En cette fin d’année 2016, le nombre de start-up spécialisées et de projets VR (réalité virtuelle) a littéralement explosé. En France, le mouvement est mené par Okio Studio, dont le film I, Philip, mis en musique par Rone (en binaural), a eu les honneurs lors du dernier Festival de Cannes. Pour la première fois, cette année, le Marché du film, dans le cadre du programme Next (qui s’intéresse au futur du cinéma), projetait une trentaine de films en VR sur la Croisette. Encore éloignés du phénomène, les professionnels du cinéma se sont pris une claque. “La VR, c’est comme découvrir un truc extraordinaire pour la première fois, avec des sensations très fortes. Mais I, Philip fait partie des films qui montrent qu’en plus, un storytelling est possible”, estime Antoine Cayrol, cofondateur d’Okio Studio. De plus en plus de structures, comme Arte, sont désormais convaincues du potentiel narratif de la réalité virtuelle. Après les effets d’annonce, de nombreux contenus sont en cours de développement, un peu partout dans le monde (Canada et Etats-Unis en tête, devant la France), des courts-métrages ou des séries comme Halcyon, diffusée par la chaîne SyFy.
“Pour la VR, la musique électronique a énormément de potentiel créatif, c’est une évidence. Ceux qui ont des idées doivent venir nous voir !” Nicolas Derosier, fondateur de la start-up Veemus
Fabien Coupez, le réalisateur du futur clip VR de Floating Points, basé à New-York, flaire la tendance, notamment du côté des marques : “Il commence à y avoir des budgets, une demande. Vice, par exemple, leur truc, c’est avant tout de développer pour des marques. Samsung les a contactés pour qu’ils leur produisent du contenu VR. Ça permet de coolifier le client et, pour Vice, de faire avancer le schmilblick. On devait faire un clip VR pour Grimes justement (annulé pour raisons de calendrier), avec un budget de 200 000 dollars, mais au final, ça aurait été une pub déguisée pour Samsung.” Outre-Atlantique, c’est aussi la mode des trailers VR (des jeux vidéo comme Until Dawn : Rush of Blood ou Batman Arkham, et bientôt une avalanche de films). Au festival de Sundance 2016 a été dévoilé Notes on Blindness : Into Darkness, une immersion sensorielle qui permet d’expérimenter la cécité avec un son binaural.
Des ouvertures pour les musiciens électroniques
Si les applications sont évidentes pour le cinéma, quelle part vont jouer nos musiciens dans cette future révolution ? Avec la multiplication des contenus VR, on peut imaginer l’opportunité, pour les artistes, de créer des musiques originales ou des sons en 3D. D’autant que le streaming VR se structure à coups de milliards de dollars. La guerre s’annonce féroce entre YouTube et Facebook (qui a racheté en 2014 la firme Oculus, pionnière sur les casques de réalité virtuelle). Il faudra aussi compter sur Amazon, Sony, qui vient de lancer le casque Playstation VR pour accompagner sa console de jeux, le Daydream de Google et les plateformes indépendantes qui commencent à voir le jour. C’est notamment le cas de Samo et son business model innovant : connecter les utilisateurs des autres plateformes pour devenir le service universel de la réalité virtuelle. Chez nous, la plateforme NouvOson de Radio France fait figure de précurseur. Et le groupe Orange a annoncé des contenus VR pour ses abonnés OCS. Okio Studio fait d’ailleurs partie des partenaires (avec des poids lourds comme 20th Century Fox Innovation Lab ou Warner Bros).
“Pour le moment, c’est assez confidentiel. Il y a un gros circuit de gens branchés high-tech, mais globalement, personne ne parle de ça.” Rone
Toutes ces annonces sont autant de portes à enfoncer pour les musiciens électroniques, dont la spécificité en fait des candidats idéaux. Mais malgré Internet, la VR n’a pas encore atteint le grand public. Parmi les pionniers du genre, Rone a tourné en 2015 le clip de Quitter la ville en réalité virtuelle à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Le producteur français a d’abord fait face à la perplexité de ses proches : “J’avoue que pour le moment, c’est assez confidentiel. Il y a un gros circuit de gens branchés high-tech, mais globalement, personne ne parle de ça. Lorsque j’évoque le sujet avec mon entourage ou les gens que je rencontre, ceux-ci sont même surpris d’en entendre parler.” Il faut dire que, hormis quelques clips à 360° intéressants çà et là (Naive New Beaters, Rone, Run The Jewels…), il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, en attendant l’album 100 % VR de Björk, qui devait sortir cet été mais a pris du retard.
Rone – Quitter la ville
Pour Nicolas Derosier, fondateur de Veemus, une société de production basée à Paris, le potentiel est là. L’objectif de sa start-up est d’alimenter, par exemple, des chaînes YouTube à 360° pour créer tout un catalogue d’expériences musicales. “Pour la VR, la musique électronique a énormément de potentiel créatif, c’est une évidence, explique-t-il. Mais il faut du temps pour trouver les artistes, les financements, etc.. Ceux qui ont des idées doivent venir nous voir, car on leur propose un développement à 50/50, une aide pour la spatialisation du son…” Pour le moment, Veemus compte un projet d’immersion avec Electro Deluxe (le public se retrouve seul en studio avec le groupe qui joue en direct devant lui et des invités triés sur le volet) et attend donc de nouvelles idées.
