Le documentaire Paris is Burning est-il le film définitif sur le voguing et la ballroom scene ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©DR
Le 26.07.2021, à 10h28
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Le flamboyant  Paris Is Burning  (1990) de Jennie Livingstone s’est imposé comme le documentaire de référence sur la scène ballroom, subculture créée à New York par les communautés LGBTQI+ afros et latino-américaines, et sur le voguing, la danse qui en est issue. Trente ans après sa sortie, on a demandé à la génération embrasant les balls aujourd’hui à Paris ce que le film lui a transmis de sa propre histoire. Si celle-ci revendique souvent la force d’affirmation queer des figures pionnières du film, elle critique aussi parfois l’approche de Livingstone à l’aune des débats et des luttes contre l’appropriation culturelle.  

Par Quentin Grosset

« Get off the floor. Get off the floor. Learn it and learn it well. » Dès les premières minutes de  Paris Is Burning, quand la charismatique queen Pepper LaBeija (1948-2003) passe les portes de l’Imperial Lodge of Elks, là où le ball bat son plein en 1987 à Harlem, il est déjà question d’une leçon. Au micro, le commentateur invite la foule à en prendre de la graine devant autant d’attitude  fierce, d’autorité naturelle. C’est que, sous son imposante parure dorée et ses fines lunettes noires, l’impassible LaBeija, imperturbable dans sa marche triomphante, sait très bien comment rendre chacune de ses poses iconiques. D’entrée, elle est l’incarnation du style, de la puissance et de l’éclat, mais aussi de l’expérience, de la sagesse, tout comme, on les découvrira au cours du film, la doyenne Dorian Corey (1934-1993), la future superstar Willi Ninja (1961-2006) et la prévenante Angie Xtravaganza (1964-1993).  

Pepper LaBeija

Ces quatre-là sont les mothers  du film, gardiennes du savoir de cette ballroom scene  très codifiée, telle qu’elle s’est élaborée au tournant des années 1970 – même si on peut faire remonter la généalogie de cette culture à bien plus loin dans le temps. À la caméra de Jennie Livingston, photographe et étudiante en production à la New York University qui les a filmées de 1983 à 1989, elles racontent et éclairent leur histoire, aussi scintillante que traversée par un sentiment d’urgence, de nécessité.

Car celle-ci s’est structurée par la volonté d’émancipation des communautés noires et latinos LGBTQI+ en réaction au racisme des balls organisés par des Blancs dans les années 1960. Dans la période où la parole de ces mothers est recueillie par Livingstone, leur communauté est toujours en résistance. Car le contexte mêle luttes contre l’épidémie de sida, contre la violence de l’administration raciste, transphobe et homophobe de Reagan, et boom de la gentrification à New York, excluant les plus précaires.

Alors ces  mothers  explicitent comment les balls permettent de s’affirmer. Et aussi comment ils fonctionnent : avec des battles  subdivisées en catégories (pour obtenir des trophées, on y vogue, on y défile, on y manifeste la realness de son drag) qui envoient valser les normes de genres et détournent avec panache la culture blanche, cis et hétéro hégémonique. De quelle manière aussi elles ont formé ces teams fières et combatives, dont elles sont les cheffes et qu’elles appellent leurs Houses (la House of Xtravaganza, la House of Ninja…), des familles d’adoption pour des personnes LGBTQI+ racisées qui y trouvent un lieu d’expression et d’épanouissement.

Dans Paris Is Burning, celles et ceux qui ont sonné à la porte de ces Houses, ce sont Freddie Pendavis, jeune homme cis gay (identité de genre et orientation sexuelle désignée par l’expression «  Butch Queen  » dans la communauté), ultra doué pour la confection de ses costumes, ou encore les inoubliables Octavia Saint-Laurent (1964-2009) et Venus Xtravaganza (1965-1988), deux femmes trans (identité de genre nommée « Fem Queen » dans la communauté) qui, au-delà des balls où elles étincellent, rêvent de faire carrière dans le mannequinat. Peut-être bien qu’à leur tour, ces kids-là ont un héritage, une mémoire, une leçon à partager.

