Cet article est initialement paru en avril 2018 dans le numéro 210 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Dix ans. Cela fait dix ans qu’il voulait se lancer dans son nouvel album, sans jamais s’y mettre. Jusqu’à ce jour de 2016, où il reçoit un message de Rachel. Rachel est bookeuse, et dans son mail, elle ne lui pose qu’une seule question : « Pourquoi ne fais-tu plus de concert sous ton nom de scène, The Mover ? » La réponse de Marc est sèche : « Eh bien, parce que personne ne me booke ! » Cela fait quelques années que le producteur de techno hardcore n’a rien sorti, et plus aucun journaliste ne lui pose de question. Avec Rachel, les premières dates tombent, dont cette soirée illégale en Allemagne, pour laquelle il est tête d’affiche. « J’étais surpris, dit-il, je pensais que plus personne ne me connaissait. » Ce soir-là, le club est plein à craquer. Pour préparer son retour aux platines, Marc a passé plusieurs nuits blanches à rattraper les nouveautés hardcore sur Beatport. Il y a même trouvé des choses qui lui plaisent, à lui, le vieux briscard qui ne manque pas une occasion de déplorer le son du hardcore actuel. Aux platines, il enchaîne ses trouvailles, face au jeune public survolté qui retrouve une légende, jusqu’à ce qu’un ami lui glisse à l’oreille : « OK Marc, maintenant, les gens ont besoin d’écouter tes vieux disques de PCP. »
Ni une ni deux. Marc Acardipane, alias The Mover, alias Mescalinum United, alias Cyborg Unknown, ressort des pochettes cartonnées ses près de 50 pseudonymes, et les mêle aux morceaux cultes de la techno. Mentasm de Joey Beltram, le label Plus 8 de Richie Hawtin et John Acquaviva, Underground Resistance… « Les gens sont devenus fous, décrit l’Allemand, comme nous l’étions en 91 ou 92 ! J’ai adoré, c’était comme revenir il y a vingt-cinq ans, exactement la même vibe. Sur scène, je savais exactement ce qu’il fallait faire, les sensations revenaient, comme si c’était hier. » Lorsqu’il finit par descendre de la scène, Marc croise quelques têtes qu’il a vu danser plus tôt. Sans filtre, il leur demande : « Mais comment ça se fait que vous me connaissez ?! » La bande de jeunes rigole. Ils n’aiment pas la nouvelle techno d’autoroute, disent-ils, avec un même rythme pendant quatre heures. Pour eux, la techno du début des 90’s sonne mieux. Alors ils sont allés sur Discogs, y ont découvert PCP et tous les alias de The Mover, avant de venir ici pour le voir. En revenant en voiture vers Hambourg, Marc sait désormais où et comment reprendre le fil de l’histoire. « Je devais revenir dans l’état d’esprit The Mover et le ressentir vraiment : des morceaux simples, une mélodie, un kick, une drum. De l’émotion, une atmosphère, et c’est parti pour cinq minutes. Ça a toujours été ça mon son. »
Ce n’était que du fun et de la créativité, j’ai adoré cette époque. Avec tous ces alias, tout le monde en Hollande pensait que Francfort était la capitale du hardcore !
Marc Acardipane
Flash-back
Dans son Francfort natal des années 80, Marc Trauner n’a pas encore pris le patronyme de son grand-père italien, Giorgio Acardipane, mais il fait déjà de la musique. Il est guitariste dans un groupe de punk, après avoir passé dix ans sur les bancs à apprendre la guitare classique. À cette période, son prof de gratte électrique a un petit studio où Marc se perd à l’occasion, entre les premières boîtes à rythme, les synthés et les tables huit pistes. « J’ai tout de suite voulu m’en acheter. À 17 ans, j’ai arrêté le groupe, ils n’étaient pas assez live or die, et j’ai commencé la musique sur ordinateur. » Marc travaille comme serveur en club. Il y rencontrera son futur partenaire, serveur lui aussi, Thorsten Lambart. « Nous aimions la même musique avec Thorsten, tous les trucs Miami bass et les nouveaux sons de Detroit : Derrick May, Kevin Saunderson. » Les deux amis lanceront, deux ans plus tard, leur label Planet Core Productions (ou PCP), et arrêteront le service. Thorsten raffole du hip-hop de NWA, de Public Enemy, et Marc du son de l’Europe, l’EBM, les sons indus, et Front 242, une découverte cruciale. « C’est marrant, se souvient Marc aujourd’hui, c’est une fille que j’avais rencontrée sur la plage à Majorque qui m’avait donné le disque de Front 242. Bien après, vers 1993 ou 1994, elle deviendra la copine de Moby, à l’époque où il jouait hardcore. Un chic type Moby, je lui ai fait un remix une fois. »
