Laurent Garnier : “Si certains disent haut et fort qu’ils votent FN, à nous de dire qu’on n’en veut pas !”

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Jacob Khrist
Le 13.04.2017, à 11h01
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©Jacob Khrist
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Photo de couverture : ©Jacob Khrist
La veille de cette interview (réalisée le 13 février et publiée dans notre numéro 200 du mois de mars) Laurent Garnier mixait au Rex. Pour conclure la soirée, face à une salle encore à moitié comble, « Lolo » envoie le morceau “Porcherie” des Bérus, avec son fameux refrain « La jeunesse emmerde le Front national ». La vidéo postée sur sa page le lendemain – montrant une foule de majeurs levés sur le dancefloor – est vite devenue virale. Pour une raison qui en a surpris plus d’un : une flopée de commentaires critiques, dénonçant un « troupeau d’animaux » et plastronnant leurs sympathies d’extrême droite. Le (plus si) petit monde de la techno a découvert qu’il comptait dans ses rangs beaucoup d’adeptes de Marine Le Pen.

Par Smaël Bouaici et Jean-Paul Deniaud


« Je suis choqué du pourcentage de gens qui disent ouvertement : je vote FN », nous dira Laurent Garnier quelques heures plus tard. Depuis trente ans, il a pourtant bien fait le boulot. C’est le DJ français qui, le premier, a porté la bonne parole au-delà de la sphère techno (au sens large du terme). Depuis l’Hacienda mancunienne et les afters gays parisiens, Garnier est devenu l’un des piliers de de la scène française, à travers sa résidence au Rex Club et son label F Communications. Un statut de patron qui lui a valu d’être repéré par les médias mainstream et par les institutions. C’est donc lui qui était convoqué sur les plateaux télé pour expliquer cette musique étrange, démonter les préjugés, expliquer ses valeurs universalistes. Puis pour recevoir les distinctions de l’industrie qui ne pouvait plus ignorer cette scène après le succès de la French Touch et de la Techno Parade. Laurent Garnier a profité de ces opportunités pour faire gagner du terrain à la musique électronique, la poussant à la salle Pleyel, à la télé ou au Théâtre national de Chaillot, lui conférant ainsi de la légitimité et la faisant rentrer dans la norme. Jusqu’à retrouver son nom dans le Journal officiel, début janvier, pour annoncer qu’il allait recevoir la croix de chevalier de la Légion d’honneur de la part du ministère de la Culture. Pour ce Trax numéro 200, et à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, il était évident d’accueillir Laurent Garnier dans nos pages. Pour retracer le chemin qu’a parcouru cette musique depuis son arrivée dans l’Hexagone, et au passage rappeler quelques fondamentaux à ceux qui auraient la mémoire courte.

On va commencer par parler de cette vidéo que tu as postée ce matin, qui a fait beaucoup de bruit.

Je l’ai postée, j’ai dormi deux heures et en me réveillant, j’ai vu tous ces commentaires. Je n’ai pas tout lu, mais je suis choqué du pourcentage de gens qui disent ouvertement : je vote FN. Il y a eu une énorme décomplexion de la connerie dans les dix dernières années. Avec la liberté qu’offrent les réseaux sociaux, les gens n’ont plus peur de dire qu’ils votent pour le FN. Pourtant, cette musique est multiculturelle, ce qui n’est pas forcément ce que défend le FN…

C’est pourtant un morceau que tu joues régulièrement.

Oui, parce que, en tant qu’artiste, on doit à un moment se réveiller et dire des choses. On ne peut pas être apolitiques tout le temps. Ce titre des Bérus, je l’ai souvent joué avant des élections. Les gens savent que le FN, pas chez moi. Généralement, je le joue une semaine avant, pour dire : « Allez voter. » Et là, il faut qu’on réagisse pour pas se retrouver comme des cons dans trois mois. C’est pour ça que j’ai mis ce hashtag #Réveillez-vous. Si les gens ne comprennent pas qu’il y a urgence, il y a un problème. J’avais aussi fait un post sur le Brexit, mais les gens n’ont pas compris. Je suis marié à une Anglaise, ma famille est le fruit de l’Europe. Le Brexit m’a foutu une gifle, l’élection de Trump aussi. On a deux exemples qui nous disent de faire gaffe.

