L’assourdissante histoire des armes soniques, quand la musique entre dans l’arsenal militaire

Écrit par Smaël Bouaici
Photo de couverture : ©D.R.
Le 23.04.2018, à 16h50
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Écrit par Smaël Bouaici
Photo de couverture : ©D.R.
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Depuis fin 2016, une vingtaine de diplomates américains basés à La Havane auraient été victimes de mystérieuses attaques soniques, sans que personne ne sache de quoi il s’agit vraiment. L’affaire tombe au plus mauvais moment, alors que les Etats-Unis et Cuba sont en plein rapprochement.

Les enquêteurs en sont persuadés : « Quelqu’un a ciblé des diplomates avec un appareil sophistiqué qui n’a jamais été utilisé auparavant, en tout cas pas contre les Américains », selon une source officielle citée par CNN. Une cinquantaine d’attaques auraient été menées en neuf mois – la dernière a eu lieu fin août 2017 – provoquant chez les victimes « des pertes d’audition, des migraines, des nausées, et de légères lésions cérébrales », et poussant les Etats-Unis, en septembre à rapatrier plus de la moitié du personnel de leur ambassade. Le truc, c’est que pratiquement personne n’a entendu ce bruit, ce qui laisse penser que les fréquences utilisées étaient hors de portée de l’oreille humaine. Ceux qui en ont perçu décrivent un son « aigu, bourdonnant ». L’agence Associated Press a publié un enregistrement audio de ces supposées attaques, décrit comme « une masse de criquets » ou comme « un couinement qui rappelle celui d’un ongle sur le tableau ». L’analyse a révélé une vingtaine de fréquences entre 7000 et 8000 kHz.

Mais pour le moment, il n’y a toujours pas de suspect ni d’arme du crime. Dans les médias, les experts du son ont été appelés au tableau. Et ils ne sont pas d’accord. Pour Tim Leighton, professeur d’Ultrasonics and Underwater Acoustics à l’université de Southampton, « il est possible de produire un petit rayon d’énergie et de viser quelqu’un avec des ultrasons » (dans le New York Times). Pour Denis Bedat, spécialiste en bio-électromagnétique interrogé par La Croix, il ne s’agit pas d’infrasons qui nécessiteraient un amplificateur et des enceintes de grandes tailles. En revanche, un petit boîtier et une antenne située à proximité de la cible est « tout à fait plausible d’un point de vue technique ». Le neuroscientifique Seth Horowitz, expert en acoustique à l’université Brown, n’y croit pas. Pour lui, les ultrasons ne provoqueraient pas ce genre de symptômes. « Rien de ce qui est décrit me conduit à croire à une attaques acoustique, expliquait-il dans 20 Minutes. De tels symptômes auraient pu être causés par un énorme amplificateur en jouant les bonnes fréquences à une distance très proche, mais ça ne serait absolument pas discret, et les victimes pourraient se boucher les oreilles ou simplement s’éloigner. »

Les armes acoustiques, une longue histoire

Mais peut-être s’agit-il d’une arme qui vient d’être inventée ? Dans son livre Sonic Warfare : Sound, Affect, and the Ecology of Fear en 2012, Steve Goodman (alias Kode9, fondateur du label Hyperdub) raconte que les armes soniques ont toujours été conçues dans l’ombre. Dans une conférence, il disait même que « les discothèques étaient un camp d’entraînement pour la Troisième Guerre mondiale » et mettait en garde contre un futur dans lequel on trouvera des dispositifs de défense ultrasoniques et des effets psychophysiques pour contrôler les populations. Ça fait déjà plusieurs décennies que le son est perçu comme une arme par les militaires du monde entier. Si les prémices des armes acoustiques remontent aux années 30, avec le développement de la psychoacoustique (qui étudie les effets du son sur le corps et l’esprit), Albert Speer, l’architecte d’Hitler, avait conçu un canon sonique – jamais utilisé – durant la Seconde Guerre mondiale. Un pas a été franchi par les Américains durant la Guerre du Vietnam, avec l’opération The Wandering Soul. Misant sur les croyances locales (si un Vietnamien n’est pas enterré sur sa terre natale, son âme erre à jamais), les GI diffusaient à plein volume racontant l’histoire d’un homme devenu un fantôme, à grand renforts d’effets psychoacoustiques, depuis les hélicoptères, dans le but de déconcentrer l’adversaire et l’empêcher de dormir.

En 2003, durant la première guerre d’Irak, la BBC rapportait que les prisonniers étaient torturés avec des chansons de hard rock de Metallica ou Skinny Puppy. Et en 2005, les Israéliens ont testé en Cisjordanie une nouvelle arme, dont les effets ont été décrits par le correspondant du Toronta Star : « Vos genoux tremblent, votre cerveau devient douloureux, votre estomac se noue, et soudain, plus personne n’a envie de manifester. » L’armée américaine a aussi intégré depuis longtemps le LRAD (Long Range Acoustic Device) à son arsenal, un dispositif acoustique de longue portée, de très gros haut-parleurs qu’on peut orienter précisément dans un rayon de 15 à 30 degrés. Le LRAD dispose de plusieurs modes, avec un usage civil pour disperser des manifestants, comme lors du sommet du G20 à Pittsburgh en 2009, ou en mode quasi létal, comme en Irak entre 2005 et 2010. L’écrivaine Juliette Vocler, auteure du livre Le Son comme arme (La Découverte, 2011), évoquait aussi, dans une interview publiée sur le site de la Gaîté Lyrique, en 2014, « un haut-parleur permettant de diffuser sur un rayon d’un mètre, ce qui est extrêmement précis. Il permet de cibler une personne dans une foule ou de diffuser du son dans une seule partie d’une pièce. »

Et pourtant, la technique la plus efficace pour épuiser quelqu’un est le silence total, comme la chambre sourde construite dans les laboratoires d’Orfield à Minneapolis, absorbe 99,9% du son et donne très rapidement des hallucinations. Personne ne peut y tenir plus de 45 minutes.

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