Le duo Triplego franchit un pallier avec son nouvel album Gibraltar

Écrit par Jacques Simonian
Photo de couverture : ©TWAREG
Le 03.04.2023, à 10h51
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Écrit par Jacques Simonian
Photo de couverture : ©TWAREG
En plus de 10 ans d’activité et autant de disques, le duo Triplego formé par le rappeur Sanguee et le compositeur MoMo Spazz a su imposer sa patte. Reconnaissable en un claquement de kick, leur style unique est un puzzle de leurs influences, issues du hip-hop, des musiques orientales ou électroniques. Cette virtuosité en constante amélioration s’exprime au max sur GIBRALTAR, dernier album en date qui prouve que depuis leurs débuts, les deux compères n’ont pas franchi qu’un cap, mais plutôt un détroit.

Pour cerner la musique de Triplego, nous devons l’élever à un rang supérieur, celui du sacré. Alors que l’Islam s’appuie sur cinq piliers pour guider ses fidèles dans l’exercice de leur foi, les Montreuillois, eux, construisent leur art selon trois branches principales auxquelles leurs « potogos », c’est-à-dire leurs fans, peuvent se raccrocher. D’abord, l’originalité, soit ce caractère sur lequel Sanguee et MoMo ont misé pour lancer leur duo. Ensuite, la curiosité. Présente à l’origine, mais développée avec la pratique, elle a poussé la paire à sans cesse s’ouvrir au monde et à ses sons, du Maghreb aux Amériques, du rap à l’électronique. Enfin, la surprise, un état essentiel que l’un et l’autre doivent impérativement se faire ressentir lorsqu’ils créent. Véritable phare dans la nuit noire, l’application rigoureuse de ces trois fondamentaux leur a permis d’évoluer et de ne jamais se répéter, malgré leurs dix ans de carrière et une discographie longue comme le bras. « Ne pas tourner en rond, c’est primordial pour nous », commence MoMo Spazz, le jour où nous les rencontrons à Montreuil.

Destin partagé

Avant d’être un groupe, Triplego est la somme de deux entités. Quand ils se rencontrent au collège, Sanguee commence doucement à gratter ses premiers textes. Inspirés par les grands de son quartier, c’est grâce à leurs conseils et leur compagnie qu’il se fait les dents. Pour sa part, MoMo, autodidacte, se dirige instinctivement vers les machines et la production. Complémentaires dès le départ, ils ne vont pas pour autant s’associer tout de suite. « On a d’abord énormément parlé ensemble, comme des passionnés ; se lance Sanguee. MoMo m’a fait découvrir ce qu’il écoutait : les délires french touch, Daft Punk, Fred Falke… Puis, à force de discuter, on s’est dit : “pourquoi ne pas essayer les mélanges, comme celui entre rap et électronique ?” Après beaucoup de blah-blah et de rêves, ça s’est concrétisé par des séances studio. » Forcément, un tel goût du crossover dans ces années 10 naissantes renvoie à feu DJ Mehdi. S’ils ne le revendiquent pas comme une influence majeure, ils reconnaissent tous deux son « héritage ».

Conscient de sa posture originale, le groupe va naturellement en jouer dès ses débuts. En 2013, avec la sortie de son premier morceau officiel, « Monnaie x2 », Triplego creuse son propre sillon en parallèle à cette fraîche tendance trap, déjà très à la mode. Rapidement – afin « d’extérioriser et de matérialiser toutes les inspirations du moment » comme dit MoMo – la paire s’essaye au format mixtape. Avec Overdose (2013), ils se fixent même une ligne de conduite : « On a créé la musique qu’on voulait écouter, dans une époque où l’on kiffait tout ce qui faisait voyager et rêver », résume Sanguee. Bien qu’il soit difficilement trouvable sur la toile, ce projet est en réalité bien plus qu’une carte de visite. Il porte en lui l’ADN du groupe. De ses élans synthétiques où la musique respire (« Minuit à Montreuil ») jusqu’aux matraquages sémantiques des prods (« Comme un Démon »), le fond est là. Mais la forme va changer.

