Cet article est initialement paru en mars 2015 dans le numéro 180 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Daniel Wang
Le Panorama Bar, la mezzanine du légendaire club techno Ostgut, a rouvert un vendredi, le 15 octobre, à sa nouvelle adresse dans le quartier de Friedrichshain, à Berlin-Est. Nous étions sept ou huit du quartier, plus trois amis arrivés de Paris. Nous nous sommes engouffrés dans deux énormes taxis pour la soirée d’ouverture. A 23h15, nous découvrons que 80 autres personnes étaient déjà sur place !
Hallucinant : il faisait un froid glacial, et franchement, vous imaginez aujourd’hui un club, dans une grande ville, qui attire 500 personnes une heure avant l’ouverture des portes, sans AUCUNE promo ? Il faudrait que ce club soit vraiment très spécial. Depuis fin 1998, Ostgut était l’épicentre de la nuit berlinoise. Ce n’était pas seulement un endroit où l’on pouvait traîner du vendredi soir au dimanche soir – souvent sans interruption –, c’était aussi un monde en soi, un monde à part.
Le Berghain, c’est simplement une masse de gens, bourrés à la bière ou défoncés à je ne sais quoi, frappés d’une envie irrésistible de bouger, de se secouer, de se toucher la peau.
Daniel Wang
L’ancien Ostgut a été construit dans une usine désaffectée, près du chemin de fer d’Ostbahnhof, et il n’y avait même pas un lampadaire près de l’entrée. En fait, officiellement, Ostgut ne figurait sur aucune rue. (Si vous preniez une carte de la ville, il n’y avait qu’un espace vide à cet endroit). On pouvait y aller depuis Muehlenstrasse, où une longue section du mur de Berlin était toujours en place. Mais nous préférions toujours marcher depuis le pont au-dessus de Warschauer Strasse Station.
On escaladait un escalier de métal illégal à l’air précaire, puis on marchait sur le béton dans l’obscurité totale quelques minutes, jusqu’à ce qu’on aperçoive les videurs et les clubbeurs en bottes et bombers devant la porte. A l’étage, le Panorama Bar proposait un mix éclectique de house, techno et autres styles du moment, et la populace était tout aussi diverse. En bas, sur le niveau le plus grand d’Ostgut, les beats étaient strictement dark, forts, et aveuglément durs, ravitaillant une masse d’hommes débordant de testostérone.
En bas, une autre section était appelée le Lab.oratory, et strictement réservée aux mâles avec un penchant pour le sexe hardcore et déviant. Mais on pouvait y circuler et choisir son propre espace pour quelques minutes ou quelques heures, depuis le paradis en haut jusqu’à l’Enfer en bas des escaliers, une version réelle de celui de Dante. Vous pouviez aussi vous perdre complètement dans les petits purgatoires – les longues cages d’escalier, les diverses darkrooms complétées par des chaînes, des élingues, et des urinoirs avec des tubes menant Dieu sait où, et ces coins dans lesquels des hommes et des hommes, des hommes et des femmes, découvraient des fragments de leur sexualité qu’ils n’avaient jamais explorés avant.
Sinon, pendant l’été, vous pouviez aussi danser avec quelques centaines d’autres corps en sueur sur la terrasse, avec un DJ booth en outdoor et un bar dans une hutte en bois. Certains soirs, le Lab.oratory accueillait les fameuses Snax parties, avec des thèmes spéciaux pour les insatiables appétits gays de Berlin. Un soir, la pièce entière était remplie de boue. Les garçons dansaient tous nus, comme des cochons, et ça a pris un mois pour nettoyer les murs après ça. Le Panorama Bar n’était pas non plus immunisé contre la folie. Un soir, il faisait extrêmement chaud, et les lucarnes étaient ouvertes pour laisser l’air passer. Soudain, il a commencé à pleuvoir depuis le toit. Tout le monde a levé les mains en l’air, et les garçons et les filles se jetaient des gouttes au visage, riant et applaudissant. Notre copain Thilo a levé les yeux, et il a réalisé que ce n’était pas de la pluie, mais un skinhead gay bourré qui pissait depuis le toit. Personne n’a rien remarqué et la fête a repris son cours…
Un soir, la pièce entière était remplie de boue. Les garçons dansaient tous nus, comme des cochons, et ça a pris un mois pour nettoyer les murs après ça.
