Cet article est initialement paru en juin 2019 dans le numéro 222 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Elsa Ferreira
Steam Down a eu beau déménager dans un endroit tenu secret, planqué dans l’ancien quartier portuaire de Deptford, dans le South London, la salle est toujours pleine à craquer. Cela peut se comprendre. Une soirée jazz où l’on danse, on chante et on transpire, ça ne court pas les rues. Même par ces temps de renouveau créatif du genre. Chaque mercredi, les orchestrateurs – et orchestre – de ces jam-sessions retrouvent leur public. L’ambiance est accueillante et sans manière. Les tarifs sont libres et les affamés s’enjaillent de généreuses portions de plats béninois sur de confortables canapés. La seconde partie de la salle fait place aux danseurs. Pour les nouveaux venus, une trentaine sur les 150 personnes présentes, une simple règle à retenir : pour parler, c’est dehors.
Pour le monde extérieur, le jazz à Londres est devenu cool. Pour nous, c’est juste une continuation.
Justin McKenzie, fondateur de Jazz re:freshed
Dans cette salle blottie sous les arcades du chemin de fer, point de scène. Artistes et public partagent le même sol, la même énergie. Au premier rang, les habitués prêtent quelques pas au reste de la salle, qui suit sans se faire prier. Ahnansé, maître de cérémonie multi-instrumentiste, annonce les musiciens présents pour la jam-session comme on lancerait un battle de hip-hop. Tout le monde danse, en silence mais en joie, guidé par les envolées du groupe. « C’est une expérience partagée, un dialogue musical, mais pas seulement avec la musique : avec les corps, les expressions, les ressentis », décrit le membre fondateur du Steam Down Orchestra, lequel adopte chaque semaine une nouvelle formation. « C’est spontané, nous sommes toujours en train de créer et d’improviser en nous inspirant de l’émotion de la salle. » Les fondamentaux jazz sont là. Ahnansé au sax, Theon Cross au tuba, Dominic Canning au clavier, tous manient leurs instruments avec l’érudition du genre. Ajoutez l’excellent Nadeem Din-Gabisi, poète aux chants dub et habités et les lignes de basse incandescentes de Wonky Logic au keytar pour un son imprégné des origines caribéennes et de l’influence soundsystem du Sud de Londres. Imaginez débarquer dans un concert de jazz pour entendre une reprise du tube ”Ye” de Burna Boy, chantée à tue-tête par une salle extatique, « pull up » compris, ou de “The Message”, de Grandmaster Flash. « Don’t push me, cause I’m close to the edge, I’m trying not to lose my head. » Un sacré lifting.
Une musique de vieux blancs pantouflards
Si la capitale anglaise a forgé sa réputation grâce au rock puis aux musiques électroniques, la ville a cependant su accueillir les artistes jazz, locaux ou venus d’outre-Atlantique. Aujourd’hui encore, certaines des meilleures salles de concert sont des boîtes de jazz, comme le Jazz Café, à Camden, dont la programmation fait la part belle au hip-hop et aux musiques électroniques, ou Ronnie Scott, ouvert depuis 1959. À The Haggerston, discret repaire des cool cats du quartier de Dalston, The Alan Weekes Quartet donne des sessions jazz tous les dimanches depuis vingt-cinq ans. Un record de longévité.
Pourtant, au fil de l’institutionnalisation du genre, le jazz est devenu une étiquette parfois lourde à porter pour les jeunes musiciens. Vu comme trop poussiéreux ou trop intellectuel, le genre s’est trop souvent coupé du contexte qui l’a vu naître au début du XXe siècle : celui de la fête, de la danse et surtout de la jeunesse. Au point d’être devenue une musique pantouflarde, jouée devant un public assis, pour la plupart blanc et âgé. Il y a quelques mois, le saxophoniste américain Kamasi Washington déplorait ainsi « le rituel social ennuyeux lié au jazz en costard » tout en maudissant les clubs de jazz classiques où le public assis « sirote du bon vin en mangeant du saumon. » Pour les mêmes raisons, le pianiste anglais Kamaal Williams – considéré par beaucoup comme l’un des porte-parole de ce renouveau made in UK – ose à peine parler de jazz pour décrire son travail : « J’ai du mal à considérer ce que je fais comme du jazz. J’associe trop ce terme à quelque chose de pas forcément très cool, à un genre musical pour des nerds en sueur toujours en train de fixer le manche du guitariste pendant les concerts. »
Le vent tourne, en particulier à Londres où le melting-pot se fait autant dans les rues de la ville que dans sa culture. Une nouvelle génération de jazzmen anglais touche le grand public grâce à une musique plus physique et dansante aux influences revendiquées de la culture club et sound-system. « J’ai grandi avec la drum’n’bass, les raves et la culture club. Tout ce que je voulais, c’était être DJ », explique le flûtiste et saxophoniste autodidacte Edward Cawthorne, plus connu sous le nom de Tenderlonious, qui a commencé sa carrière au début des années 2000 comme beatmaker grime avant de se tourner vers le jazz avec ses formations Ruby Rushton et 22archestra.