Passer le flambeau

Paris Is Burning  peut-il alors s’appréhender comme un film sur la transmission ? À quel point l’œuvre de Jennie Livingstone, une des toutes premières à avoir documenté aussi directement les balls, sert elle-même aujourd’hui de passage de relai ? Car trente ans après la sortie du film, évidemment, les codes de la ballroom scene ont radicalement changé. L’évolution était déjà sensible à travers le montage en deux temps du documentaire, en 1987 puis 1989. On se rendait compte qu’en deux ans le voguing avait gagné une notoriété folle dans les médias dominants, qui cherchaient déjà à capitaliser dessus. On voyait ainsi Willi Ninja et ses fulgurants mouvements aux lignes angulaires, qu’il disait inspirés des poses des magazines, des hiéroglyphes de l’Égypte ancienne et des arts martiaux, devenir le centre de l’attention d’artistes influents, comme Malcolm McLaren, après le tournage, Masters At Work ou Jean-Paul Gaultier, se l’arrachant pour leurs clips, leurs tournées, leurs défilés.

Willi Ninja

Si bien que le rêve de reconnaissance que formulait alors Willi Ninja en interview dans le film (« Je ne veux pas seulement emmener le voguing au ball Paris Is Burning, mais aussi l’importer dans la vraie ville de Paris, et je veux embraser le vrai Paris ») est finalement devenu réalité au début des années 2010. C’est le moment où, sous l’impulsion des pionnières Lasseindra Ninja et Gorgeous Nikki Gucci, la ballroom scene  éclot dans la capitale française. Petit à petit, celle-ci est devenue un nouveau centre névralgique, influençant toute la scène européenne et internationale.

Toute première legend  d’Europe (il y a plusieurs titres honorifiques selon les victoires dans les balls, l’ancienneté et le rôle joué dans la communauté  : d’abord  star, puis  statement,  legend et enfin  icon), un statut acquis aux États-Unis en 2018, et father de la House of Revlon, le danseur et chorégraphe Vinii Revlon se souvient bien du vœu formulé par Willi Ninja dans Paris Is Burning. «  Quand j’ai remporté le titre de legend, j’ai pensé que c’était comme si Willi et les autres m’avaient passé le flambeau. C’était deep : j’ai reçu la plaque, et je me suis dit  : “Wow, that’s the torch, and I’m gonna come back with the torch in Paris. Yes, Paris is Burning, and bitch, Paris is the actual capital of voguing right now.” Le film prenait tout son sens pour moi. » 

Paris Is Burning, il l’a vu pour la première fois en 2014. C’était deux ou trois ans après avoir participé aux débuts de la ballroom scene  à Paris. Ce temps où les premiers vogueurs se donnaient rendez-vous à Gare de Lyon ou sur l’esplanade de la Défense, équivalents français des piers de Christopher Street à New York, ces jetées de l’Hudson River où s’invente le voguing depuis les années 1980. Aujourd’hui, en faisant circuler un lien YouTube du film – qui n’a jamais eu de sortie salles ou DVD en France et, s’il y en a eu par le passé, il n’y a pas d’offre VOD au moment où ces lignes sont écrites –, Vinii Revlon le montre automatiquement à ses kids : «  Je veux leur enseigner ce message qui est flagrant dans le film : on  est comme on est, on restera comme on est, et personne ne va nous faire bouger. C’est cette mentalité qui m’a fait grandir dans mon rapport à ma danse, à ma sexualité. Ce documentaire a changé la manière dont je marche dans le monde.  »

Vinii Revlon©Benycanal

La danseuse, chorégraphe, historienne et sociologue Habibitch, godmother de la House of Gorgeous Gucci et créatrice de la conférence dansée « Décoloniser le dancefloor », relate une expérience de révélation semblable lors de son tout premier visionnage du film, en 2011. Il était alors projeté au Frameline Film Festival, un festival LGBTQI+ de San Francisco. « J’étais avec mon ex-meuf, qui était en stage dans ce festival. Elle m’a dit que le film était projeté ce soir-là, qu’elle avait des tickets gratuits, et qu’elle pensait que le film allait me plaire. Moi, j’aime pas trop le cinéma, alors j’étais un peu sur la défensive. Elle a insisté, j’y suis allée, et je l’ai trouvé incroyable, même s’il y a beaucoup de choses que je n’ai pas tout de suite comprises. Mon anglais n’était pas aussi fluide qu’aujourd’hui, et il y a beaucoup d’argot propre à la scène ballroom impossible à comprendre si on n’en fait pas partie.  » 

