Il y a des concerts qui vous changent une vie. Comme celui donné par le collectif new-yorkais ASAP Mob le 29 avril 2014 dans la salle du Zénith, à Paris. À l’époque, le crew des rappeurs est au firmament, porté par le succès un an plus tôt du premier album officiel d’ASAP Rocky qui a fait de la bande de potes de Harlem l’une des formations les plus suivies du hip-hop américain. À Paris, comme partout ailleurs dans le monde, une nouvelle génération de fans de rap scande désormais en boucle les lyrics des nouvelles idoles new-yorkaises et promène son “swag” avec la fierté de ceux qui savent que l’avenir leur appartient. C’est cette jeunesse qui remplit ce jour-là le parc de la Villette, dans le nord de la capitale, fumant joint sur joint en attendant que la salle du Zénith ouvre les portes de ce qui s’annonce déjà comme la grande messe de l’année.
Au milieu de cette foule, Eloi n’a que 15 ans et elle est venue seule. N’en déplaise à ses parents qui préféreraient que leur fille écoute autre chose que ce rap effronté ne parlant que de drogues et de fringues. Mais lorsque démarrent sur scène les premières notes de « Hella Hoes », l’un des plus gros banger trap de l’époque, il n’est plus question d’âge ou de quoi que ce soit d’autre. Comme un tsunami humain soulevé par les basses massives du hit, le public explose de joie. Dans cette ambiance proche de l’émeute, Eloi est aux anges. Elle en profite pour discuter avec un peu tout le monde. « C’est là-bas que j’ai rencontré des amis plus âgés que moi avec qui j’ai commencé à faire du rap », se souvient-elle aujourd’hui. Elle ne restera pas longtemps dans cet univers un peu trop masculin à son goût, où elle doit parfois débattre pendant des heures seulement pour pouvoir donner son avis. Mais peu importe. Tout ça lui a donné l’énergie et la hargne pour les années à venir.
Du piano au skateboard
Eloi n’a pas attendu qu’ASAP MOB tourne en boucle dans ses écouteurs pour s’intéresser à la musique. Née au sud de Paris, à Montrouge, dans une famille d’instrumentistes, elle découvre le piano à l’âge de 5 ans. Ancienne prof de musique au collège, sa grand-mère lui donne ses premières leçons et se rend compte que sa petite-fille peut aller loin. « Elle m’a mise au conservatoire mais elle est un peu control freak donc dès qu’elle m’écoutait faire un exercice qu’on m’avait donné là-bas, elle disait que mes profs me faisaient faire n’importe quoi. » À l’adolescence, Éloi fait effectivement n’importe quoi. Trop dissipée durant les années collège, elle est envoyée en internat en Bretagne puis se fait virer et atterrit à Compiègne. Dans tout ça, le piano lui donne un point de repère et la rattache au monde adulte : « C’est un instrument qui met tout de suite dans des émotions très fortes et très matures. Du coup, c’était vraiment un exutoire. Et le fait que ce soit de la musique classique me coupait un peu de tout ce que j’écoutais à côté. »

En parallèle, elle commence à s’intéresser au graff’, se met au skate et traîne dans le sud de Paris, du skatepark d’Arcueil jusqu’à celui de la porte d’Orléans. Entre deux sessions, elle griffonne ses premiers textes de rap, va voir Asap Mob au Zénith et joue les dures-à-cuire dans les open-mic. Pour fendre l’armure, elle crée aussi avec son ami Laska le duo Criskat Palace, pour lequel elle commence à produire une pop synthétique et mélancolique après avoir cracké les plug-in des synthétiseurs Roland. C’est l’époque des premiers concerts, des premiers clips. Deux adolescents timides derrière leur micro. Et des souvenirs gravés pour toujours.