Faire tomber les frontières

Afin de coller à ses envies d’ailleurs, Triplego va ouvrir ses esthétiques, puis ses horizons. Ces évolutions vont s‘opérer en plusieurs temps, symbolisées chacune par des disques. Eau Calme (2014) représente la première étape. Ici, MoMo et Sanguee se rapprochent d’une musique « organique », qui par manque de connexion avec de « vrais musiciens » va se faire via la maîtrise du sampling. Cette technique acquise, ils vont ensuite changer de cap avec le diptyque Putana (2014)/ Eau Max (2016). Là, la paire va épouser sa part d’ombre et ajouter ce côté ténébreux à leurs morceaux. En ressortent des titres froids à vous glacer le sang, renforcé par un usage forcené d’Auto-tune. Avec 2020 (2017), cette mixtape construite comme un album, l’esprit de Triplego quitte Montreuil pour se rapprocher d’influences issues de différents pays du globe. Sanguee : « À ce moment, on vivait une période compliquée. Ce projet a fait office de thérapie. Artistiquement, on a découvert ce côté oriental et cette façon inédite de poser. Sans trop d’émotions, en allant tout droit, en mode clair/obscur. » MoMo : « 2020 a donné un grand coup de pied dans l’élan du groupe. Ça nous a révélés. »

En extériorisant une peine sur ce disque, la paire touche à un sentiment que « tout le monde a connu ou connaît ». Grâce à cette musique sincère, un large auditoire de gens qui n’ont « rien à voir entre eux » va se reconnaître en Triplego. Gonflés par la force du nombre, Sanguee et MoMo s’attaquent à la suite. Elle va s’écrire sur un tout nouveau label, le leur. Avec la création de TWAREG, les amis s’affranchissent de leurs anciens producteurs avec qui cela ne collait plus. Dans la foulée de cette séparation, pour garder le contrôle de qui ils sont, ils n’oublient pas de racheter leur catalogue : « C’est important d’être propriétaires de ce que l’on crée. Ça évite pas mal de problèmes, comme de se faire instrumentaliser. Une chose mainte fois tentée avec notre musique », avoue Sanguee.

Suivre ses goûts

Libéré d’une sorte de poids, Triplego va poursuivre sa quête de perfection avec MACHAKIL (2019). Dans cet album symbolique, le narrateur Sanguee se veut plus précis et tranchant. Sa palette se diversifie et sa voix devient robotique et froide lorsque MoMo la couvre d’effets, ou bien plus chaude, quand son compagnon ôte tous types de traitements. S’ils semblent au maximum de leurs capacités, les deux partenaires vont démontrer l’inverse avec Yeux rouges (2019) qui explose le plafond de verre. Dorénavant sans complexe, leurs compositions vont s’aventurer plus en profondeur dans les genres qu’ils affectionnent. Notamment celui de la musique électronique de leurs débuts, bien qu’elle ne représente pas leur « seule inspiration », tempèrent les garçons.

« L’électro, c’est beaucoup de raffinement ; reprend MoMo. Tu dois avoir un certain respect, un peu comme à l’ancienne où tu ne faisais pas du boom-bap n’importe comment. Nous, avec le knowledge que l’on a et la musique qui nous a éduqués, on ne peut pas négliger ça. Tu dois utiliser des textures spéciales et les outils appropriés, comme les bonnes 909, 808 ou 707… » Les projets suivants amplifient cette démarche d’esthète. Qu’il s’agisse de références directes à Chicago avec l’explicite « Ghetto House » en 2020, des fracassantes 808 sur « Rodinho » en 2021, de ces nappes de synthé lascives sur des titres plus lents comme « 2Step » en 2022, le duo aime ce genre pluriel. Logiquement, ils lui rendent encore hommage dans leur dernier GIBRALTAR, notamment à travers le tube « Bombarder », où Sanguee reprend la boucle mélodique du classique house« Gypsy Woman » de Crystal Waters. « Cette musique, c’est de l’horlogerie suisse. Elle est très minutieuse et chaque détail compte », sourit le rappeur.

(E)Au max

Puisqu’il parle de montres, difficile de ne pas remarquer l’inhabituel temps de préparation que Triplego a pris pour cet album sorti en mars passé. « C’est vrai, pour une fois, on a ressenti ce besoin, tout comme celui d’embrasser une DA plus précise. On a voulu représenter tout ce que Triple à fait depuis Overdose», conclut MoMo. Ce disque encapsule tout le savoir-faire du groupe, certes. Il montre surtout le long chemin qu’ils ont parcouru pour arriver à ce niveau d’excellence. Bien qu’elles soient différentes, chaque piste fait écho à l’un des cent visages de Triplego. Alors que « GIBRALTAR »invoque le démon de la première mixtape ou que « PASSIONS »de par sa construction rappelle « Pushka », « CRUELLE » renvoie lui aux meilleurs voyages de 2020.

Mais atteindre une telle maîtrise n’est pas une fin en soi pour ces insatiables créateurs. C’est ce que Sanguee explique : « GIBRALTAR est une manière de boucler la boucle. Ce qui va arriver après, ça sera encore autre chose, une nouvelle mutation. » Si vous pensiez donc qu’après tout ce temps la messe était dite, vous nous permettrez d’en douter.

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