Habibitch©So Extra Berlin

À cette époque, Habibitch n’est pas encore danseuse pro même si c’est sa passion depuis qu’elle est enfant. Elle sort tout juste de son master de gender  et post-colonial  studies  à Sciences Po-Toulouse. «Voir le film a eu un double impact. D’un côté, si cette scène existait, il fallait absolument que je la trouve, car ce qui est montré dans le film m’a parlé de la façon la plus directe et organique qui soit. De l’autre, jamais avant je n’avais trouvé de possibilité d’identification aussi forte dans la recoupe entre un engagement politique intersectionnel et un mouvement artistique.  Il y a un truc qui s’est déclenché  : j’ai compris que mon activisme pouvait s’incarner à travers la danse.  »

L’importance de ce film, fleuron du  New Queer Cinema, (mouvement LGBTQI+ du début des années 1990 revendiquant des représentations plus combatives contre la société straight et le cinéma mainstream), tient alors à ce qu’il put ériger les queens du film en modèles. « Je connais leurs punchlines par cœur et, quand elles parlent, je parle avec elles. Parce que cette forme d’expression, de fierceness au-delà de leurs peines, c’est aussi la mienne en tant que personne queer algérienne. Dorian Corey par exemple, elle est unapologetic as fuck, et sa façon très calme de prendre la parole, ça m’inspire au quotidien  », détaille Habibitch à propos de la fondatrice de la House Of Corey.

Pour Diva Ivy Balenciaga, figure parisienne de la scène ballroom dont la spécialité est la catégorie Runway, où est jugée la manière de défiler, à la manière de mannequins, Paris Is Burning lui importe surtout pour sa force immersive, captant l’état d’esprit spontané émanant des balls des eighties, dont l’authenticité serait selon elle à préserver. « Aujourd’hui, le voguing, c’est parfois devenu très spectacle. Ce sont des balls comme dans le film qu’on veut… Un peu comme le Winter Is Coming ball, que j’ai organisé en 2018. Cela devait se passer à la Gaîté lyrique, mais avec les gilets jaunes qui manifestaient à côté, on a dû trouver une nouvelle salle en deux heures. Ça s’est finalement passé aux Folie’s Pigalle, un club plus petit, on était collé·e·s les un·e·s aux autres. Ça m’a fait très plaisir quand le DJ Vjuan Allure (figure iconique de la ballroom culture, décédée en mars dernier, NDLR) qui avait connu la scène de cette époque m’a dit que dans ce ball il avait retrouvé la vraie essence du voguing, avec son énergie et son intimité.  »

Diva Ivy Balenciaga©Mathias Casado Castro

Habibitch, Vinii Revlon, et Diva Ivy Balenciaga partagent ainsi ce même constat : la scène ballroom parisienne d’aujourd’hui est très différente de ce qu’on voit dans le film. Si bien que la trace laissée par les icônes de Paris Is Burning ne semble pas avoir eu d’influence directe sur leur manière de voguer ou de se mouvoir sur le floor. Habibitch explicite  : « La musique qu’on entend dans le docu, c’est surtout de l’acid house, du disco, du funk. Alors, oui, il y a bien une continuité musicale avec aujourd’hui : par exemple le morceau “Got To Be Real” de Cheryl Lynn, on l’entend toujours lorsqu’on défile pour les catégories Face ou Realness. Mais le son s’est quand même extrêmement renouvelé, notamment grâce à Vjuan Allure, qui a beaucoup contribué à populariser le beat ballroom, ce fameux “crash” si reconnaissable.  »

Vinii Revlon complète  : «  La façon dont les gens voguent dans le film, c’est surtout du Old Way, des lignes et des angles inspirées par les poses des mannequins. Ce qu’on ne voit pas tellement dans le docu, c’est qu’à la même période, se développe le New Way, plus rapide et souple. Ma danse à moi arrive plus tard, c’est le Vogue Fem, qui a été créé par les Fem Queens, des attitudes féminines formées à partir de plusieurs mouvements : hands, catwalk, duckwalk, floor, dip.  » Quant à Diva Ivy Balenciaga, elle suggère : « Paris Is Burning, c’est le classique, mais si vous voulez voir à quoi ça ressemble aujourd’hui, regardez plutôt le documentaire Kiki de Sara Jordenö (sorti en 2016, sur la communauté ballroom new-yorkaise dans le contexte des mouvements Black Lives Matter et Trans Lives Matter, NDLR), qui est beaucoup plus actuel.  »