Le premier maxi de PCP (pour Planet Core Productions) part en presse en décembre 1989. Into Mekong Center, signé Mescalinum United. Avec leurs disques sous le bras, ils font le tour des magasins. « Il n’y avait pas de distributeur à l’époque. Tu confiais tes maxis au disquaire, et un mois plus tard, tu revenais. Peut-être en avait-il vendu un… ou aucun. » Frontpage, le magazine techno de Francfort qui fait alors référence en Allemagne, consacre un premier article à ces nouveaux venus. Leur son qui mêle l’EBM breaké de Front 242 et le groove des Américains de Chicago et Detroit plaît. « Ce n’est pas de la techno, ce n’est pas de la house, appelons ça techno-house », écrit alors Frontpage. Suivent plusieurs EP sous les noms de Freebase Factory, de Cyborg Unknown – le morceau “Year 2001” fera les belles heures de l’émission The New Dance Show, à Detroit – et une compilation de 10 titres, Frankfurt Trax Vol.1, House of Techno. Il y a un artiste différent pour chaque track, mais ce n’est que Marc derrière chaque alias. Son addiction aux pseudonymes a commencé. « J’étais bon pour produire, produire, produire, pas pour réfléchir de manière stratégique. Ce n’était pas mon truc. Et j’étais trop créatif, je faisais jusqu’à quatre disques par semaine. Je ne voulais pas nuire à ma liberté en ne faisant qu’un seul type de son pour un seul nom. Parfois, je me dis que si j’avais tout sorti sous le même nom, ça aurait peut-être aidé à ce que je sois remarqué. J’ai fait plus de disques qu’Aphex Twin, environ 350. » Il raconte volontiers ce jour où il visita un magasin rempli de disques de drum’n’bass, à Londres, avec Aphex Twin – « Richard ».
Schizophrénie artistique
À son retour, il en tirera deux ou trois maxis du même genre musical. The Mover, tiré d’un surnom qu’on lui donnait gamin, reste jusqu’aujourd’hui son alias de cœur, son centre de gravité. Mais pour lui, chacun de ses 50 pseudos est un vrai personnage, et autant de facettes de lui-même. « Je les vis vraiment comme une sorte de schizophrénie. » Il s’explique : « T-Bone Castro par exemple, c’est le frère de Nasty Django. Nasty Django sera peut-être mon côté bad boy, alors que Mescalinum United est la partie sombre de The Mover. » Surtout, musicalement, chacun a son style. « Sur tous les morceaux de T-Bone Castro, il n’y a que des hi-hats ouverts, aucun hi-hat fermé, parce que sa TR-909 est cassée. Bien sûr, c’est toujours ma 909, et elle n’est pas cassée. » Pour les pochettes, de fausses silhouettes d’artistes sont créées pour chaque alias sur un vieux logiciel. « On ne pouvait pas faire de filles avec ce programme, c’est pourquoi il n’y a jamais eu de filles. Mais quand tu regardes T-Bone Castro, son nez, c’est une bite, haha ! Ce n’était que du fun et de la créativité, j’ai adoré cette époque. Tout le monde en Hollande pensait que Francfort était la capitale du hardcore ! » À l’époque, les magazines de l’époque commencent toutefois à perdre patience, et titrent qu’aucun de ces artistes n’existe réellement. Il faudra aux deux Allemands envoyer à la presse quelques photos d’un complice, grimé d’une barbe et entouré des disques du personnage Ace The Space, pour éteindre la rumeur. « Ils n’ont plus jamais douté de l’existence de tous ces artistes. »
Pour le génial sale gosse de Francfort, l’affaire se corse ce jour de 1990, quand ses pas croisent ceux d’un DJ de New York venu jouer en ville, Lenny Dee. La soirée commence fort pour Marc. Un cocktail d’ecstasy dans le gosier, la soirée débute par le Plastic, où Lenny joue house aux platines. Rejoint par Sven Väth, Marc file bientôt dans un autre club jusqu’au petit matin. En sortant, deux types sont assis sur le trottoir : « C’était Lenny et un autre gars, Neil McLellan, qui mixera plus tard l’album Fat of the Land de The Prodigy. » Quand ils leur demandent ce qu’ils font assis là, les deux Allemands tombent des nues. « Ils nous ont dit que personne ne leur avait indiqué où était l’hôtel ! » Sans hésitation, Marc invite le duo chez lui. « On était complètement défoncés, bourrés, trippés », raconte aujourd’hui Lenny Dee. « On arrive chez lui, et là il me dit : “Je veux te faire écouter ça.” » Ça, c’est le morceau « We Have Arrived », sixième sortie du label, signée Mescalinum United. Une techno lourde et sombre, un kick saturé et des nappes de synthé stridentes et distordues. Pour l’Américain, c’est une claque. « Il a joué ce track, et j’ai dit : “Ça y est, tu l’as fait, tu as fait la distorsion sans toucher au système-son. Tu as trouvé l’inspiration pour faire sonner cette musique hard, sans devoir la mixer hard. » Pendant plusieurs heures, les deux hommes se perdront en circonvolutions, jouant et rejouant toujours ce même morceau, considéré depuis comme le point de départ du son hardcore. Aphex Twin, son ami croisé au sein de l’écurie R&S, en fera même un remix.