Daniel Wang
Tout cela sonne comme une vieille légende disco, mais en réalité, c’est de l’histoire récente, et le closing d’Ostgut en janvier 2003 – avec le DJ chéri Boris jouant la derrière chanson, Ferry Cross the Mersey de Frankie Goes To Hollywood – a fait sangloter tout le monde. On a alors redécouvert d’autres lieu de la ville (Kinzo, Watergate, Cafe Moskau, Cookies, Maria, Rio, et même les bars gay trashy Scheune ou Connection Garage). Mais au fond de nous, nous guettions les débuts de la construction du nouvel Ostgut. Et maintenant, nous y voilà, à faire la queue à minuit, un soir glacial d’octobre.
Un type blague en disant qu’il allait s’évanouir et se retrouver attaché nu avec un baillon sur le dancefloor. On s’esclaffe, et, alors que le videur ouvre lentement la porte, tout le monde se rue à l’intérieur. Nous ne sommes pas surpris quand on nous demande si nous possédons un appareil photo. Les clichés sont strictement interdits. Impossible de passer quoi que ce soit à l’insu des videurs. Une vraie bonne idée dans une ère digitale où les souvenirs sont conçus par le besoin compulsif d’enregistrer et de double-checker chaque moment.
Prudemment, trépidant, nous musardons à l’intérieur et nous ne sommes pas déçus. L’entrée au rez-de-chaussée m’a même soufflé : on aurait dit la porte d’un musée moderne, avec le mur couvert de mosaïques en noir et blanc du XIXe siècle, représentant un volcan en éruption, des tornades et une aurore boréale. Le sens est évident : des forces de la nature violentes, incompréhensibles mais magnifiques, qui dépassent le contrôle humain. Un choix brillant, aussi révélateur qu’un rêve. Grimpant l’escalier encore poussiéreux, on arrive au nouveau Panorama Bar, et nous redécouvrons les centaines de personnes de la queue, sans bonnet ni gants.
Trois photos énormes et immaculées de Wolfgang Tillmans couvrent les murs derrière le bar. Deux longs rectangles abstraits, avec des images distordues de cheveux et de cils tournoyant au-dessus d’un fond gris-blanc de peau humaine blafarde. Une autre photo montre l’entrejambe d’une fille nue, assise : juste son vagin et ses cuisses. Son pubis est rasé et sa vulve gonflée, comme si elle était excitée, faisant l’effet d’un scrotum. (Un ami gay commente : “C’est malin de ne pas montrer de pénis : ça ne ferait qu’exciter les mecs, qui serait tentés de comparer avec tous les autres pénis dans la salle.” Un autre acquiesce : “Cette image a sûrement un dessein pédagogique, puisque la plupart des hommes dans la salle n’ont jamais vu un vagin excité avec autant de détails.”)
Le DJ booth n’a pas trop changé. La longue table est attachée au plafond par des chaînes brillantes, et protégée du public par des rails métalliques, évoquant le cockpit d’un avion. De pâles néons orange ont été installés à la verticale entre les larges fenêtres. Les lumières sur le dancefloor sont toutes puissantes, comme d’intenses halogènes. La nouveauté, c’est cette rangée de petits stroboscopes, qui, au lieu d’aveugler les danseurs, s’étendent sur le plafond comme une explosion d’étoiles. Très très cool.
Soudain, il a commencé à pleuvoir depuis le toit. Tout le monde a levé les mains en l’air, et les garçons et les filles se jetaient des gouttes au visage, riant et applaudissant. Notre copain Thilo a levé les yeux, et il a réalisé que ce n’était pas de la pluie, mais un skinhead gay bourré qui pissait depuis le toit.
