La Haye est une petite ville qu’aucune liaison directe ne relie à la France. En prenant le Thalys filant vers Amsterdam, je descends à Rotterdam pour une correspondance en métro. 30 minutes jusqu’à la côte. Le métro effectue la majorité de son parcours à la surface. L’horizon d’herbe haute et grasse défile dans la nuit vert-bleu. Des canaux quadrillent les champs, les habitations pavillonnaires se détachent dans leur brique rouge sombre. Des maisons carrées coiffées de toits lisses et dépareillés, surplombant des allées sages et des petits bancs sur les porches. Pas de doute, je suis bien aux Pays-Bas.

Arrivée à la gare centrale de La Haye. Les grandes tours Art Nouveau du quartier des affaires se perdent dans la brume marine, donnant à l’ensemble des airs de Gotham City. Nous sommes la veille du festival. The Crave se tient le lendemain de midi à minuit dans le plus grand parc de La Haye, le Zuiderpark. Les Néerlandais semblent plébisciter ce format diurne, adopté également par le Dekmantel. Mon a priori, positif en soi, est d’assister ici à une mini-édition du festival amstellodamois.
Une soirée de before est néanmoins prévue. Les valises posées, direction le Het Magazjin. Le petit nouveau des clubs techno de La Haye est situé en plein centre-ville : sa devanture anodine jouxte depuis un an la place du marché et ses terrasses bondées. Il est 23 heures, les bars australiens et autres pubs en toc maxiformat grouillent de monde. La discrétion du Magazjin est salvatrice. On ne passe pas sa porte par hasard.
Au guichet, deux écriteaux posent les règles de base : “Pas de téléphone sur le dancefloor” et “Veuillez rapporter tout acte de harcèlement sexuel au staff.” Je descends un escalier et me retrouve face à deux grosses têtes de Funktion One qui assaillissent le dancefloor d’une electro acid rugueuse. Elles sont posées sur des étagères en bois brut prêtes à craquer. Une trentaine de personnes clairsèment la piste qui peut en accueillir 150. Rude 66 vient d’entamer son live. La cinquantaine, arborant de longues dreadlocks à l’arrière du crâne, il est posté derrière sa console et joue directement devant les enceintes. Sans bouchons, s’il vous plait. Une petite femme au visage doux, son acolyte, saisit son micro. Une voix vocodée, ce timbre robotique prisé de l’electro des années 80, s’élève dans l’atmosphère rouge épaisse de fumigènes. Je suis tout de suite dans l’ambiance.

Dans les années 90, La Haye était une place forte du “West Coast Sound” des Pays-Bas. Une electro crade et industrielle, dont les Saints-Pères formaient le groupe Unit Moebius. L’un de ses anciens membres se nomme Jan Duivenvoorden, et le voilà à deux mètres de moi sur la piste. C’est lui qui enchaine après Rude 66. La salle s’est pourtant à peine remplie.
La cadence lourde et mentale que Jan tente d’imposer est malheureusement court-circuitée par une enceinte qui lâche à la moitié du set. Le bonhomme fait de son mieux pour jouer avec les craquements et grésillements du speaker, mais la montée retombe. Il achève tout de même son live, dépité, sous les applaudissements nourris du public compatissant. L’Amstellodamois Identified Patient prend la suite. Le BPM restera mesuré et une transe douce s’installe, à la croisée de l’acid, de l’EBM et de l’indie dance. Belle entrée en matière.
Le lendemain, le ciel est gris et plat comme un mur de plâtre. L’ambiance est calme à bord du tram n°9 à destination du Zuiderpark ; les participants sont nombreux dans la rame, mais il n’est que 13 heures. À la descente, je dépasse un grand Bowlingworld et pénètre dans l’enclave de verdure du parc. Les scènes du festival ont été montées sur un réseau de presqu’iles, au milieu d’un plan d’eau où se rallient les canaux. Les bouffées de fumée qui s’en élèvent leur donnent une allure de campement autochtone. Un petit groupe a allumé son barbecue, nullement dérangé par les basses vrombissant dans l’air humide.
Des centaines d’oiseaux squattent devant l’entrée du site. Les journalistes ne sont pas fouillés et je ne rentre sans connaitre la politique du festival en matière de drogues “douces”. Mon nez me l’indique assez vite. Je me lance dans une cartographie des lieux. Pour rallier les différentes scènes, il faut passer par des zones de forêt ou des ponts. La circulation est fluide, The Crave a vu large sur la jauge. De nombreux festivaliers ont pourtant fait le trajet depuis la capitale, m’apprenait la veille une jeune Amstellodamoise. “Ils viennent ici pour faire la fête sans se prendre la tête. Les gens ne sont pas là pour se montrer, ils veulent juste se lâcher.” Sur la grande scène, les fumigènes bombardent à plein régime. Skee Mask aussi. En un coup de fader, il passe de “The Cypher” de DJ Sliink & DJ Tray à “Pulse 8” de Mystry. Le set rappelle qu’avant de sortir l’acclamé Compro en début d’année, l’Allemand a commencé sa carrière sur le label de Boys Noize sous l’alias SCNTST.
