà un problème spécifique, résous-le’ », racontait-il au San Francisco Chronicle en 1996. L’entreprise de Bill Gates lui fait parvenir une liste de 150 adjectifs. Entre autres, la musique de démarrage doit être « inspirante, sexy, provocatrice, nostalgique, sentimentale, universelle, futuriste et optimiste ». À la fin du document figure une mention en petits caractères : « Le morceau ne doit pas durer plus de 3,25 secondes. » Le pape de l’ambient prendra finalement quelques libertés en le laissant traîner 7 secondes.

Vu la consigne, faire appel à un musicien connu pour composer des pièces de vingt minutes ressemble à un contre-emploi. Pourtant, Brian Eno se prend au jeu et produit 84 sons, dont celui qui sera choisi. « J’ai trouvé ça très drôle d’essayer de faire un tout petit bout de musique. C’était comme créer un minuscule bijou », expliquait-il en 1996. Quand il recommence à écrire des compositions plus longues, il raconte avoir l’impression de se perdre dans des « océans de temps ».

J’ai trouvé ça très drôle d’essayer de faire un tout petit bout de musique.

Brian Eno

En 2016, la musique de démarrage est ralentie 4 000 fois et mise en ligne sur YouTube. Le plus étrange est qu’à cette vitesse, elle ressemble à une des œuvres habituelles du maître britannique. Les nappes de synthétiseur se succèdent l’une après l’autre et le morceau change sans que l’on s’en rende compte. Ethéré et planant, en ralentissant il devient à son tour un « océan de temps », comme le remarque un commentaire, et un modèle d’ambient.

D’un point de vue utilitariste, on pourrait considérer cette musique de démarrage comme une fioriture superflue. En réalité, la direction de Microsoft a conscience que le son va contribuer à « façonner l’expérience de l’utilisateur sur Windows 95 », écrivait en 2010 Thomas Rickert, chercheur à l’université Purdue et spécialiste en études culturelles. « La musique de démarrage de Windows 95 faisait partie d’un ensemble de sons et d’images conçus pour permettre l’émergence d’une meilleure relation avec le logiciel », explique-t-il.

Des hommes préhistoriques à la Silicon Valley

La mise en rapport de l’environnement virtuel ou réel et de la musique n’a rien de nouveau. Comme le rappelle le chercheur Thomas Rickert, l’archéoacoustique, qui s’intéresse aux relations entre les sons et les humains du passé, a découvert que, dans la grotte de Lascaux, les taureaux, les bisons et les cerfs étaient peints dans les salles où l’écho était le plus fort. L’acoustique naturelle y générait des « sons percussifs similaires à ceux des sabots d’un troupeau en furie ».

Dans le cas des ordinateurs, cette relation est tout aussi importante. « Si les développeurs continuent à rêver d’une technologie qui ferait son boulot sans se faire remarquer, le public préfère en réalité que la technologie ait une ‘personnalité’ », écrivait Brian Eno lui-même dans Wired en 1999. Une volonté bien comprise par le pionnier de l’ambient au moment de composer la musique de démarrage de Windows 95, comme en témoigne son souvenir précis de la liste d’adjectifs donnée par Microsoft.

Ce petit morceau contient en lui les germes d’une réflexion fondamentale sur la musique : le son peut-il générer des sentiments universels ? La plupart des gens savent distinguer un morceau triste d’une chanson joyeuse, mais est-il possible qu’un morceau de 7 secondes soit perçu comme inspirant, sexy et provocateur par les dizaines de millions de personnes qui sont destinés à l’écouter ? En réalité, d’après Thomas Rickert, la signification d’une musique a beaucoup à voir avec son contexte culturel. La preuve : chaque Windows a depuis eu sa propre musique de démarrage. Ironie de l’histoire, Brian Eno avait composé la sienne sur Mac : « Je n’ai jamais utilisé un PC de ma vie », confiait-il à la BBC en 2009.

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