Daniel Wang
La première heure, presque personne ne danse, à part un Ossie chauve portant un maillot de foot à rayures qui ne peut s’empêcher de sautiller comme un joggeur. Tous les autres attendent le bon moment. Comme les premières boums au collège, personne ne veut être le clown. Le DJ, Alan Roxy, du Elan Club en Thuringe, joue pourtant des tracks techno bien dynamiques. On le rassure : “T’inquiète pas, les gens sont juste timides.” Vers 1 heure, le dancefloor se remplit spontanément, mais c’est toujours assez poli, les gens ont encore conscience d’eux-mêmes. Les deux premières heures sont interrompues quatre fois par l’alarme du détecteur de fumée. On va faire un tour dans le reste du club, et il est maintenant 3 heures, le dancefloor déborde.
Des gens s’embrassent dans les coins du club – certains flirtant, d’autres baisant. Environ 5 mecs ont enlevé leur T-shirt, mais ce n’est pas le genre des bodybuildés qu’on voit à Londres ou New York, il s’agit plus de se sentir libre que se montrer. Presque tout le monde garde sa chemise, avec une modestie qui vient du fait que la salle est remplie d’anciens camarades de classe ou de membres de la même famille. Et pourtant, ce qui a rendu cette soirée fantastique, c’est la densité de la tension sexuelle. Il y avait tellement de beaux mecs qu’Andrea s’est exclamé : “Oh mon Dieu, mais j’ai envie de tous leur faire l’amour !”
Il y avait aussi une proportion plus légère (35 or 40 %) de filles, lookées comme des étudiantes ou de façon chic, à la Mitte (jean slim, bottes basses ou sneakers, top serré avec toujours un détail asymétrique ou un accessoire malin). Pas de décolletés débordants, de fard orgueilleux, ni de dangereux stilettos. Des visages propres et des cheveux naturels, une simplicité que j’ai appris à apprécier chez les Berlinoises. Dans la foule, surtout des Européens, de tous types et toutes tailles, des Asiatiques, Latino-Américains et Blacks, ou une dizaine de Japonais parlant parfaitement l’allemand. Il y a aussi deux Thaï queens à la peau hyper sombre et des cheveux blonds peroxydés, des habituées du Ostgut, portant un mélange de Dolce & Gabbana et Wild & Lethal Trash.
Ce soir-là, tout le monde a pu noter l’absence complète de prétention. Les sourires sont spontanés, dépassant les envies sexuelles. Et le manque de glamour (au sens littéral, soit des acteurs, top models, fourrures ou nababs ringards du hip-hop, le genre de trucs qui aurait ruiné la fête) de la soirée est compensé par une foule de gens séduisants et une atmosphère décadente mais distinctement moderne. Il y a quelque d’extraordinairement démocratique dans l’ambiance du club.
Un peu comme le Paradise Garage, les gens sont habillés pour danser et suer, pas pour montrer leur richesse ou leur statut. Quand l’ambiance et le public sont synchronisés, nous sommes réduits à une simple foule, et l’absence de paroles dans la musique devient une vertu. Loin de l’hégémonie anglophone du rock, disco ou R&B, on est ici bien plus proche de l’idéal d’une musique paneuropéenne, qui ne nécessite pas de connaître des paroles ou des breaks rusés. A 4h45, la fête bat toujours son plein, et je ressens le besoin d’aller me reposer quelques heures. Mais je ne peux pas m’empêcher d’imaginer les prochains mois dans le club, surtout quand la salle principale sera finie. On quitte le club à 5 heures, et après un somme, on revient le samedi soir à 3 heures du matin pour voir DJ Sasse. Le temps semble passer encore plus vite.
Dimanche matin, les gens sont devenus encore plus beaux, et encore plus branchés niveau mode. Il fait plus chaud, mais les T-shirts ne tombent toujours pas. On dirait que tou(te)s les jeunes Berlinois(es) sexy se sont donné rendez-vous ici. Les filles sont encore plus belles que la veille, on voit des gens grands et de jolis nez, des yeux d’un vert scintillant ou bleu émeraude. Et des looks éclectiques : un maigrichon avec une énorme afro, une cravate de soie marron et un pantalon militaire.