La genèse du hardcore
« Aujourd’hui, les gens disent que c’est le premier morceau avec une distorsion complète, relativise Marc Trauner, mais c’était l’époque. Le Mentasm de Joey Beltram, le label Roughneck, les sorties de R&S, James Brown Is Dead de L.A Style, c’était du hardcore pour moi, de la rave hardcore. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai fait le premier disque distordu, ça c’est vrai, et qu’à partir de celui-ci, tout le mouvement gabber, le hardcore hollandais, a débuté. » Pour preuve, en 1992, la première sortie de Rotterdam Records, le premier label gabber des Pays-Bas, s’appelle Rotterdam Ech Wel (parkzicht mix), par Euromasters. Un vrai petit plagiat à l’échelle du hardcore.
Entre-temps, Lenny Dee a lancé son label Industrial Strength à New York avec le même « We Have Arrived ». Dans les raves géantes qui bourgeonnent en Europe, le son se durcit et les BPM s’envolent. Du pain béni pour PCP, le label de Marc. « Lorsque Lenny Dee fut booké au MayDay, raconte celui-ci, il est venu avec son bac de disques. À l’intérieur, il n’y avait que de la house de New York. Il ne pouvait pas jouer ça à MayDay ! Je lui ai donné le mien, avec tous les PCP, nos white labels. Il fallait voir ça, un New-Yorkais en Allemagne ne jouant que les white labels de PCP, du WestBam, du Sven Väth. La presse allemande était folle : c’est quoi ce disque ? Je leur disais qu’ils l’avaient déjà, puisque je leur avais envoyé, et qu’ils n’en avaient rien fait. C’est très allemand ça, tout devient intéressant quand un étranger y voit de l’intérêt. »
« J’ai joué pour la première fois We Have Arrived à MayDay 2, juste après Jeff Mills, confirme Lenny Dee. J’avais joué dans de nombreuses soirées auparavant, mais MayDay, lorsque j’ai commencé mon set en posant ce disque sur la platine, j’ai vu 10 000 personnes, d’un seul coup, en train de flipper. J’ai senti ce truc en moi et j’ai pensé : “This is it.” Et toute la salle s’est dit la même chose. J’ai enchaîné avec The Mover, The Final Sickness. Ces deux tracks ont défini à la fois le son hardcore et l’extension sombre de la techno. » Pour les personnes présentes ce soir-là, Lenny Dee et Marc Acardipane s’imposent comme le renouveau dur du son techno. « Avec Thorsten, on voulait choquer les gens, leur montrer comment on voyait le futur, vingt ans plus tard, lorsque le monde sera pourri et chaud, qu’ils soient un peu préparés, reprend Marc. The Final Sickness, je l’ai fait en une journée. Je me suis levé le matin, j’ai fait les 10 morceaux, le mix, fini, sorti. C’était le mood du jour. C’est marrant, glisse finalement le producteur allemand, mais je pense que si Lenny avait joué house ce soir-là, toute sa carrière aurait été différente. »
La baston du MayDay Festival
De 1991 à 1995, Marc le producteur et Thorsten, qui imagine les personnages, le graphisme et gère l’administratif, deviennent incontournables. Ils sont de toutes les grandes raves avec The Prodigy, Carl Cox, Richie Hawtin, Laurent Garnier, Moby ou DJ Hype… Une grande scène unique où l’on joue aussi bien techno que trance ou drum’n’bass, et où PCP a le rôle des plus durs. Tout n’est pas rose pour autant. Les scènes techno de Francfort et de Berlin s’opposent, avec des états d’esprit et des orientations musicales opposés – le déménagement de Frontpage à Berlin en était l’un des symptômes. Au MayDay de 1994, rien ne va plus. Marc Acardipane raconte. « Avant que Lenny ne monte sur scène, ils lui ont dit de jouer ci et ça. Il a bien sûr refusé. Alors en plein set, ils ont coupé les aigus. On n’entendait presque rien ! Pour Moby, ils ont carrément coupé tout le show après 50 minutes. Moby était si énervé qu’il en a détruit ses claviers.
