Par Tim Levaché
Les années 1980. Si nos sociétés occidentales ne sont pas encore régies par les ordinateurs comme l’écrivait Orwell, la course aux machines fait rage dans le monde de l’industrie musicale. Depuis la moitié du XXe siècle, les innovations se bousculent et ne cessent de réinventer le piano, cet ancêtre de la composition musicale, en lui apportant, sur la base de ses touches noires et blanches plutôt intuitives, des possibilités quasi infinies. Mais bien avant ça, le premier à s’intéresser au clavier amélioré trouve son histoire dans la seconde moitié des années 1930. Depuis son atelier à Versailles, Constant Martin, électronicien, bidouille des machines électroniques. Son truc, c’est de travailler sur des prototypes à signaux électroniques destinés à remplacer les instruments acoustiques comme le violon, qu’il affectionne particulièrement. En mettant au point sa machine, l’homme que l’on devait au mieux prendre pour un extraterrestre, au pire pour un fou à lier, pose les bases de l’un des tout premiers instruments de musique électronique de l’histoire. Après plus de dix années de recherches et d’expérimentations, il présente en 1947 le Clavioline : un clavier bien plus compact qu’un piano acoustique, capable de reproduire, en plus des sons de piano, les sonorités de nombreux instruments à vent ou à corde comme la trompette, le violon, l’orgue, l’accordéon, la clarinette ou même la contrebasse.
C’est une révolution : les musiciens du monde entier se passionnent pour cette machine miracle et son succès ne tarde pas. Très vite, il est commercialisé par cinq grandes firmes internationales. Rien qu’au Royaume-Uni, sa popularité est si grande qu’il se vend à près de 30 000 exemplaires, avant d’atterrir entre les mains d’un certain John Lennon. Pour l’enregistrement de “Baby, You’re a Rich Man”, il utilise le Clavioline pour tapisser le morceau d’un instrument à vent à mi-chemin entre un gloussement aigu et un étouffement douloureux. Le titre figurera sur Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, le huitième album studio des Beatles, considéré comme le plus grand disque de tous les temps par le magazine Rolling Stones. Fort de cette notoriété incontestable, le Clavioline, premier synthétiseur au monde, ouvre la brèche à des centaines de machines dont certaines iront jusqu’à bouleverser l’histoire de la musique.
La naissance d’une série iconique
Avec un éventail d’instruments de plus en plus large, une facilité d’utilisation certaine et des sonorités modulables, le synthétiseur analogique s’installe durablement dans les compositions des années 1960 et 1970. Les fabricants principaux, Korg et Moog, bâtissent leur renommée sur des machines didactiques, compactes et aux tarifs plutôt abordables. Pendant ce temps, le Japonais Ikutaro Kakehashi fonde Roland, une entreprise basée à Osaka. Depuis le hangar loué qui lui sert de local, avec ses sept employés et ses 100 000 $ de budget, Ikutaro présente en 1973 le Roland SH-1000, le premier clavier synthétiseur japonais (selon la marque). Monophonique, c’est-à-dire qu’elle ne peut jouer qu’une seule note à la fois, cette machine est commercialisée discrètement et se diffuse sans faire beaucoup de bruit. L’entreprise poursuit ses recherches et connaît, en 1981, son premier réel succès avec un autre synthétiseur : le Jupiter 8.
Avec ses sonorités claires, ses basses chargées et sa polyphonie à huit voix (capable, donc, de jouer 8 notes en même temps) ce mastodonte est fait de 22 kilos de métal. Il donne à Roland l’élan nécessaire pour s’imposer comme l’un des géants du synthétiseur sur le marché mondial. Mais le Jupiter 8, malgré son franc succès chez les musiciens, ne parvient pas à toucher un public aussi large que l’entreprise le voudrait. Et ça se comprend : avec son interface bardée de boutons réglables, de dizaines de curseurs et de ses quarante et une pastilles multicolores, le Jupiter 8 semble aussi facile d’utilisation qu’un module de lancement spatial.
Alors, dès la même année, Roland planche sur un nouveau modèle de synthétiseur plus accessible, condensant en une interface abordable les sonorités marquantes du Jupiter 8. Il faudra attendre une année seulement pour voir, en 1982, l’apparition du Juno 6 – qu’on peut considérer comme le grand-père du Juno 106 – le premier de la prestigieuse lignée Juno. Et déjà, lorsqu’on le découvre, l’effort visuel est à souligner. Fait d’un métal noir léger, couvert d’un bois sculpté sur les côtés et ponctué de touches rouges et bleues, le Juno 6 semble déjà bien plus accueillant. Le nombre de ses commandes est réduit et permet aux utilisateurs une prise en main plus simple et directe. Mais côté technique, le Juno 6 a un bémol : il ne dispose pas de mémoire interne et, donc, ne peut enregistrer les préréglages choisis par l’utilisateur. Le constructeur répare vite cette erreur et sort une version améliorée, la même année encore : le Juno 60. « Pour tout ce qui concerne les sons, le Juno 60 est rigoureusement identique au Juno 6. C’est un peu le même synthétiseur, mais avec une mémoire de patches »,explique Hideki Izuchi, l’un des principaux ingénieurs de la série Juno, sur le site de la marque Roland.