Deux Turcs en baggy, qui ressemblent à des frères, avec des yeux d’un noir étouffant, comme dans un portrait d’Herb Ritts. La drag-queen Gloria Viagra porte ses énormes lunettes, une robe noire étriquée et une perruque bordeau, planant à plus de 2 mètres sur ses talons. Deux autres drag-queens prennent des poses de prostituées dans un coin, tandis que trois jolies filles habillées d’un noir chic sautent de joie sur le dancefloor en se tenant la main.
Beaucoup portent des débardeurs, révélant une flopée de tatouages bizarres. Des garçons portent simplement un T-shirt avec un logo obscur. Impossible de louper ce jeune gars et sa petite barbe, dont les oreilles sont percées sur un diamètre de 2 cm. Il y a glissé des tubes d’aluminium portant le logo Chanel (l’authentique). L’accessoire le plus génial du club est un sac plastique de supermarché avec deux rouleaux de PQ à l’intérieur. Le jeune homme qui le porte l’a tordu et attaché de façon à ce qu’il ait exactement la forme et la taille d’un sac Fendi à porter à l’épaule. (Tentez de visualiser ça…) Et bien sûr, le long du mur à l’arrière, sous les photos de Tillmans, un rang de mecs assis ou affalés, qui matent, boivent, discutent. Mais personne n’est K.O, tout le monde est bien réveillé.
La lumière du jour point à travers les fenêtres. Dehors, on peut voir le ciel bleu, les arbres et le chemin de fer. C’est pour ça que le bar s’appelle Panorama ; parce qu’à la différence des clubs d’after, le soleil du matin a ici le droit de briller et d’éclairer les visages dans la salle. A ce moment, nous étions perdus depuis longtemps dans le beat, dans la joie d’être ici, témoins de ce petit univers bizarre, sublime, entre privilégiés. Je me suis demandé ; est-ce que j’ai déjà vécu les mêmes sensations à New York dans ma jeunesse ? Une chose est sûre : ça fait des années que ce n’est plus arrivé. Ailleurs dans le monde, la plupart des nuits sont préconditionnées et surprogrammées, un mix entre une pub cheap pour de la vodka, du gel coiffant, de la chirurgie plastique et MTV. Ou, si c’est plaisant, ces fêtes sont probablement trop polies ou prises dans le mythe de leur propre passé. Ici, on ne s’excuse auprès de personne et on ne rend hommage à rien.

A 11h30 le dimanche soir, nous avons besoin d’un break. On hallucine de voir le dancefloor encore rempli et des gens débarquer de partout en Allemagne. En fait, deux autres DJ’s étaient bookés pour mixer jusqu’à 5 ou 6 heures du soir… Le Berghain a gardé ce côté d’Ostgut, une version extrême de la nuit berlinoise, qui semble se complaire dans l’excès juste pour le principe. Ça n’a rien à voir avec un instant d’une beauté rare, délicate, un quelconque esprit d’ironie, ou de la nostalgie : c’est une affaire de corps humain, de moment présent, d’énergie, d’extase, de mouvement perpétuel. C’est bien plus proche d’un pow wow tribal que tout ce qu’on peut voir aujourd’hui. Il n’y a pas de danse compliquée ou sophistiquée. Personne ne demande ce que joue le DJ. C’est simplement une masse de gens, bourrés à la bière ou défoncés à je ne sais quoi, frappés d’une envie irrésistible de bouger, de se secouer, de se toucher la peau.
Ce lieu est un panorama animé dans un mouvement sans fin. Michael (Teufele) et Norbert (Thormann) [les deux créateurs du Berghain, ndlr] disaient qu’ils voulaient créer une œuvre d’art, et avec ce club, ils ont réussi, de manière magnifique. Le lundi, nous sommes déjà en train de nous demander ce que le prochain week-end nous réserve. Nous nous inquiétons, en pensant que notre nouveau spot ne sera bientôt plus secret. Mais, quelque part, nous avons la foi que le nouvel Ostgut va simplement avaler ses nouveaux pèlerins, leur montrer des choses qu’ils ne savaient pas qu’ils désiraient, et, semaine après semaine, les rendre encore plus voraces. L’hiver va être chaud cette année à Berlin, et, étrangement, même le prochain été ne paraît pas si terriblement loin.