Explosion de popularité
A voir les salles qui ne désemplissent pas, il semblerait bien que ce jazz à bras-le-corps ait déjà bon nombre d’aficionados. « Il y a une explosion de popularité chez les très jeunes, les 18-19 ans sont plus nombreux que le public plus âgé. C’est un grand changement », relate Justin McKenzie, fondateur de Jazz re:freshed, qui organise à Londres des soirées hebdomadaires depuis seize ans. Il explique en partie ce succès par les nouvelles interactions entre artistes et publics rendues possibles par les réseaux sociaux, ainsi que par les prix bas pratiqués par les organisateurs pour attirer un public étranger au genre. « Pour nous, c’est juste une continuation, mais pour le monde extérieur, le jazz à Londres est devenu cool. » Le nombre de bons disques qui sortent dans le domaine y est aussi pour quelque chose. Le duo pionnier Yussef Kamaal a ouvert la voie en 2016 avec l’excellent Black Focus sorti sur le label de Gilles Peterson, Brownswood Recordings. Cette année, c’est le groupe Ezra Collective, fondé en 2012, qui vient de sortir le remarqué You Can’t Steal My Love, tandis que Kokoroko vient d’exploser les compteurs YouTube en accumulant 27 millions de vues sur “Abusey Junction”, un titre à l’harmonie mélancolique sorti sur la compilation devenue festival, We Out Here.
Une reconnaissance populaire pour une scène solidement – mais discrètement – installée dans l’underground. McKenzie et Adam Moses, les cofondateurs de Jazz re:freshed, se sont rencontrés au sein du label hip-hop Uprock. Au Mau Mau Bar, un bar modeste de Notting Hill, les organisateurs lancent leur soirée afin de mixer leurs disques. L’époque est alors au broken beat, cette musique londonienne électronique empreinte de jazz. « Pour certains, c’était de la techno, pour d’autres, c’était de la house, du jazz ou de la funk. Parfois, les musiciens ne jouaient même pas d’instrument, ils séquençaient ou programmaient », précise McKenzie. Les beats sont complexes et les producteurs, fortement inspirés par la fusion de Herbie Hancock ou Miles Davis, jonglent entre les genres. Sous l’influence des pionniers, dont Kaidi Tatham, membre du fameux collectif broken beat Bugz in the Attic, l’hybridation est consommée. Dans le troquet de l’Ouest londonien, McKenzie et Moses invitent bientôt des musiciens à venir dépoussiérer leur jeu avec des live plus expérimentaux. Le public, noir et issu de la communauté créative, afflue pour voir cette musique fraîche et avant-gardiste et des collaborations inédites – quitte à faire exploser la jauge. « On se sentait dans une scène niche et underground. Nous jouions du jazz mais nous n’essayions pas de l’imiter. »

« J’arrête le jazz »
Une philosophie que la jeune génération a reprise à son compte. L’un des meilleurs exemples est celui du pianiste Kamaal Williams. Moitié de Yussef Kamaal, il produit et mixe aussi sous le nom d’Henry Wu une musique house instrumentale aux inspirations broken beat, soul et UK garage. Ce pont entre jazz et musique électronique peut être emprunté à de nombreux endroits de Londres. Lors des soirées Rhythm Section de Bradley Zero, notamment, les live de Boiler Room ou sur les ondes de la webradio locale NTS, dont les résidents se nomment Floating Points ou Brainfeeder, le label de Flying Lotus sur lequel est signé Kamasi Washington.
Portée par son succès, la scène anglaise s’exporte très bien en France – même si l’extravagance des fêtards londoniens se fait plus discrète à Paris. « À Londres, c’est plus libre et plus léger. Ça se ressent dans la musique, ça danse, c’est la folie. On ne trouve pas ça chez les jeunes de la scène jazz à Paris », affirme Florent Servia, programmateur adjoint de la Petite Halle, qui a programmé entre autres Maisha, Kokoroko et Theon Cross. « Ils sont davantage paralysés par la tradition, comme s’il y avait des obligations à remplir. » Mais au fur et à mesure que le jazz anglais se déploie à l’international, certains de ses protagonistes commencent déjà à s’en détourner. Au téléphone, Tenderlonious nous annonce : « J’arrête le jazz. Pour moi, c’est une musique qui vient de la rue et c’est devenu une marque. La scène est docile, même leurs fêtes sont trop prévisibles. » Le producteur vient de finir Hard Rain, un album house lo-fi aux fortes influences jazz et broken beat, et n’y consent pas la moindre note de saxophone. « C’est trop attendu. A la limite, je jouerais peut-être de la flûte. » Finalement, l’avenir du jazz anglais est peut-être là : se foutre de la doxa et tracer sa propre route. Qui l’aime le suive.
