Au début, difficile de contenir un frisson de crispation lorsque résonnent dans l’enceinte de Lafayette Anticipations les voix de la quinzaine d’interprètes performantThe Mutes (“Les silencieux.ses”, en français). Notes mal ajustées, synchronisation laborieuse, appropriation tâtonnante d’un texte étranger. Qu’on se le dise : ces choristes chantent mal. Très mal.
Mais rien d’étonnant à cela. « C’est précisément pour cette raison qu’ils ont été sélectionnés », explique Lina Lapelytè, récompensée avec deux de ses partenaires par le très prestigieux Lion d’Or à la biennale de Venise 2019 pour l’opéra Sun & Sea. Choix paradoxal, quand même, de la part d’une artiste formée au violon en académie et qui s’est faite connaître grâce à des projets musicaux aux côtés de pointures du milieu.
À moins que. « J’ai réalisé que j’avais souvent dû exclure de mes travaux des personnes n’ayant pas l’oreille absolue, et ai décidé d’inverser le processus en n’incluant que celleux ne répondant pas aux exigences classiques de l’accordage ». Pour la première fois, donc, Lina Lapelytè s’engage dans ses rivages réflexifs coutumiers (les normes, la marge, l’inclusion…) en inversant le stigmate. Que celleux à qui on avait ôté le droit d’entonner leurs refrains favoris sortent du placard. Qu’ieils se lèvent, se rassemblent et fassent chœur.
Et ce, à travers une performance inédite et vibrante, présentée entre le 23 juin et le 24 juillet 2022 au gré de cycles d’une quarantaine de minutes, enchaînés en continu. Une performance où l’enjeu n’est pas tant d’assister à une interprétation “juste” qu’à renouveler notre manière d’entendre. Et se questionner sur les frontières toujours fines, parfois poreuses, entre l’acceptable et l’inacceptable.

Ronde hypnotique pour vies rêvées
Si il est possible d’ouïr quelques paroles du chœur au rez-de-chaussée, il faudra se rendre au premier étage pour assister pleinement à The Mutes, tout à la fois pièce chantée et installation immersive. Comme de coutume à Lafayette Anticipations, le plateau a été repensé de fond en comble à l’occasion de cette nouvelle expo. Frappante vision. L’espace tout entier s’est mué en jardin d’orties où l’on trouve, au hasard des déambulations, une rampe, un banc, des chaussures. Autant d’objets sculpturaux parmi lesquels la troupe de Lina Lapelytè se déplace au gré d’une ronde hypnotique, sur fond de notes musicales à la harpe, au saxophone et au violon dont quelques touches expérimentales rappellent John Cage, et, dans les moments plus mordants, plusieurs partitions des Velvet.
Certain.es choristes s’assoient à nos côtés, d’autres s’adossent à des rambardes. Sans crier gare, voilà que l’un d’entre eux entonne en solo. Puis le choeur s’attroupe au second étage, avant de migrer au centre du premier pour répéter de concert certains passages (en anglais) du texte d’où est extrait l’ensemble de la partie chantée de The Mutes : Linving in A Land. Un roman signé Sean Ashton où il est question de vies rêvées, de vies non vécues – de vies perdues, peut-être.
Ce récit, nos “mauvais.es chanteur.euses”, aux âges et origines diverses, le rehaussent d’un éclat nouveau. La phrase « je ne comprendrais jamais pourquoi je n’arrive pas à corriger mes mauvaises habitudes », a-t-elle la même résonance, selon qu’elle soit proférée de la bouche d’une fille au sortir de l’adolescence, ou d’un sexagénaire ? Pas sûr. Arrachées à leur écrin littéraire originel pour être interprétées par une diversité de profils dans la vérité nue de leur “non-compétence”, de leur maladresse et de leur vulnérabilité, les lignes de Sean Ashton s’adressent à tous. Pour tous.

Le jardin d’Eden des oubliés
Passé les premiers instants de nécessaire acclimatation (au désordre volontaire des plantes, à la “cacophonie” du chant…), se dégage – surprise ! – une sensation d’harmonie. C’est que tout fait écho. Au fracas grinçant des notes répond l’évocation des irritations cutanées provoquées par les orties, ou encore l’inclinaison tout sauf ergonomique de plusieurs plateformes. Assurément, il y a quelque chose d’inconfortable dans The Mutes.
Un inconfort mis en scène à travers l’exhibition de laissés-pour-compte. Celleux à qui on avait supplié d’arrêter de casser les oreilles étant petits, lorsqu’ielles se risquaient à donner de la voix. Les plantes jugées laides, ou dangereuses. Une grappe d’objets perçus comme impropres à l’usage commun. Cette foule d’éléments qui ne rentrent pas dans le moule fait corps au sein d’un espace hors du temps. Une sorte d’utopie où la distinction entre l’utile et l’inutile, le beau et laid n’existe pas.
À la fois songe d’enfant où le jugement n’était pas encore sculpté par les canons sociétaux et jardin d’Éden au sein duquel le “savoir” n’avait pas prise, le royaume enchanté de The Mutes enjoint chaque visiteur à laisser sur son seuil ses critères traditionnels d’appréciation esthétique. Exit l’histoire de l’art, les longues heures à “affiner” son ouïe, ses vieilles tournées musées. Tabula rasa exigée ! Histoire de faire place à la possibilité d’un émerveillement “immaculé”. Candide, naïf. Seul moyen d’apprécier des beautés là où on avait pris l’habitude de ne plus les voir.

Grande valdingue des codes musicaux tradi’, expérience certifiée non-conforme et 100 % dressée contre la normativité esthétique en même temps que, plus largement, sociétale, The Mutes fonctionne comme une prodigieuse machine à inclusion. Oui les orties, malgré la brûlure que suscitent leurs poils, recèlent de formidables vertus thérapeutiques. Et oui, définitivement oui, les “casseroles” peuvent faire chorale. Morale de l’expo : il n’y avait qu’à leur laisser une chance. Un point de départ pour engager, ensemble, la redéfinition des contours de “l’acceptable”, du “pénible” ou de “l’agréable” ? Et pourquoi pas.
The Mutes, du 23 juin au 24 juillet 2024. Informations à retrouver sur le site de Lafayette Anticipations, entrée libre et gratuite, performance en continu de 13h à 19h du mercredi au dimanche.