White gaze

Malgré son aura, le film de Jennie Livingstone n’est donc pas l’unique référence visuelle pour la scène ballroom. Pour Stéphane Gérard, cinéaste et chercheur qui participe à la scène parisienne sous le nom de Riggs, « ce serait lui donner trop d’importance que de lui conférer ce statut  ». En effet, pour l’auteur du documentaire Rien n’oblige à répéter l’histoire (2014), une réflexion critique sur la manière dont circulent les archives LGBTQI+,  « La ballroom scene se fonde dans un rapport aux images. Car c’est une culture de transmission orale, mais également une culture du geste. On comprend beaucoup de choses sur l’histoire des personnes qui ont jeté les bases de cette scène lorsqu’on regarde leurs mouvements. Cette codification-là repose par exemple sur le geste de détourner et de reclaim (au sens de reprendre possession, NDLR) la culture cis, hétéro et blanche dominante, non pas dans un but d’imitation, mais plutôt pour affirmer qu’“on vaut tout autant que vous”.  Par ailleurs, toutes ces queens se sont toujours inspirées d’un grand corpus d’images appartenant à la culture camp : avant, avec les icônes hollywoodiennes, aujourd’hui plutôt avec les icônes musicales, comme Cardi B, Nicki Minaj, etc.  »

Stéphane Gérard/Riggs©House of Vineyard

Cette renommée de Paris Is Burning, souvent présenté comme le documentaire qu’il faut absolument avoir vu pour comprendre le voguing, se trouve également relativisée par Habibitch. Pour elle, les gens qui prennent ce documentaire comme seul référentiel ne sont pas ceux qui connaissent la scène ballroom de l’intérieur. « Paris Is Burning, c’est un peu la vitrine mainstream de notre mouvement, et même si c’est un film fondateur pour moi, je n’oublie jamais de mentionner qu’il a été réalisé par une personne blanche, et que par conséquent le white gaze y est très présent.  »

Elle est arrivée avec son privilège, caméra au poing, et c’est tout sauf neutre.

Habibitch

Très tôt après sa sortie aux États-Unis, en 1991, après avoir tourné en festivals en 1990, Paris Is Burning a généré ces critiques autour du white gaze et de l’appropriation culturelle. La plus marquante reste celle de bell hooks, autrice emblématique du Black Feminism, dans son ouvrage Black Looks. Race And Representation (1992). Elle reproche à Livingstone de ne pas problématiser son statut de documentariste blanche, lesbienne, de classe moyenne, filmant une communauté noire, queer, précarisée. Et donc, n’interrogeant pas ces rapports de pouvoir, de tenter de faire passer son point de vue pour neutre. Selon Habibitch : «  Elle est arrivée avec son privilège, caméra au poing, et c’est tout sauf neutre, même si c’est loin d’être un reportage “exotisant” à la BFM. Par exemple, elle n’était pas obligée d’adopter ce ton un peu misérabiliste. Dans le film, il y a d’ailleurs une grosse mise en scène de l’enjeu de classe, beaucoup moins de l’enjeu de race. Je me suis souvent demandé si, en visibilisant plus l’un que l’autre, elle n’avait pas voulu apaiser sa culpabilité blanche.  »

Remarquant ainsi que le regard de Livingstone peut parfois se faire sensationnaliste, Habibitch tacle les choix de la réalisatrice sur le récit qu’elle fait de la vie de Venus Xtravaganza. « Si les punchlines pro-sexe de Venus Xtravaganza devraient être enseignées à l’école, le film se focalise quand même beaucoup sur son activité de travailleuse du sexe, qui en plus est dite à demi-mot. Or, l’accent aurait pu être mis sur les nombreux trophées qu’elle gagnait, ou comment elle a été pionnière en tant que Fem Queen, ouvrant la porte à la reconnaissance de cette identité. Il y avait d’autres angles à creuser, plutôt que de chroniquer tout ce qui a mené à sa mort (Venus Xtravaganza a été victime d’un assassinat transphobe au cours du tournage, en décembre 1988, NDLR).  » 

Autre reproche formulé par bell hooks : celui de la spectacularisation d’une culture noire de résistance à destination de spectateurs qu’elle décrit, en relatant sa propre expérience de projection, comme majoritairement blancs et aisés. Selon Stéphane Gérard, le cinéaste également membre de la scène parisienne, on peut d’ailleurs deviner que c’est plutôt comme extérieurs à la ballroom scene que Jennie Livingston imagine ses spectateurs.

Elle pointait ce manque de respect de la part d’un public venant se divertir d’un rituel qui, pour la communauté qui le vit de l’intérieur, est bien plus profond qu’un simple spectacle. 