Bingo : l’entreprise présente au monde entier une machine à la fois abordable par son interface, par son prix (un peu plus de 1000 dollars), et remplie de sonorités marquantes en partie héritées du Jupiter 8. Avec ses sons aériens, ses instruments originaux et sa puissance caractéristique, le 60 devient vite un must-have des claviéristes des années 1980 et ne se cantonne plus qu’aux grands groupes établis. Il devient accessible aux artistes en développement, qui propulseront les sonorités du Juno 60 dans de nombreux tubes qui ont forgé cette décennie emblématique pour la musique électronique, comme par exemple “Sweet Dreams”, le hit entêtant du groupe britannique Eurythmics.
À contre-courant de la vague numérique
Tandis que les basses lancinantes du duo Eurythmics tournent en boucle sur MTV et toutes les radios de l’époque, Yamaha, l’autre concurrent nippon de Roland, prépare un gros coup. La firme s’apprête à présenter le fruit de dix ans de recherches : un synthétiseur à séquence FM. Derrière ce terme un peu pointu se cache une nouvelle technologie, celle du numérique. Car oui, jusque-là, les synthétiseurs fonctionnaient quasiment tous avec une technologie analogique, reposant sur des tensions électroniques, très efficaces certes mais qui comporte un inconvénient : l’analogique est très sensible. À tel point que certaines variations liées à l’environnement, comme la température ou le taux d’humidité dans une pièce, peuvent avoir un effet sur la structure interne du synthétiseur, affecter la stabilité des signaux et donc dérégler le son qui en sort.
La séquence FM de Yamaha est une réponse directe à ce problème, et avec sa nouvelle machine, la compagnie présente en 1983 le synthétiseur DX7, qui a littéralement inondé la musique des années 1980. Desireless l’utilise dans “Voyage Voyage”, Michael Jacksonchante sur ses sonorités dans “Smooth Criminal”, Madonna le sublime sur “Who’s That Girl”, et Rick Asleyen fait un tube inépuisable sur “Never Gonna Give You Up”. Le DX7 marque au fer rouge la décennie charnière de la musique électronique, en se frayant une place parmi les plus grands tubes de cette génération.

Coup dur pour Roland. Sa technologie analogique s’est fait rattraper en l’espace d’un an seulement par son concurrent direct. En réponse à cette avance prise par Yamaha, le constructeur décide de poursuivre le développement de sa machine analogique, l’ancienne technologie, pour concentrer tous les points forts du Juno 6, du Juno 60 ainsi que du Jupiter 8 dans une nouvelle machine. C’est donc dès l’année suivante, en 1984, que le Juno 106, dernier synthétiseur de la fratrie, est commercialisé. Et son impact en sera tout aussi retentissant.
Le dernier des analogiques
Derrière son plastique noir, ses lignes brutes et son apparence plutôt fragile, le Juno 106 renferme en réalité un design sonore inégalé. Il condense en effet toutes les réussites de ses prédécesseurs en un bijou analogique, porté par ses basses vibrantes pleines de résonance, ses nappes chaudes et ses leads de synthétiseur grésillants. Le son qu’il produit est identifiable, et sa chaleur, inimitable. Martin, musicien du groupe de synth pop rennais Colorado et heureux propriétaire d’un Juno 106 raconte son rituel d’utilisation : « Quand j’allume le 106, j’aime bien le laisser chauffer un peu avant de jouer. C’est un analogique, alors plus tu le laisses se réveiller, plus son son sera chaud, puissant. Il y a un vrai souffle qui s’installe. C’est un peu comme une vielle voiture que tu laisses démarrer, après, ça roule tout seul ». C’est là toute la puissance de la technologie analogique. Désormais assez résistante pour mieux s’adapter à son environnement, elle est, dans la grande famille des synthétiseurs, la technologie qui se rapproche sûrement le plus des instruments organiques. Sensibles aux mouvements du musicien, ses sonorités évoluent légèrement au fil des sessions et lui donnent finalement un aspect chaleureux, presque vivant.