Je traverse la brume artificielle suspendue entre les arbres et me retrouve devant la seconde scène la plus plébiscitée du festival. Sa programmation a été confiée conjointement à Intergalactic FM, la webradio électronique de La Haye, et au label berlinois Killekill. Là, c’est Alienata qui fait pulser une electro texturée, sertie de lignes de TB-303. Elle porte en étendard un sweatshirt orné d’une grande croix, le logo de l’institution locale Bunker Records. Je croise aussi un type aux cheveux longs en bombers Djax Up ; ici un T-shirt Murder Capital, là un sweat Pinkman. Le public connait ses classiques.
La main stage passe progressivement à la techno. J’en profite pour retourner aux plus petites scènes. Soichi Terada vient de terminer son live sur celle programmée par le grand club de la ville, PIP, et danse sans retenue avec le duo Twice Upon A Time qui lui succède. Un large sourire illumine son visage. Les DJ’s locaux puisent dans un chaudron de styles entre techno, acid, des accents transe parfois. Hélas, la tension retombe souvent à cause de transitions hasardeuses. Je me dirige vers la prochaine scène quand je remarque deux choses : premio, la beauté du lieu et le grand espace dont disposent les gens pour danser. Bon point. Secundo, les centaines de gobelets en plastique qui jonchent déjà le sol entre eux. Un festival sans verres consignés, ça existe donc encore.
Une mouette fend le ciel. Mon désir de profiter des artistes rarement bookés en France me ramène à la scène IGR/Killekill. Aucune baisse de régime à signaler. Le patron du label de Rotterdam Crème Organization, DJ TLR, vient de terminer son set et Exman achève de rouler un gros joint et attaque son live. Les basses mutantes de la TB-303 rampent une nouvelle fois dans l’air. Je contemple la perspective de faire sauter le pont qui relie cette scène aux autres pour proclamer la République autonome de l’acid.
La nuit commence à tomber quand Beverlyhills808303 alias I-F lui succède. Une légende de La Haye, et celui qui a popularisé sa musique en gravissant les charts avec l’album culte Invaders Are Smoking Grass (1998). Sur l’une des petites scènes, DJ Sotofett entame lui aussi son set, lequel durera jusqu’à la clôture à 23 heures. Il calme le dancefloor avec un rocksteady et enchaine sur du funk. Un type sifflote au premier rang. La scène donne sur le lac et plusieurs petits groupes assis prennent une pause en observant les canards sauvages. Les plus endurants sont déjà devant Matrixxman, qui assène kick sur kick à la scène principale.
Beverlyhills808303 achève son set sur un grand bain d’acid avant de passer le relai à DJ Stingray. Les barrières tremblent lorsque le BPM atteint les 140. Une voix entonne “We need you to protect me” sur un morceau d’electro futuriste. Le public est déchainé, prêt pour l’after qui se déroule au Het Magazjin et dans les trois salles du club PIP. J’en restai là pour ce soir. Je rentre à l’hôtel et décide de rejoindre l’after au Magazjin vers 6 heures du matin.
Le soleil descend déjà le long des façades lorsque je traverse le centre-ville le lendemain. Vidées des cohortes d’étudiants, les places respirent la sérénité. La ville est encore endormie, et la dizaine de fumeurs postée devant le Magazjin ne trouble pas sa quiétude. Dans le club, c’est une autre affaire. Une techno coupée au breakbeat anime les ultimes danseurs. La DJ aux platines progresse en douceur ; la licence 24 heures du Magazjin en fait un lieu où l’after se respecte.
La fête touche à sa fin dans quelques heures. J’en profite pour troquer un ticket boisson froissé au fond de ma poche contre la mousse du petit-déj. On me la sert dans un verre, gage que le public sait se montrer respectueux du lieu, sans quoi le sol serait rapidement jonché d’éclats. Un dernier pour la route avant de mettre le cap sur la plage, où un soleil brulant me fera rapidement regretter de m’être assoupi sur un transat. Mais le jeu en valait la chandelle. The Crave a su combiner les ingrédients qui font un festival auquel l’on a envie de retourner : un cadre remarquable (mais faites quelque chose pour les gobelets), un panel de têtes d’affiche bien choisies et un ancrage réussi dans la riche scène locale. La West Coast n’a pas dit son dernier mot.