“Le grime pourrait être une source d’inspiration et d’énergie pour de nombreuses années”

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Athena Anastasiou
Le 24.09.2019, à 18h30
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©Athena Anastasiou
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En 2015, le journaliste et DJ anglais Joe Muggs (qui écrit pour The Guardian et Fact Mag) dressait pour Trax un état des lieux du grime, ce hip-hop électronique typiquement anglais, devenu mature mais toujours fragile.

Cet article a été initialement publié en 2015 dans le n° 187 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Par Joe Muggs

Quand, il y a trois ans (en 2012, ndlr), j’ai conçu Grime 2.0, un album d’instrumentaux pour Big Dada/Ninja Tune, la scène grime baignait dans l’optimisme, toutefois teinté d’une certaine prudence. Le grime, en dix ans d’existence, a évolué bien au-delà de sa base londonienne, en partant d’un son très expérimental pour arriver à des tendances brutes et directes. Le label Butterz a permis de montrer que, pour la première fois depuis des années, il était possible d’organiser de grosses soirées grime dans des clubs sans se faire fermer par la police. Logan Sama, probablement le plus gros DJ grime en Angleterre, en revanche, restait sceptique. « On a déjà vu le grime devenir hype, et on l’a déjà vu être oublié. Les DJ’s tendances passent quelques tracks et les gens dansent dessus, certains producteurs puisent dans le son “grimy”. Mais est-ce que cela va forcément engendrer un soutien durable aux artistes qui créent ces sons et aux vrais DJ’s de grime ? J’ai un doute. »

Ça peut se comprendre. Quand le grime bouillonnait un peu partout, il avait déjà été éclipsé par le succès commercial de son cousin le dubstep, et son cœur de cible, majoritairement des jeunes Afro-Caribéens, est parti vers le rap/trap et la house funky. Même les représentants originels du grime, des stars comme Dizzee RascalWileySkeptaChipmunk et Tinchy Stryder donnaient l’impression de se détacher peu à peu de ce son qui les avait portés jusque-là, pour scorer un hit pop ou chercher un son plus “mature”. On comprend aisément la réaction de Logan, qui a du mal à s’enthousiasmer pour un énième retour du grime. Cela fait bien longtemps que ce n’est plus LE son de Londres, celui qu’on entendait sortir de toutes les voitures, comme c’était le cas dans la première moitié des années 2000.

Des hits pour asseoir sa légitimité

Toutefois, on peut aujourd’hui se permettre de penser que ces doutes étaient infondés. Des artistes de la première génération comme Skepta ont réalisé des hits majeurs, avec “That’s Not Me” qui contient la quintessence du grime, “German Whip” de Meridian Dan et “96 Fuckries” de JME ou de jeunes et brillants MC’s comme StormzyLittle SimzNovelist, Jammz et Bonkaz, qui ont tous réussi la transition. Stormzy, en particulier, incarne le succès du grime originel, parvenant à se hisser dans le top 20 sans l’aide d’un label ou de quelconques outils marketing, juste avec le bouche-à-oreille autour de son freestyle sur YouTube “WickedSkengMan”.

Les artistes du grime fréquentent désormais les scènes des festivals, en Grande-Bretagne et dans le monde entier. Leurs apparitions régulières leur permettent d’attirer de nouveaux fans de tous horizons grâce à leur talent sur scène. Certains monstres du rap comme Kanye West et Drake ont même tenté de jouer les mécènes du mouvement avec des featurings ou en offrant des premières parties. Des personnalités du grime comme Lethal Bizzle et Big Narstie font aujourd’hui partie intégrante du paysage pop. À Londres, la soirée Boxed s’est transformée en un laboratoire qui met tout en œuvre pour que le grime soit reconnu comme une musique de club à part entière. Des labels comme Glacial SoundLocal ActionCoyote et Gobstopper parviennent quant à eux à rester fidèles au grime tout en s’inspirant du rap, du footwork, du Jersey club et proposent, partout dans le monde, une musique électronique de grande qualité. 

Au milieu de toute cette effervescence, Butterz et Logan Sama continuent leurs tournées mondiales, organisent d’énormes soirées, éduquent les jeunes générations pour leur donner les clés de ce business et un sens de l’organisation. Logan, en particulier, est en train de concocter un des albums de grime les plus purs de l’histoire, reproduisant comme aucun autre l’énergie live de ce son. Son mix Fabric Live inclut des beats inédits de 24 producteurs et l’intervention de 66 MC’s. Le grime n’est plus juste « le son du moment », un concept voué, par essence, à être surpassé. Il a évolué et a su s’imposer dans les zones essentielles que sont les live et l’écosystème toujours plus compétitif des clubs. Le grime a réussi à exister, à dépasser l’effet de mode, et est devenu une industrie, certes petite, mais légitime dans le paysage de la musique.

Une musique locale, étrange et agressive

Mais alors, où se trouve l’âme du grime ? Et comment doit-il encore évoluer ? La réponse à la seconde question fournira celle de la première. En 2016, toute la difficulté résidera, pour le grime, à assumer sa nature fondamentalement désagréable tout en consolidant les bases de son succès. Tout au long de son histoire, le grime – son style, le son, les voix, les paroles – n’a donné lieu qu’à des désaccords et des conflits. Le grime a toujours été local, étrange, agressif. Même aujourd’hui, alors qu’il est sorti des frontières londoniennes et de son carcan historique, quand on observe le comportement de ses principaux acteurs sur Twitter, on a l’impression d’assister à des querelles d’adolescentes qui se battent pour savoir qui s’assoira près de qui et laquelle aura le plus d’amis. C’est très britannique de montrer son amour en étant aussi malpoli que possible avec ses proches et le grime est peut-être le distillat le plus pur de cette habitude. Ici, il n’est pas question, comme dans le hip-hop, de marquer un maximum de points pour montrer sa suprématie. Pas du tout : il s’agit d’insulter ses proches juste pour le principe. Le grime, c’est du chambrage militarisé.

Alors, quel est l’avenir du grime ? Peut-être vaut-il mieux qu’il n’atteigne pas les sommets du succès. Il est déjà passé par cette étape, notamment avec Dizzee Rascal, une des plus grandes stars que la Grande-Bretagne a engendré ces dernières années, ou grâce à Wiley, Tinchy et Tinie Tempah, qui ont classé des titres numéros 1 dans les années 2000. Et à cause de ça, il a failli perdre son ADN, en passant aussi près de la destruction totale que le dubstep, tué par son succès planétaire. Lors de la deuxième vague de succès, toute une génération, composée de KozzieMaxstaLady Leshurr ou Scrufizzer, a failli rester sur le bord de la route. 

Maintenant que le grime a mûri et acquis une sagesse qui lui évite de se focaliser sur les charts, il a l’air d’être plus solide. Quelque part, au milieu de ces insultes et gémissement, se dégagent une sorte d’intérêt commun et une certaine confiance en soi qui incitent à un réel optimisme. Pour autant, il faut garder à l’esprit la mise en garde de Logan en 2013. Le grime doit trouver sa place, aux confins du mainstream et des cycles de la mode chez les jeunes. Il doit sans cesse se remettre en question, à la fois dans l’opposition et la célébration. C’est exactement là où le grime se trouve aujourd’hui, dans une position précaire n’offrant aucune garantie pour l’avenir, mais qui, paradoxalement, suggère qu’il pourrait constituer une source d’inspiration et d’énergie à la fois drôle et rageuse pour de nombreuses années.

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