« Ce qui serait bien, c’est qu’il y en ait d’autres qui aient les couilles de le faire et de le poster, que je ne sois pas tout seul. »

Tu étais aux Etats-Unis récemment, fin janvier.

J’étais à New York pour l’anniversaire du club Output le jour où ils ont mis en place le « Muslim ban ». Je me suis demandé : qu’est-ce que je peux faire ? À 4 heures du matin, j’ai arrêté la musique et j’ai joué le discours de Martin Luther King, I have a dream. Ça a fait mouche. Je voulais que les gens se demandent où étaient passées toutes ces belles paroles.

Cette affaire met aussi en lumière le fait que certains se demandent s’il faut mélanger musique et politique. On entend des gens prôner la neutralité de la techno. Pour toi, pas de doute : le dancefloor est un endroit pour faire passer des messages.

Bien sûr ! Si les gens me disent ça à moi, c’est qu’ils ne m’ont jamais vraiment suivi. En 2002, quand Jean-Marie Le Pen est passé au second tour, j’ai fait un morceau qui s’appelait “First Réaction”, avec mon batteur américain qui menaçait de partir si Le Pen devenait président. Et ce n’est pas vrai de dire que la musique électronique est apolitique. Il suffit de regarder Underground Resistance, leur combat est super politique ! Quand j’ai été booké à Tel Aviv en Israël, j’ai reçu des messages de mort, des gens étaient super virulents juste parce que j’allais jouer là-bas. Ce soir-là, je me suis aussi demandé ce que j’allais faire. Le club où j’ai mixé est tenu par un couple mixte arabe et Juif. Alors j’ai joué “Promised Land” de Joe Smooth, et tout le monde a bien compris. Au Bataclan, quand j’ai fait la réouverture, j’ai démarré par un a capella qui disait Freedom freedom. De temps en temps, on se doit de dire des choses. Si on est neutres tout le temps, dans trois mois, si le FN passe, on va tous se réveiller en se disant : « Qu’est-ce qu’on a foutu ? »

À voir autant de gens qui votent FN dans la scène électronique, teufeurs ou clubbeurs, tu ne penses pas qu’on a loupé un truc ?

J’espère qu’il n’y en a pas tant que ça. Mais j’ai vu un mec sur Facebook qui disait : « En lisant tous les commentaires, on se rend compte qu’il y a 20 % de mecs qui sont pro FN. » Ces gens-là, j’ai envie de leur dire : partez sur une autre page, vous n’avez rien à faire chez moi, vous n’avez pas compris l’essence même de cette musique, qui parle de partage et de respect.

Mais ces électeurs FN, ils sont en club, dans les festivals, dans les warehouses.

Et peut-être que ça les arrange bien que beaucoup d’artistes ne disent pas grand-chose. Et ça les énerve quand on vient les gratter, même si ce n’est pas le but. Si eux disent haut et fort qu’ils votent FN, à nous de dire qu’on n’en veut pas !

« Il y a plein d’artistes qui n’osent pas et ça, c’est un vrai problème. »

Tu comprends que d’autres artistes préfèrent rester en retrait ?

Oui, moi aussi je reste en retrait, mais parfois, ça explose, comme avec “First Reaction”, ou “Downfall” que j’avais composé pendant la guerre à Sarajevo. Je regardais CNN et toute la journée, ils ont parlé d’un avion qui s’était fait descendre. Ils évoquaient plus souvent le prix de l’avion que les centaines de personnes mortes. Alors j’ai fait ce morceau. Je comprends qu’on reste apolitique, mais une fois de temps en temps, un peu d’unité ferait du bien. On vit dans un monde où les gens font tellement attention à tout qu’ils ne disent plus rien. Alors qu’en face, ils n’ont plus de problèmes à exprimer haut et fort leurs idées extrêmes. J’ai l’impression que la vapeur s’est inversée. Et si on se met à tenir compte des haters, on ne fait plus rien. Dans ce cas-là, je ne poste que des belles photos et voilà. Mais est-ce que c’est vraiment moi ? Je pense qu’il faut gratter de temps en temps.