Entre Euphoria et Noir Boy George
Mais Eloi a aussi envie de suivre son chemin en solitaire, pour raconter ses démons, ses angoisses à elle. Le 18 décembre 2020 sort son tout premier EP Acedia, dont le titre renvoie à l’acédie, défini par le dictionnaire Larousse comme « Un état spirituel de mélancolie dû à l’indifférence, au découragement et au dégoût ». Et il faut bien reconnaître que les quatre titres du projet ont tout d’un épisode de la série Euphoria qui aurait dérapé. Sur des compositions rappelant la minimal wave ou les bricolages DIY de Noir Boy George, Eloi raconte son adolescence à vif, parle de se faire interner, du divorce de ses parents, du retour de l’hiver, d’enquiller des flash de rhum, d’histoires d’amour qui flanchent et du monde extérieur souvent trop violent.
Mis en ligne en plein confinement, Acedia illustre avec une vérité bouleversante le spleen du moment, celui d’une jeunesse sous cloche condamnée à observer le monde depuis une fenêtre Google, faute de pouvoir sortir de chez soi pour vivre ses expériences et ses rites de passage. « Pour les gens de mon âge, cette période de pandémie a changé beaucoup de choses dans les relations sociales, dans les groupes d’amis. Communiquer, prendre soin les uns des autres, ou même juste se sentir bien : tout est devenu très difficile. Ça a aussi cristallisé certaines peurs et l’impossibilité de se projeter pour ma génération. La plupart de mes amis qui sont diplômés depuis un, deux ou trois ans ne trouvent pas de travail. On sait que la précarité nous attend », resitue la chanteuse et productrice.
La plupart de mes amis qui sont diplômés depuis un, deux ou trois ans ne trouvent pas de travail. On sait que la précarité nous attend
Eloi
Malgré les confinements et les couvre-feu à répétition, Eloi parvient tout de même à défendre Acedia sur scène, le temps de quelques concerts volés dans des squats à Aubervilliers : « Je me souviens que je ne savais pas comment mettre des effets sur ma voix en concert. Donc j’ouvrais une session Logic Pro sur mon ordi, comme si j’allais produire, et je mettais le retour sur une piste. Du coup, il y avait tout le temps beaucoup trop d’effets, avec de la latence. Mais c’était cool. » On la voit aussi lors de sessions DJ sets qu’elle organise en livestream depuis chez elle à Saint-Ouen avec le collectif et micro label ARP 169 qu’elle a créé avec son frère DJ et producteur Le Kaiju. Une belle affaire de famille.
Wejdene glitch
Aujourd’hui, Eloi a 23 ans et les choses ont un peu changé pour elle depuis le déconfinement. Inscrite aux Beaux-Arts après un passage aux Arts Déco, elle multiplie les rencontres avec des artistes et performeurs tout en affinant la direction artistique de son projet. On l’a vue aux côtés du trio Nyokō Bokbaë ou de la DJ et productrice techno u.r.trax avant qu’elle ne rejoigne l’écurie AMS Booking (Casual Gabberz, Ascendant Vierge, Crystallmess, Maud Geffray, etc.). Des rencontres qui ont façonné sa musique, tout comme sa découverte de genres musicaux plus expérimentaux comme l’hyperpop ou le glitchcore. « Ça m’a aidée à comprendre que je pouvais traiter ma voix différemment. Jusqu’alors, je chantais grave, je mettais de la reverb’, du delay, ce genre de choses très rock. Je travaille maintenant sur une voix plus épurée, avec des cut, pour qu’elle devienne très rythmique. »
Pour s’en rendre compte, le mieux est sans doute d’écouter son incroyable reprise du hit « Je t’aime de ouf » de Wejdene, qu’Eloi transforme en un hymne à l’esthétique mi-pop mi-gabber. « J’adore cette manière d’écrire de façon très naïve sur l’amour, c’est super touchant. Au début, je voulais surtout faire cette reprise pour ma copine avec qui j’écoutais ce morceau en boucle. » Cet été, le double maléfique de Wejdene a pris la route des festivals avec la guitariste Mia Mongiello pour présenter un live et jouer les morceaux de son dernier EP Pyrale qui fait bouger les lignes dans le paysage musical français. L’avenir appartient à Eloi. De ouf.
Cet article est extrait du numéro 234 de Trax, disponible en kiosques ou sur notre store en ligne.