Avec Thorsten, il était prévu qu’on joue 20 minutes dans le contrat. Après 15 minutes, ils ont coupé. En plein milieu de “9 Is a Classic”, qui était cette année un hit en Allemagne. En entendant le début du track, les gens ont levé les mains au ciel, et ils ont coupé le son ! Là, on a commencé à se battre. L’ingénieur du son a été jeté dans le public. Un ami de Lenny avait un nunchaku et a commencé à l’utiliser contre les types de la sécurité. Tout ça avec tout le public qui regardait ! Pendant ce temps, un gars du label Low Spirit a commencé à jouer comme si de rien n’était. Le lendemain, en rentrant avec Lenny, on a fait ce morceau dont les lyrics sont “low spirit, suck my cock” (sur The Leathernecks, At War Rmx (kotzaak 1994), ndlr), un morceau ultrarapide. C’était juste un morceau d’embrouille, mais certains comme Drokz, le célèbre artiste de speedcore, disent que sans ce morceau, le speedcore n’aurait jamais existé. » À la suite de la bagarre du MayDay, Low Spirit, l’énorme label et promoteur de l’époque en Allemagne, aurait aussi agité ses réseaux pour empêcher tout booking de Marc et du label PCP. « Alors nous sommes allés en Hollande. Puis, les fascistes ont envahi les dancefloors hardcore… En 1996, nous avons splitté avec Thorsten, en jurant qu’aucun ne réutiliserait le nom PCP. »
La puissance du minimalisme
Pour le label pourtant, ce n’était que le début. Le nom d’Acardipane a peu à peu été oublié, mais son héritage a traversé les années. Manu le Malin s’est mué en son apôtre le plus fidèle, en jouant, encore aujourd’hui, sa musique au début de ses sets. « La composition est à la fois très simpliste et en même temps extrêmement difficile à réaliser, explique Manu le Malin. Très peu d’évolutions, deux ou trois sons, une mélodie à deux ou trois notes. La rythmique, c’est un pied de grosse caisse, une snare, un charley. Point. » Un son parfait pour les raves en hangar, comme l’indiquait le sous-titre d’un des sous-labels : Music For Huge Space Arenas. « Le batteur de mon premier groupe de punk était le fils du curé, alors on répétait dans l’église, avec cette énorme réverbe. C’est peut-être pour ça que j’aime tant ce type de son ! », s’amuse aujourd’hui Marc. Pour Manu le Malin, le morceau “Cold Rush 09”, sorti par l’Allemand sous le nom de Pilldriver, incarne le jusqu’au-boutisme du genre. « Il y a juste un pied de 909, qui passe de delay à écho puis à des distorsions, avant d’être doublé. Il n’y a rien d’autre qu’un kick de 909, c’est tout. »
Un track culte, encore joué dans certaines fêtes hardcore, dont Marc Acardipane, aujourd’hui basé à Hambourg, a voulu retrouver la trace sur son premier album depuis plus de dix ans, Undetected Act from the Gloom Chamber, sorti en mars 2018 sous le nom de The Mover. On y retrouve ces mêmes ingrédients, et quelques errances IDM façon Aphex Twin. L’énergie d’antan est revenue. « Ça m’a pris très longtemps pour revenir à ça, à ne pas me soucier de ce que les gens pensent, juste penser à mon plaisir. C’est d’ailleurs ce que devraient faire nombre d’artistes aujourd’hui : s’écouter. C’est aussi valable pour la techno. Il y a beaucoup de techno avec des émotions, mais tout le reste, c’est de la pop. » On laisse Marc ici, face à son nouvel avenir, en espérant que cette renaissance soit la bonne. L’Allemand semble en tout cas avoir retrouvé ses réflexes. « J’ai beaucoup à faire aujourd’hui. Je vais en studio, je fais un peu de promo, je discute à l’équipe avec qui je travaille. 100 % de mon temps est consacré à la musique, sans vraiment de vie privée. La semaine dernière, je suis allé dîner chez des amis, c’était chouette. Je devrais peut-être faire ça plus souvent. »