Mais le 106 a un autre atout. Il dispose de deux effets de chorus, destinés à reproduire le son des chœurs de voix ou de plusieurs musiciens jouant ensemble la même note. Ils dupliquent donc les fréquences des instruments, et une fois activés, amplifient et épaississent largement leurs sonorités. Le résultat est impressionnant : « Quand tu actives les chorus, les sonorités prennent tout l’espace et donnent aux sons du Juno une résonance folle. C’est clairement le cheat code qui lui donne toute sa puissance », partage le claviériste. Et il n’a pas tort : c’est aussi ces effets intégrés uniques, plus travaillés et plus chauds que les autres chorus de l’époque, qui ont fortement participé à la renommée du Juno 106 comme machine d’exception aux yeux des professionnels de la musique. Un travail minutieux qui résulte d’années de développement et de recherche au sein des équipes de Roland. « Notre priorité lors du développement des Juno a été de réussir à produire un son gras et dense avec un seul oscillateur. Pour cela, nous avons par exemple décidé d’ajouter une fonction chorus et de booster les fréquences basses lorsque le filtre passe-haut n’était pas appliqué », explique l’ingénieur Hideki Izuchi.
En plus de ses sonorités emblématiques, le 106 apprend aussi des erreurs de ses grands frères. Son tarif est abordable, sa prise en main intuitive, et il est désormais bien plus facile de l’utiliser en studio grâce à la technologie MIDI, une nouvelle connectique quasi universelle qui permet une communication directe entre le synthétiseur et l’ordinateur. Fort de cet atout encore rare sur le marché de l’époque, le Juno 106 inonde les radios dès sa sortie en 1984 et squatte allègrement les premières places du Billboard américain. Le dernier géant de l’analogique est paradoxalement destiné à marquer au fer rouge l’ère du numérique.
Carton plein
Si les machines recevaient elles aussi des certifications, le 106 serait couvert de métaux rares. “Take on Me”, le hit de A-ha au milliard de streams sur Spotify, est enregistré en 1984 avec les sons du Juno 60. Mais le groupe, peu satisfait du résultat, réenregistre l’année suivante le single pour leur premier album, cette fois-ci équipé du dernier de la lignée Juno. Le titre se vend à plus de 7 millions d’exemplaires dans le monde, et sa célèbre ligne mélodique aiguë reste dans toutes les mémoires, dont celle de Kanye West.
Grâce à ce genre de hit qui le popularise, le Juno 106 tient donc facilement tête à son rival numérique de chez Yamaha – le DX7 – et devient en quelques années l’un des synthétiseurs les plus vendus au monde. Présent chez Yazoo et leur titre “Don’t Go”, “Africa” de Toto, “Jump” de Van Halen : il joue un rôle d’architecte du son des années 1980, et son utilisation est si présente qu’il est impossible de recenser les centaines de morceaux pour lesquels il prête ses sonorités. Pourtant, Roland stoppe la production du 106 en 1986. L’entreprise entame sa progression vers le numérique. Qu’à cela ne tienne, sa renommée est déjà telle que ce bijou va traverser les décennies et les genres musicaux, pour devenir encore aujourd’hui l’un des synthétiseurs les plus utilisés de la musique actuelle. En vrac, on le retrouve par exemple chez Metro Boomin, Tame Impala, Mac DeMarco, David Guetta, Moby, Deadmau5 ou Daft Punk. Les deux robots masqués l’ont adopté sur la quasi-totalité de leur premier album Homework, sorti en 1997. On retrouve notamment les sonorités iconiques du 106 sur le titre “Rollin’ and Scratchin’”.
Juno l’immortel
C’est là le réel tour de force qu’a réussi Roland avec cette machine : être suffisamment accessible, techniquement comme musicalement, pour traverser des genres et des styles musicaux radicalement opposés. Sur les tracks de house, de disco ou de new wave, son identité unique est un coup de cœur pour de nombreux musiciens. « Le Juno 106 apporte tellement de chaleur que je l’utilise dans presque tous mes tracks. Il insuffle dans ma musique des émotions comme la mélancolie, la confiance et l’espoir», explique par exemple le producteur deep house Langenberg dans une interview pour Decoded Magazine.
Et si les instruments logiciels, adaptés à la composition en MAO, sont aujourd’hui largement démocratisés, Roland n’a encore une fois pas loupé le coche. En 2020, la firme dévoile l’adaptation VST du Juno 106, désormais disponible pour tous ceux qui souhaitent s’approprier le synthétiseur légendaire sur ordinateur. Epon, producteur de rap français pour Myth Syzer, Joanna, Green Montana ou encore Coyote Jo Bastard, est convaincu par le logiciel : « Ce qui est le plus marquant avec le 106, ce sont ses pads, ses leads et ses basses. C’est ce que j’utilise le plus, leur authenticité me plaît. J’aime aussi beaucoup mélanger ses sonorités rétro avec des styles plus actuels ».
Alors, qu’il soit virtuel ou non, le succès musical du clavier phare de Roland est définitivement pérenne. Et il faut reconnaître que l’histoire est belle. Dernier géant de l’analogique, le Juno 106 partage finalement bon nombre de points communs avec le Clavioline, le tout premier des claviers numériques. Construits sur la même technologie, l’un comme l’autre ont su marquer l’histoire de la musique par leur capacité à proposer des sonorités nouvelles et modulables à l’infini, du début à la fin.