Des techniques à apprivoiser
Mais les meilleures volontés se heurtent à d’autres réalités (bien concrètes celles-ci), financière et technique. Fabriquer un clip en réalité virtuelle coûte cher et prend beaucoup de temps. Normalement, pour un clip, la musique est déjà composée, il faut « juste » réaliser une bonne vidéo. En VR, il faut tout refaire, en se débrouillant ou en demandant l’aide de studios spécialisés et coûteux comme l’américain Source Sound, la référence du genre. “Ce n’est pas du tout évident, explique Antoine Cayrol d’Okio Studio. Pour les musiciens, il y a une phase d’adaptation à des outils qui ne sont pas encore matures. Il faut les créer, les bidouiller, les détourner… On aide les artistes qui n’ont jamais fait de binaural en les encadrant avec des studios spécialisés. Et puis, il y a plusieurs façons de spatialiser le son. Une solution va convenir à un film mais pas à un autre. On change les caméras, les micros, etc.. Même dans un film, tu peux utiliser différentes solutions selon les séquences. L’idéal serait de tout faire en VR (mixage, montage, graphisme…) mais on n’en est pas là”. Pour résumer, la technologie a été trop rapide et il faut la rattraper.
Certes, des plug-ins et des workstations VR existent mais les outils généralisés n’arriveront que dans trois ou quatre ans. On comprend mieux les retards de Björk (ou de Floating Points, dont le clip sortira finalement cet hiver). D’ailleurs, l’Islandaise n’a pas cherché à noyer le poisson quand elle a répondu au Guardian, en août dernier : “Quand je fais de la musique, je suis un peu tyrannique. Mais pour la partie visuelle, c’est plus de la collaboration. […] Pour obtenir des points de vue suffisamment variés en VR, il faut absolument disposer de réalisateurs et de technologies différents.” L’autre problème pour la chanteuse, un peu trop pressée, c’est que, jusqu’à présent, peu de gens ont accès à la réalité virtuelle. Ça devrait changer à Noël…
“La VR, c’est un beau challenge pour les artistes, une nouvelle manière de travailler l’espace sonore et musical.” Antoine Cayrol, fondateur d’Okio Studio
Le fantasme du studio virtuel
Mais le vrai bouleversement de la VR pour les musiciens, c’est le studio virtuel. Il existe déjà avec l’application SoundStage (de Logan Olson) disponible pour le casque HTC Vive. Imaginez : vous êtes immergé dans un environnement vierge et, à coups de contrôleur, vous faites apparaître vos instruments comme par magie. Puis, par des mouvements, vous les reliez entre eux et c’est parti. Bon, le concept n’est pas tout à faire abouti et n’est pas destiné aux professionnels. Cela reste un « jeu » pour musiciens en herbe, mais il est de bon augure pour la suite. Les prochains logiciels de MAO immersifs (notamment Ableton Live, que l’on peut déjà contrôler en VR) risquent de faire très mal. Et ça sera la même chose pour les performances live et le DJing. SoundStage le permet, mais il suffit de jeter un œil sur une applications comme TheWave pour se convaincre du potentiel de la VR pour les DJ’s et producteurs.
Voilà, en gros, il ne reste plus qu’à patienter et à s’équiper d’un casque. La plupart des vidéos VR sont gratuites, autant en profiter. Pour la musique électronique, il est encore trop tôt pour parler de revenus et de débouchés. Au rayon artistique, on attendra aussi un peu avant de parler de révolution. “La VR, c’est un beau challenge pour les artistes, une nouvelle manière de travailler l’espace sonore et musical, conclut Antoine Cayrol. C’est vrai que des plateformes comme Amazon ou Oculus commandent des contenus. Mais aujourd’hui, de manière générale, dans ce domaine, les investissements consacrés à la musique sont encore faibles. Nicolas Jaar, ce serait mon rêve pour de la VR, mais est-ce que sa maison de disques aurait les moyens de mettre le budget ? Pas sûr…”
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À VOIR EN VR
En attendant l’arrivée de nouveaux contenus signés par des artistes électroniques (peu de noms circulent, sinon le label Gum de Woodkid), on a quand même le droit à quelques autres pépites en matière d’immersion. Dans la vidéo Hey, No Pressure de Ray LaMontagne, vous êtes propulsé dans un kaléidoscope pour un véritable trip de rock psychédélique. Not Above That de Dawn Richard (aka D∆wn) vous envoie dans un monde peuplé d’hologrammes et de sons intergalactiques. Mais le top, c’est quand même Old Friend de Tyler Hurd. Là, on se retrouve au milieu d’une teuf. Et grâce aux contrôleurs du HTC Vive, on peut danser dans la vidéo. Génial. Vous retrouverez aussi ce type d’expérience avec Drugs d’Eden, un gros délire à la Tron. Enfin, dans un autre genre, on ne résiste pas à vous parler de Magma Chamber 360 VR, le projet dingue de Mix Master Mike, l’ancien DJ des Beastie Boys. Le concept ? Plutôt que de faire une vidéo promo pour son album Magma Chamber, Mike nous invite à plonger dans son univers ultra dark pour des sessions live à 360°. On en redemande. Sinon, une appli de Google a pas mal cartonné cette année : Inside Abbey Road, la visite en réalité virtuelle des studios légendaires de Londres. L’effet est saisissant.