Stéphane Gérard/Riggs

Car le film est structuré comme un lexique d’introduction pédagogique au vocabulaire ballroom : les notions de realness, de house, de mopping, de shade ou de reading, affichées par des cartons tout au long du documentaire, sont commentées par les mothers et les kids du film : « Le récit décrypte la ballroom scene pour des gens qui ne sont pas nécessairement les personnes queer noires ou latino qui auraient besoin de cette culture, mais qui sont plutôt les critiques du New York Times, qui vont dire : “C’est incroyable, on ne savait pas que cette scène existait” », explique le chercheur, qui souscrit aux analyses de bell hooks. « J’ai un souvenir du texte de hooks qui m’avait beaucoup marqué. Citant l’autrice Patricia Williams, elle comparait la caméra de Jennie Livingstone aux touristes blancs qui viennent dans les églises à Harlem pour écouter du gospel, ajoute-t-il. Elle pointait ce manque de respect de la part d’un public venant se divertir d’un rituel qui, pour la communauté qui le vit de l’intérieur, est bien plus profond qu’un simple spectacle. »

Ces critiques d’appropriation culturelle ne se concentrent pas seulement sur les représentations. Dans un article du New York Times intitulé «  Paris Has Burned  » en 1993, des figures centrales du film exprimaient leur amertume sur un plan contractuel et financier. Car Paris Is Burning a engrangé 4 millions de dollars dans les salles américaines, un carton pour un documentaire qui en a coûté 500  000. Estimant ne pas avoir eu leur part du succès, Pepper Labeija, Willi Ninja, Dorian Corey et Paris Dupree, dont un ball portant son nom en 1986 est devenu le titre du film, ont alors intenté des actions en justice contre Miramax, la société de production.

Affiche du film

Malgré leur détermination, les plaintes ont été abandonnées sous l’impulsion de leurs avocats, car des décharges avaient été signées en amont. Finalement, Jennie Livingstone disait dans ce même article avoir pris l’initiative de répartir 55  000 dollars parmi 13 protagonistes de son film et, ce, avant que les menaces de procès soient émises. « Il n’y a pas d’obligation, pour un documentaire, de payer les personnes que vous filmez. L’éthique journalistique enjoint à ne pas les payer. Mais, d’un autre côté, ces personnes nous ont confié leur vie ! Comment mettre un prix là-dessus ?  », se demandait-elle. Pour Stéphane Gérard, ces conflits posent plusieurs questions: « Est-ce que le succès du film repose juste sur le travail de la réalisatrice et de la production, ou bien faut-il attribuer cela aux gens qu’elle filme ? Dans ce cas, comment s’assurer qu’il y a réparation pour cette culture qui est déjà en lutte ?  »

Reste que trente ans après cette affaire, un sentiment persiste au sein de la scène ballroom : celui qu’il faut impérativement rester en alerte par rapport à toute tentative d’exploitation de cette culture. « On a eu une mésaventure similaire lorsque Gabrielle Culand est venue nous filmer pour son documentaire Paris Is Voguing (qui date de 2016 et suit la scène parisienne, NDLR), relate Diva Ivy Balenciaga. Elle voulait faire un copier-coller de Paris Is Burning. Or, moi je ne voulais pas du tout qu’on me mette dans la même case que ces gens filmés dans la précarité. Je me suis battue pour ça, j’ai mis des règles avec elle pour qu’elle ne détourne pas mon histoire.  »

Vinii Revlon rebondit : « On lui faisait confiance, elle nous suivait partout. Sauf que, quand on a vu le documentaire, tout ce qu’elle avait retenu, c’était que les gens de la ballroom étaient escorts ou travaillaient chez H&M ! Donc aujourd’hui, on prend le temps de lire les petites lignes des contrats. À la vue d’un photographe, d’un cameraman ou de gens qui veulent poser des questions, notre premier réflexe, ça va être de demander pourquoi, pour qui, comment  et quand est-ce que ça va être diffusé. C’est ce que je dis à mes kids : toute visibilité n’est pas bonne à prendre. Je n’ai pas envie que ce qui est arrivé avec Paris Is Burning se repasse en 2021. Heureusement, en cas de problème, notre parole peut être diffusée plus rapidement et plus entendue grâce aux réseaux sociaux.  »

Si les stars de Paris Is Burning inspirent la scène ballroom d’aujourd’hui, c’est donc d’abord en tant que passeuses. Mais peut-être aussi parce qu’elles ont lutté pour maîtriser les discours portés sur elles, et ne pas être dépossédées de leurs récits comme de leurs images.

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