Tu n’as jamais eu envie de t’engager ?

Si vous me demandiez aujourd’hui pour qui je vais voter, je répondrais que je n’en ai aucune idée. Je ne sais pas ce que je veux, mais par contre, je sais ce que je ne veux pas. Et ça a souvent été comme ça dans ma vie. J’ai pas une idée précise, mais j’ai toujours su ce que je ne voulais pas, comme vendre mon âme mon diable ou jouer telle ou telle musique. J’ai touché à plein de choses parce que je suis curieux. Mon saxophoniste Philippe m’a dit ça un jour : « Tu n’as jamais d’idée très précise, mais tu sais précisément ce que tu ne veux pas. C’est bien parce que ça nous laisse beaucoup de liberté. » En politique, c’est pareil. Ça m’a fait tiquer quand j’ai vu ce commentaire sur la vidéo sous-entendant que je suis de gauche. Je n’ai rien dit ni sur la gauche, ni sur la droite, j’ai juste dit non au FN. Je ne m’y retrouve pas. Et vu comme ils sont virulents, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas leur faire un doigt. Je l’ai dit en musique. Ce qui serait bien, c’est qu’il y en ait d’autres qui aient les couilles de le faire et de le poster, que je ne sois pas tout seul.

Est-ce que tu penses que tu aurais pu davantage profiter de ta position médiatique de « parrain » de la techno française pour faire avancer certains sujets ? Est-ce que tu as des regrets ?

Non, pas de regrets, parce que quand la marmite bout, j’y vais, parfois un peu tête baissée sans réfléchir, mais je suis comme ça. Ce n’est pas ma place d’être tout le temps sur le créneau politique. Quand tu regardes l’histoire de Nina Simone, il y a un moment où elle a été tellement obnubilée pour la cause noire qu’elle s’est perdue. C’était bien de faire des chansons engagées, il le fallait, mais après, elle est partie complètement dedans. Et ce n’est pas mon chemin.

L’engagement peut dépasser l’artiste ?

Ça peut devenir dangereux à un moment. Il faut faire attention, mais ne pas non plus devenir un béni-oui-oui. La techno a toujours été une musique qui revendique. Il n’y a qu’aujourd’hui que les gens disent le contraire. L’histoire de cette musique, ce sont des personnes qui souffrent. Peut-être que certains ont oublié cette histoire.

Il y a trois ans, dans le Trax #174, Ricardo Villalobos nous disait que pour lui, le simple fait de se réunir et d’écouter de la musique, c’est politique, c’est une façon de vivre ensemble.

Bien sûr. On en parle aussi dans Electrochoc : ces rassemblements, c’est une vision politique des choses, c’est une façon de dire merde au monde extérieur aussi. Nous, on a envie de danser jusqu’à 8 heures du matin, et ce n’est pas ce que les bien-pensants voudraient qu’on fasse. On a envie de se retrouver, alors qu’il y a beaucoup de mouvements politiques qui essaient de désunir les gens, qui prônent l’individualisme. Hier soir, on était tous ensemble, et on avait l’air tous assez d’accord ! (Rire.)

Si tu avais quelque chose à dire au prochain président ?

Aujourd’hui, comme on fait de la musique instrumentale, on ne rentre pas dans les quotas sur la musique d’expression française. Ce serait bien que ça bouge, ça fait longtemps qu’on en parle. Après, on ne peut pas demander plus de fric pour la Culture alors qu’il y a des gens qui crèvent la dalle. Mieux vaut s’occuper des gens qui dorment dans la rue que de demander de la thune pour la techno.

Et à la jeune génération ?

Je trouve la scène ouverte, mais il ne faut pas qu’elle se repose sur ses lauriers. Il y a déjà une nouvelle génération qui arrive, il faut toujours se battre, ne rien prendre pour acquis. Il faut rester éveillé et faire en sorte de « travailler pour la scène ».

Pour découvrir l’intégralité de cette interview,
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